Je suis imprimeur. Ce métier demande rigueur et précision. Peu de gens s’en rendent compte, mais c’est aussi un métier artistique. Car la conception des documents que je suis amené à réaliser demande du goût, de la sensibilité et un réel sens de l’esthétique.

Ces qualités je les exprime de la peinture en amateur et mes familiers me reconnaissent une certaine patte…

 

Toute ma vie j’ai été rationnel. Je pars du principe que tout phénomène doit avoir une explication. Si cette explication n’apparait pas immédiatement, ce n’est qu’une question de temps. Il suffit d’attendre suffisamment longtemps et la solution sera trouvée.

Autrefois je vous aurais affirmé que l’histoire que je vais vous raconter pouvait être expliquée, aujourd’hui j’en suis moins sûr…

Comme beaucoup j’ai une double vie. Mais n’allez pas vous imaginer des choses extravagantes. Je rêve la nuit… Et ces rêves constituent un deuxième univers, où mon esprit se réfugie pour oublier les banalités de la journée.

Nous rêvons tous et ma révélation n’a rien d’extraordinaire. Mes rêves n’ont rien de particulier, certains amusent mon entourage. Peut-être pourraient-ils intéresser les psychiatres toujours à l’affut des significations cachées des songes. Mais je ne fréquente pas ces spécialistes de la pensée humaine, j’aurais même tendance à les fuir…

Là où la chose devient moins banale, c’est que plusieurs nuits j’ai fait le même rêve…

Mon rêve n’est pas un cauchemar, ni un de ces rêves animés où l’esprit vagabonde dans des lieux inconnus, rencontre des situations inattendues et entraine le dormeur dans des péripéties ubuesques et farfelues avec des réveils pénibles où l’on est plus fatigué qu’en se couchant.

Non ! Ce rêve, récurrent, est plus paisible. Je me trouve dans une forêt.

À chaque fois je suis au même endroit.

Un chemin qui serpente au milieu de grands arbres. Cette forêt m’évoque une peinture.

Les arbres ne sont pas des arbres de France, mais ceux d’un pays lointain, peut-être un pays imaginaire ? Dans ce pays c’est sûrement l’automne, car des feuilles jaunes commencent à tomber.

Cette forêt est vide. Pas d’animaux. Se cachent-ils effrayés par le pinceau du peintre ? Une mousse verte se développe en strates, pas de champignons. Pourtant en automne il devrait y en avoir ! Peut-être ont ils été mangés par ces animaux qui se cachent ? Le bleu est presque inexistant, seulement un ciel voilé par des nuages ou de la brume. Le promeneur a un sentiment d’oppression et de solitude. Pas une mouche, une guêpe ou une fourmi ne vient troubler la moiteur du tableau.

Allez savoir pourquoi la première fois que j’ai fait ce rêve, les paroles et la mélodie d’une chanson de Jean Sablon ont retenti dans ma tête :

Ce petit chemin… qui sent la noisette
Ce petit chemin… n’a ni queue ni tête
On le voit
Qui fait trois
Petits tours dans les bois
Puis il part
Au hasard
En flânant comme un lézard

Je ne comprends pas pourquoi cette chanson s’est invitée dans mon rêve. Ce chemin est accueillant et paisible, mais le chemin qui est devant mes yeux ne fait pas trois petits tours. Effectivement il part. Mais où va-t-il et d’où vient-il ? Et celui qui s’éloigne vers la droite ?

Je me sens oppressé. N’est-il pas à l’image de la vie ? On nait du néant et on retourne au néant, le chemin de détour n’évoque-t-il pas toutes les occasions ratées ?

À chaque fois que je rêve, je m’engage précautionneusement dans le chemin. Je crois marcher, mais en fait cette marche n’exige de moi aucun effort. Comme je suis pieds nus, je crains de me faire mal sur les cailloux. Mais, je me déplace sans effort, mais aussi sans contact. Je suis devenu un véritable ectoplasme. La première fois, étonné par cette sensation de non-matérialité, je me suis tâté le bras. Ma main traversa mon poignet sans aucune résistance. Surpris, j’essayai, de m’appuyer sur un tronc, sans plus de résultat. Le tronc n’avait aucune consistance.

Je pensais retrouver l’odeur si caractéristique d’une forêt. Ici aucune odeur ! Ni bruit, ni fraicheur particulière des sous-bois. Tous les arbres étaient figés, aucune feuille ne bougeait. Même la feuille jaune qui tombe à gauche, semble être momifiée dans un éternel repos. Dans cette forêt, je suis le seul corps en mouvement. Le temps semble arrêté. Et à chaque fois la peur me saisit, je tente de hurler, mais aucun son ne jaillit de ma bouche… et je me réveille dans mon lit tremblant, en sueur et oppressé. Je retrouve la matérialité de mon corps, la perception de mon environnement et aussi les petites douleurs de ma condition humaine qui pour une fois prennent un aspect réconfortant…

J’ai fait ce rêve pendant une semaine. Avec les mêmes sensations : il est dur de s’habituer à l’état de créature éthérée.

