La vie des blattes est assez monotone.

Si j’ose le dire, nous avons souvent le cafard…

Je me présente je suis Xavier, une blatte mâle d’un an.

On nous appelle souvent aussi cafard ou cancrelat, mais les Canadiens préfèrent nous nommer « coquerelle » ce qui est mignon, car peu de gens nous aiment et les Antillais « ravet », c’est leur droit.

Nous peuplons le monde entier, mais moi Xavier je loge dans une cuisine. Cette cuisine me convient parfaitement, au troisième étage d’un immeuble ancien.

J’ai grand appétit. Je ne suis pas difficile, je mange absolument de tout : animal, végétal et même plastique. Néanmoins j’ai une préférence pour les sucres, les viandes et les féculents. Et je me régale avec des cheveux, des livres et de la matière en décomposition.

Et nos colocataires, une espèce que l’on appelle les hommes met à notre disposition une profusion de ces mets délicieux. Comme ces colocataires sont des intellectuels, les livres sont nombreux dans l’appartement, en plus la poussière et la matière en décomposition se trouvent en abondance. D’autant que les enfants de ces hommes, les braves petits, laissent des restes de nourriture dans toute la maison. C’est l’abondance !

Je ne sais pourquoi nous ne pouvons pas vivre notre vie tranquillement. Il suffit qu’un de nos colocataires nous aperçoive, aussitôt il nous pourchasse. Heureusement que la nature nous a pourvus d’une vélocité incomparable et nous avons vite fait de nous nicher derrière un meuble. Je ne sais ce qu’ils nous reprochent, mais personnellement je me trouve très beau.

J’ai une tête élégante avec de longues et fines antennes, de grands yeux composés. Mon corps a une forme oblongue, avec un abdomen à dix segments. Je le trouve très gracieux. Ma couleur brune complète la parfaite harmonie de ma personne. Je plais à Hermeline qui s’est mise en couple avec moi. Elle m’a tout de suite plu. Le coup de foudre existe aussi dans le monde des cancrelats !

Mais je ne suis pas sot, on me prête même une certaine intelligence. Je suis conscient que j’ai suivi les mécanismes de mon espèce. Les cafards femelles, comme toutes les femelles des autres espèces, émettent des phéromones. Je ne pouvais qu’être attiré et je me suis comporté comme se comporte tout cancrelat mâle, dans cette situation : je me suis lancé dans une parade nuptiale en remuant mes appendices et en stridulant. Et cela a marché !

Par discrétion je ne vous parlerais pas de notre accouplement. Hermeline m’a donné seize magnifiques œufs.

Quand j’ai le temps, je vais voir dans une anfractuosité du mur nos seize nymphes blanchâtres qui foncent peu à peu. J’aime particulièrement la cinquième qui me ressemblera.

J’ai deux grandes peurs : qu’Hermeline cette gourgandine aille voir un autre cafard et de rencontrer une araignée dont nous sommes une nourriture appréciée.

À côté de cela notre vie de blatte est assez monotone.

Un jour pourtant elle cessa de l’être…

J’avoue que je suis assez coquet et souvent en passant devant le miroir de l’entrée j’aime admirer mon image.

Il advint qu’un jour une chose me choqua dans la glace. Cette couleur brune qui faisait ma fierté me sembla moins éclatante. J’attribuais cette pâleur à une mauvaise digestion. Aurais-je consommé une nourriture moins digeste ? Il n’est pas facile pour nous, cafards, de faire le tri des aliments et comme l’écrit le bon Jean de La Fontaine « Car quoi ? Rien d’assuré : point de franche lippée. Tout à la pointe de l’épée ». Il nous faut, nous pauvres cancrelats, se repaitre dans l’urgence, sans avoir la possibilité de choisir nos mets.

Je demandais à Hermeline si elle avait remarqué ma pâleur, elle me répondit qu’il ne fallait pas que je m’affole et que je cesse de me regarder dans les miroirs.

