La rue Aristide Briand une rue calme, bordée de pavillons, sans vraiment d’uniformité dans la construction. Certains sont anciens et datent des années 1900. On les reconnaît au fait qu’ils sont bâtis en meulière.

Mais des rues semblables à la rue Aristide Briand, il en existe beaucoup d’autres dans les banlieues parisiennes et ne présentent pas un intérêt particulier.

Cependant c’est le lieu où habite le héros de notre histoire Éric Dugommier.

Il a la cinquantaine et vit dans un de ces fameux pavillons en meulière qu’il a hérité de ses parents. Il y a vécu plus de trente-cinq ans avec sa femme. Mais il est veuf depuis deux ans. Ses deux garçons ont pris leur envol, il vit seul. C’est le cas de le dire : l’un est pilote dans la patrouille de France et l’autre chez Air France. Ils sont mariés, ils viennent le voir, mais leurs visites sont peu fréquentes, leurs métiers leur prenant beaucoup de temps.

Le décès de sa femme a beaucoup affecté Éric. Il ne pensait pas pouvoir surmonter ce vide, mais la vie s’est poursuivie sans objectifs véritables. Il se raccroche à son métier d’ingénieur dans une entreprise d’automobiles. La passion qui l’animait autrefois s’est transformée en routine. Il a fréquenté, un temps, une collègue de sa société, divorcée, mais cela n’a pas duré, car il a senti qu’il n’était pas prêt à tourner la page. Le souvenir de Louise est encore trop présent…

Un dimanche, rentrant d’un jogging le long de la Marne, il arrive dans l’allée menant à la porte d’entrée et aperçoit un chat immobile sur son perron. La surprise passée, il reconnait la chatte grise de sa voisine. Ce n’est pas la première fois qu’elle furète dans son jardin, mais jusqu’à maintenant il n’y prêtait pas attention. D’autant que les animaux ne l’intéressent pas. Il n’a jamais voulu de chien ou de chat estimant que la possession d’un animal est incompatible avec des vacances et des voyages. Avec Louise ils partaient à l’étranger ou sillonnaient la France. Quand elle mourut, il avait été tenté de prendre un chien pour avoir une compagnie, mais il y avait renoncé.

La chatte est là, immobile, le regardant arriver. Il ne l’a jamais vue d’aussi près. Les regards de l’homme et de la bête se croisent. Ce n’était pas la première fois qu’il regarde un animal dans les yeux. Quand il était adolescent, il avait lu qu’il ne fallait jamais fixer un animal sauvage dans les yeux surtout si c’était un mâle, alors il s’amusait à aller au zoo à côté de chez lui pour fixer les yeux d’un lion ou d’un tigre. Une épaisse glace le séparait de l’animal : on n’est jamais assez prudent… De toute façon les félins étaient trop abrutis par leur captivité pour réagir à son regard qu’il imaginait magnétique. Il avait essayé de refaire l’expérience avec le chat de sa grand-mère, mais l’animal s’obstinait à détourner le regard.

Aujourd’hui la chatte le fixe intensément, il sent un trouble l’envahir d’autant que le regard n’est pas celui d’un félin avec les fentes si caractéristiques de leurs pupilles. Ce regard est humain et cette humanité inattendue le perturbe. Brusquement la chatte se retourne, s’enfuit et saute sur le mur mitoyen.

Ces deux yeux fixés sur lui restent ancrés dans sa mémoire. Un peu sonné par sa course et cette rencontre il rentre chez lui et s’affale dans un fauteuil. Pourquoi est-il secoué par ce face-à-face ? Ce n’est qu’une chatte. Il est vraiment trop émotif. Mais ce regard le trouble encore, il a l’impression de le connaître… Tout à coup il comprend l’origine de son trouble. Ce regard c’est… oui… c’est une évidence : c’est le regard de Louise ! Il essaie de chasser cette idée de son esprit. Comment une telle absurdité peut-elle naitre dans la tête de l’ingénieur qu’il est ? C’est vraiment irrationnel, donc impossible.

Mais même chez les hommes les plus sensés l’irrationalité peut prendre racine. La perte de Louise est encore proche et il n’a pas fait encore son deuil. Jusqu’à présent il a toujours refusé l’idée de la réincarnation, mais la vision de ce regard est pour lui un espoir à travers le temps. Un espoir que le lien qui l’unissait à Louise ne soit pas rompu à jamais…

Ce soir-là Éric eut beaucoup de mal à s’endormir. Et le lendemain il y pense encore.