Un jour mon rêve s’est évanoui ! Paradoxalement alors qu‘il m’avait perturbé chaque nuit, maintenant il me manque.

Secrètement chaque soir sans me l’avouer, j’espère son retour.

Mais il ne revient pas…

Pourtant, défiant le phénomène de l’oubli, il reste latent au fond de moi-même, je le sens.

Peut-être y serait-il encore bien enfoui, si un événement ne l’avait fait remonter à la surface, d’une façon incongrue : à Paris, une exposition au musée Maillol venait d’ouvrir ses portes.

Le musée parisien remet en lumière les « grands maîtres naïfs », pour la plupart, oubliés. Cette exposition témoigne d’un certain regain d’intérêt pour ces peintres autodidactes, qui fascinèrent les avant-gardes. L’affiche est alléchante : André Bauchant, Camille Bombois, Ferdinand Desnos, Dominique Peyronnet, René Rimbert, Louis Vivin… la plupart des gens ignorent les noms de ces « grands maîtres naïfs » à part peut-être celui du célèbre Douanier Rousseau ?

J’ai toujours aimé les « Naïfs » trouvant dans leurs toiles un florilège de couleurs, une spontanéité, une imagination débordante qui leur donnent une place particulière dans la peinture.

Parmi cette bande d’autodidactes, peintres d’une « inquiétante étrangeté », comme les décrivent les spécialistes, seule Séraphine de Senlis et ses exubérants bouquets ont été tirés récemment de l’oubli, grâce à un film sur l’artiste. Depuis, ses toiles, qui valaient quelques milliers d’euros, ont vu leurs prix s’envoler. En 2012, un « Pommier » de Séraphine Louis a dépassé les 260 000 €.

Cette exposition fut pour moi l’occasion d’admirer « en vrai » les principaux « Naïfs ».

Au fur et mesure de la lente déambulation, je m’attardais devant chacune des toiles exposées.

J’étais resté un plus longtemps face au « Vase de fleurs dans un paysage » d’André Bauchant. L’obsession de ce peintre à peindre des bouquets de fleurs dans différents cadres me fascinait. À côté, d’autres tableaux du même peintre, sur le même thème : « Vase de fleurs sur fond de paysage de rivière »« Fleurs au vase bleu dans un paysage », « Conversation dans un paysage ».

Je venais de quitter une toile de Camille Bombois « Les lavandières » et je débouchais dans une nouvelle galerie.

Là, ce fut un choc !

Sur le mur était accrochée une toile représentant une forêt. C’était ma forêt ! J’étais médusé… Mon rêve récurrent revenait à la surface. Comment était-ce possible ?

Je secouai ma tête en clignant des yeux pour dissiper cette vision. Mais cette forêt restait bien réelle devant moi.

Je me penchai pour lire le commentaire affiché au bas du tableau.

 Dominique Peyronnet, La Forêt, non datée, huile sur toile, 61 x 81 cm, Collection du Musée International d’Art Naïf Anatole Jakovsky – Nice.

Certes le nom de ce peintre ne m’était pas inconnu, mais je n’avais qu’une très vague idée de ses œuvres.

J’eus beaucoup de mal à détacher mon regard du tableau tant j’étais fasciné.

Il fallut que je sois bousculé par un groupe d’Asiatiques bruyants et sans gêne pour que je quitte la galerie. Je n’avais plus le cœur à poursuivre la visite.

Rentré chez moi, encore bouleversé, je cherchais sur Internet des informations sur Dominique Peyronnet.

 

Il était ouvrier imprimeur et s’installa à Paris en 1902. Spécialisé dans la technique de la lithographie des couleurs, il commença à peindre en 1920. Après quelques travaux impressionnistes, il développa un style qui s’attache à restituer la précision des détails des scènes qu’il représente. Ses envois aux Salons des indépendants de 1932 et 1934 le font remarquer par le critique Maximilien Gauthier et la collectionneuse Cécile Gregory, qui le font connaître à Wilhelm Uhde. Souvent classé parmi les peintres naïfs, plusieurs de ses œuvres sont notamment présentées lors de l’exposition « Les Maîtres populaires de la réalité » de 1937.

Je continuais à lire la biographie de Dominique Paul Peyronnet.

Il est né le 6 avril 1872 à Talence et mort le 7 novembre 1943 à Paris

Mon cœur se figea.

Je suis né le 7 novembre 1943 à Paris…