Il semblait qu’elle ait été là de tout temps. En fait, son histoire datait du début de la Terre, tout au moins comme roche. Bien longtemps après l’explosion originelle, une goutte de magma s’était solidifiée dans le vide pour former la troisième planète du système solaire. Alors, elle avait existé en tant que matière solide. Puis ce furent les multiples transformations de la croûte terrestre. Tantôt enfouie au sein des profondeurs, tantôt rejetée vers le ciel par les forces tumultueuses du globe elle avait été le témoin minéral de toutes les périodes qui s’étaient succédé. Elle était là aussi, quand la vie, résultat d’une mystérieuse alchimie, était apparue. Elle assista à sa lente évolution : passage de l’état microscopique aux formes gigantesques des dinosaures, envahissement des océans puis conquête des continents et du ciel. Il arriva qu’elle emprisonne dans sa structure, les restes de quelques existences ; portant témoignage de leur bref passage.

Son destin de roche avait basculé, en Champagne, le jour où sous l’action des ciseaux et du labeur de quelques hommes elle était devenue pierre. Elle se souvenait encore du chariot qui l’avait transporté avec ses sœurs, vers Paris qui s’appelait encore Lutèce. Un long, un très long voyage. Un compagnon aux doigts habiles l’avait taillée, ciselée, avec amour, jusqu’à obtenir la forme parfaite souhaitée. Ce fut son heure de gloire, elle faisait partie du mur d’une église dominant la Seine.

Et le temps avait continué de s’écouler. Le vent, la pluie, la neige, le froid de l’hiver, la chaleur de l’été étaient ses complices. Des siècles s’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté les mains du compagnon. Celui-ci n’était plus que poussière, mais elle, elle paradait encore du haut de son mur. Certes les mousses prenaient possession de sa surface, le mortier qui la maintenait en contact avec ses sœurs, se désagrégeait peu à peu. Qu’importe, indifférente aux outrages du temps et des éléments elle demeurait là, participant à l’équilibre de l’édifice, conçu par de géniaux bâtisseurs. Que de choses, que d’évènements elle raconterait si elle parlait : des faits de tous les jours, des vies d’hommes qui naissent et meurent. Elle avait été le témoin de baptêmes, de mariages, d’enterrements, mais aussi de guerres, de pillages, d’incendies. On aurait pu penser qu’elle serait demeurée immuable dans son mur. Mais, issue du génie de l’homme,  elle fut aussi victime de sa folie. Au cours d’une guerre plus impitoyable que d’autres, il advint que l’église croula sous aux feux des canons. La pierre termina son destin exceptionnel dans un amoncellement de décombres. Elle y serait encore si le destin n’en avait décidé autrement. Un architecte la fit récupérer dans les gravats et elle servit à la construction d’un immeuble bourgeois.

C’est sous le balcon du 4e étage d’un bâtiment que nous la trouvons aujourd’hui. Certes elle n’a plus la fraîcheur d’antan. Elle se souvient avec nostalgie des mains expertes du compagnon. Ce ne sont pas d’habiles artisans qui l’ont hissée, mais des hommes et des machines insouciants de son illustre passé. Le ciment qui l’enserre n’a pas la douceur du mortier de son église. Il est dur et sans âme. Qu’importe ! Elle est contente d’avoir retrouvé la lumière, après un long purgatoire sous la terre. Maintenant elle domine la rue, observant le va-et-vient des passants et des voitures. Elle a retrouvé la caresse du vent, la douceur de la pluie, les pincements du gel, la moiteur de la neige, les rayonnements du soleil. Elle serait presque aussi heureuse que sur le parvis de son église….Pourtant, les choses ont changé. La pluie n’est plus aussi douce, elle a un goût acide, le vent apporte des poussières noircissant sa surface.  Elle qui a traversé les siècles sans changer doit subir maintenant une toilette périodique. Des hommes dressent des échafaudages. Cachés derrière des bâches (sans doute ont-ils honte), ils envoient sur elle, des jets d’eau, plein de sable. Une véritable souffrance, elle doit serrer les dents pour résister aux grains durs déchirant sa surface. Elle est écorchée vive. Elle en sort, à chaque fois meurtrie et diminuée. Elle voit bien, elle, que le ciment qui la maintient contre ses sœurs de désagrège peu à peu… Mais les hommes n’en ont cure. Leur décapage terminé ils démontent leurs échafaudages pour aller torturer d’autres pierres…

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À 11 H 48, Mathilda et Linus Pauling, deux touristes américains débouchaient dans la rue Gabriel Fauré. Arrivés au niveau du 47 les sirènes de la ville retentirent. Surpris les époux Pauling levèrent la tête. La pierre descellée par les vibrations ne put se retenir.

Linus sursauta sous le bruit du choc. À un mètre derrière lui une pierre venait de s’écraser sur le sol éclatant en mille morceaux…