Ayant toujours habité la rue Aristide Briand, il connait bien ses voisins proches. Mais absorbé par sa vie trépidante, les contacts se limitaient à quelques saluts rapides ou parfois à quelques mots échangés sur le temps ou la situation politique. Quelques-uns sont venus à l’enterrement de Louise. Mais la compassion du moment s’est estompée au fil du temps et chacun a repris ses occupations. Depuis, Éric se comporte comme un véritable ours limitant au maximum ses contacts avec ses voisins.

 

Madame Germaine est sa voisine de droite et elle est la propriétaire de la chatte. Elle habite dans son pavillon depuis environ quarante ans. Elle aussi, elle est veuve depuis une vingtaine d’années. Éric se souvient de son mari, un monsieur jovial qui travaillait à la SNCF. Louise faisait parfois les courses pour madame Germaine qui n’avait pas de voiture.

Aujourd’hui il n’a qu’une envie : revoir cette chatte…

Il lui faut trouver un prétexte.

Une chance se présente quand le facteur dépose dans sa boite une lettre destinée à sa voisine.

Muni de la missive, il va sonner chez sa voisine. La vieille dame le remercie chaleureusement. Toute confuse, elle lui demande un service. Sa lampe de chevet ne fonctionne plus. Elle a changé l’ampoule, mais sans succès.

Éric n’a aucun problème à réparer l’appareil électrique.

Madame Germaine lui propose pour le remercier un verre de muscat.

Tandis qu’il sirote ce liquide sucré dont l’ancienneté manifeste n’a pas amélioré la qualité, la chatte entre dans la pièce.

Son cœur se met à battre la chamade. L’animal se met à se frotter à ses jambes. Il se penche et caresse l’animal.

Germaine, flattée que son voisin s’intéresse à son chat, part dans un long discours sur la race de l’animal.

Mina, est un « Bleu russe », race de chats aux origines controversées et usuellement considérée comme une race naturelle apparue dans les pays froids comme la Russie ou les pays scandinaves. Éric ne l’avait pas remarqué auparavant, mais aujourd’hui dans la lumière tamisée de la pièce, il la trouve magnifique avec son pelage gris foncé, presque bleuté, sa silhouette allongée, ses poils courts et épais, sa tête fine et oblongue, ses oreilles légèrement arrondies, plutôt grandes, assez verticales, ses grands yeux verts, bien ouverts dans la semi-obscurité. Certes Mina n’a pas le même regard qu’hier, mais Éric qui a passé sa main sous le cou de la bête sent le ronronnement de l’animal et cette vibration bouleverse son esprit.

En temps ordinaire, si madame Germaine lui avait proposé un deuxième verre de ce muscat doucereux, il aurait refusé poliment, mais aujourd’hui il ne veut pas rompre sa communion avec Mina. Tandis qu’il replonge avec prudence ses lèvres dans le liquide sirupeux, il interroge la vieille dame. Où a-t-elle trouvé Mina ?

Elle a été chercher l’animal, il y a deux ans en Seine et Marne dans un élevage à côté de Melun. Mina, était alors, un tout petit chaton.

Fièrement elle sort un papier du tiroir d’un buffet. Sur ce papier il y a tout le pedigree de l’animal. Sa chatte est de pure race ! Elle tend le papier à Éric. Par politesse il parcourt le document, tout en malaxant le cou de l’animal. Brusquement son sang se fige… La chatte est née le 2 mars 2015 ! 2 mars 2015, la date du décès de Louise… De stupeur, il serre fortement le cou de Mina qui bondit vers la porte et disparait.

Le lendemain devant la tombe de sa femme, il est encore tout perturbé par les derniers événements. Cela fait plusieurs semaines qu’il n’est pas allé au cimetière. Peu à peu il avait espacé les visites prenant conscience que ce n’était pas sa femme qui était sous cette dalle de marbre, mais des résidus de matière organique ayant contenu l’âme de sa femme bien aimée. Éric n’est pas croyant, mais il croit en l’existence de ce qu’on appelait l’âme, entité qui doit survivre au corps physiologique. Pour lui ce serait un véritable drame si cette hypothèse était fausse…

 

Aujourd’hui la rencontre avec la chatte vient bouleverser toutes ses conceptions sur la vie et la mort.

Louise n’est pas partie, elle est revenue dans le corps de la chatte.

Cet événement aurait dû le réjouir, pourtant il vient bouleverser tous les schémas qu’il avait bâtis inconsciemment. À l’église le curé n’avait-il pas dit que la mort n’est pas une fin, mais bien une naissance ? Que l’âme du défunt montait au ciel rejoindre les autres âmes. Éric pensait qu’un jour il irait rejoindre Louise.