Néanmoins, à partir de ce jour-là, mon caractère changea. Je me sentais moins alerte, mon appétit diminua. Je m’isolai.

Alors qu’auparavant, quand la voie était libre, j’étais toujours en mouvement, maintenant je passais mes journées et mes nuits, terré derrière une cuisinière.

Un matin alors que j’émergeais d’une longue torpeur, en me dépliant, je constatais avec horreur que je n’avais plus que quatre pattes ! J’avais beau écarquiller mes grands yeux, compter et recompter, pas une patte supplémentaire… En me rendant péniblement devant le miroir de l’entrée, il confirma ma difformité : j’étais devenu un cafard à quatre pattes. Atterré, je retournais derrière la cuisinière. Quel sort s’était abattu sur moi ?

Le lendemain matin ce fut encore plus affreux !

Mon merveilleux corps de forme ovale avec son exosquelette, splendide armure chitineuse, mon abdomen à dix segments muni de ses deux appendices sensoriels s’était transformé en un corps mou, prolongé à chaque extrémité par deux pattes. Le brun avait disparu complètement pour se changer en une couleur rosée pitoyable.

J’essayai de me lever et c’est alors que je constatais que je ne pouvais plus compter sur les trois paires de pattes garnies d’épines qui me facilitaient la course. Elles étaient réduites à deux misérables paires, les épines s’étaient transformées en poils rares et leurs extrémités étaient prolongées par d’horribles excroissances au nombre de dix.

Hermeline étant venue me voir s’enfuit horrifiée en stridulant à travers la cuisine.

Je n’osais plus sortir, ayant peur d’effaroucher mes congénères.

Dans les heures qui suivirent, mon horrible métamorphose se poursuivit.

Poussé par la faim, j’émergeais de mon anfractuosité et je tentais d’aller grignoter un vieux morceau de viande que j’avais repéré la semaine précédente et qui trainait sous le buffet de la salle à manger

Mon déplacement fut long et difficile. En passant devant le miroir de l’entrée, l’être que je voyais ne ressemblait plus à un cancrelat. Ma tête, dont j’étais si fier, avec ses grands yeux composés, ses pièces buccales puissantes qui broyaient la nourriture la plus dure, ses longues et fines antennes, s’était transformée en une sorte de boule avec des yeux ridiculement petits, avec une excroissance surmontant une esquisse de bouche avec un renflement mou, de part et d’autre deux lamelles bizarres, le tout surmonté d’une touffe de poils ridicules.

J’étais devenu un monstre !

Arriva un phénomène que je n’avais pas connu dans ma courte vie, de mes yeux minuscules, sortit un liquide salé qui ressemblait à de l’eau.

 

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Novembre 1912.

Franz est assis devant la table de la salle à manger. Le temps est mauvais et la clarté est faible dans cet appartement de la rue Mikulášská à Prague où sa famille a emménagé en 1907.

Il n’arrive pas à se concentrer. Trop de choses occupent son esprit. Son père l’a convaincu de monter une usine d’amiante. Dans la maison du père de Max Brod, rue Skořeka, il a rencontré Felice Bauer, assistante d’une entreprise commerciale berlinoise. Depuis octobre il a entamé une correspondance avec elle sous le prétexte d’un voyage commun en Palestine. Mais ce n’est qu’un prétexte…

Il essaie de coucher sur le papier l’idée d’une nouvelle qui a jailli cette nuit.

Il en a déjà le titre : « Die Verwandlung“.

Son esprit a aussi élaboré les grandes structures du texte : la nouvelle décrira la métamorphose et les mésaventures de Gregor Samsa, un représentant de commerce qui se réveille un matin transformé en un «monstrueux insecte».

C’est ça ! Il tient l’intrigue ! Il se lève pour aller se servir un bock de bière.

Dans l’obscurité il distingue une forme blanchâtre sur le parquet. Un cancrelat ! L’appartement en est infesté !

À l’aide de son pied, il écrase ce parasite…