Aujourd’hui cet espoir est remis en cause.

En effet il s’était informé sur la réincarnation. Il a encore en tête ce qu’il a lu dans les textes : « la réincarnation (retour dans la chair) désigne un processus de survivance après la mort par lequel un certain principe immatériel et individuel (“âme”, “substance vitale”, “conscience individuelle”, “énergie”, voire “esprit”) accomplirait des passages de vies successives dans différents corps (humains, animaux ou végétaux, selon les théories). À la mort du corps physique, l’“âme” quitte ce dernier pour habiter, après une nouvelle naissance, un autre corps. »

En scientifique qu’il est, il s’est immédiatement posé la question : combien de temps peut durer ce processus ?

« Seule la religion bouddhiste semble lui donner une réponse à peu près claire.

Dans la religion bouddhiste, il n’est que deux états d’existence dans lesquels nous pouvons nous trouver : le Samsara ou le Nirvana. Le Samsara, c’est le cycle de la succession des naissances et des décès, la vie dans laquelle nous sommes pris tant que nous n’avons pas atteint l’Éveil. On y traverse des états d’existence successifs conditionnés par l’ignorance et le karma, où règnent la souffrance et la frustration. Pour être délivré du Samsara, il faut atteindre le Nirvana. »

Si sa femme s’est réincarnée dans le corps de cette chatte, cela veut dire qu’elle est actuellement dans le Samsara. Dans combien de temps et au bout de combien de réincarnations atteindra-t-elle le Nirvana ?

La situation dans laquelle il est plongé l’oblige à changer de paradigme. C’est extrêmement difficile quand on a été élevé dans la culture judéo-chrétienne.

Maintenant il y repense, certains jours Louise et lui s’amusaient à se demander l’un l’autre en quel animal ils aimeraient être réincarnés après leur mort. Et Louise avait dit : un chat. Pour rire, il lui avait répondu : « moi un lapin ! » Et il lui avait fait l’amour pour illustrer son choix !

Aujourd’hui cette époque est bien loin… De Louise, il ne lui reste plus que la chatte de madame Germaine.

Les semaines suivantes il réitère ses visites chez la vieille dame pour essayer d’apercevoir Mina. Il espère revoir le regard de l’être aimé. Mais le miracle ne se reproduisit jamais. Seules les caresses de la bête sur ses jambes et ses ronronnements sous ses doigts lui permettaient de communier avec Louise.

Un jour il trouve madame Germaine en pleurs. La vieille dame est catastrophée, Mina ne mange plus et vomit. De retour du vétérinaire, elle est désespérée. Le diagnostic a été sans appel. Mina souffre d’une tumeur au foie. Si on ne l’opère pas au plus vite elle mourra. Ce n’est possible qu’en l’hospitalisant. Seul un chirurgien vétérinaire est capable de réussir cette opération délicate. Madame Germaine s’effondre dans un fauteuil en étreignant sa chatte : le montant des soins dépasse sa modeste pension…

Éric essaie de consoler la vieille dame. Si Mina meurt, il perdra une deuxième fois Louise et il ne saura pas dans quels animal ou végétal elle se sera réincarnée. Il n’hésite pas : c’est lui qui paiera l’opération !

La chatte sauvée, Éric fut soulagé. Cette guérison lui laissait quelques années pour profiter de « Louise ».

Après cette alerte il n’a cessé de trembler pour la santé de Mina, une infection ou un accident peut vite arriver !

Mais le sort en a décidé autrement.

Un jour qu’il traverse à un passage clouté, distrait il ne remarque pas le feu tricolore, au vert pour les voitures. Le choc est violent.

Il est maintenant allongé, la tête plaquée sur l’asphalte, il a très mal à la poitrine et aux jambes.

Il perd conscience. Quand il se réveille, il est couché sur une civière. Au-dessus de lui un visage lui sourit, une main lui plaque un masque à oxygène sur la face. Il entend faiblement, au lointain.

  • Monsieur vous m’entendez ? Si oui, clignez des yeux.

Il essaie, mais son corps semble avoir cessé de lui obéir.

  • Merde Albert je le perds ! Son cœur s’arrête.

Éric est comme emporté dans un tourbillon et voit le visage de l’homme s’éloigner, loin, très loin…

Il se réveille, il n’a plus mal, au contraire il est en pleine forme. Il est dans un pré, il broute l’herbe, elle est délicieuse…