Enfin j’avais réussi !

J’étais précédé par une hôtesse qui m’amenait sur le plateau N° 1 où devait se dérouler le journal télévisé. Elle m’avait expliqué en quelques phrases comment allait se dérouler mon intervention. Un journaliste me poserait quelques questions auxquelles je devrais répondre clairement et surtout rapidement, car le journal télévisé est une machine bien huilée qui doit tenir dans le temps imparti.

Tandis que je marchais, je triturais dans une de mes poches le chèque que l’on m’avait remis et je saluais discrètement les personnes que je rencontrais. Je savourais, mon heure de gloire à TF1. Il y avait de quoi, j’étais devenu « expert » !

Long avait été le chemin avant que je devienne « un expert ».

On ne peut pas dire que mes études furent très brillantes. Je concède que ce n’est pas la faute de mes maitres qui se donnèrent bien du mal pour m’intéresser aux diverses matières constituant les programmes scolaires en France. Ce n’est pas non plus la faute de mes parents, modestes travailleurs qui essayèrent en vain de m’encourager. Mais j’opposais aux uns et aux autres une inertie quasi permanente. Mon seul discours était : « je ne suis pas motivé ». Je l’avoue maintenant, cette affirmation cachait une certaine fainéantise et je rebutais l’effort. Quoi qu’il en soit, par un mécanisme qui gangrène le système d’enseignement français, malgré mes lacunes je passai de classe en classe, le redoublement étant considéré comme une tare. Ce cheminement se termina avec le baccalauréat auquel j’échouai fatalement. Et je sortis du système éducatif sans diplôme en poche, car en plus, j’avais raté aussi au brevet des collèges.

À dix-huit ans, je fus donc confronté à la vie réelle.

N’allez pas croire que j’étais découragé pour autant, la tête pleine des discours de managers et de journalistes qui mettent en exergue les winners qui ont obtenu sans diplômes des carrières ou des réussites exceptionnelles.

J’étais persuadé que j’avais un potentiel que personne n’avait su mettre en valeur…

Je l’ai déjà écrit, mes parents modestes travailleurs s’étaient saignés aux quatre veines pour me payer des études. Mais quand je fus devenu majeur, ils me firent comprendre clairement qu’ils n’étaient pas prêts à m’entretenir jusqu’à la fin de leurs jours.

Je me décidai donc à chercher ce qu’on appelle des petits boulots…

L’été se terminait et j’avais profité des dernières vacances que mes parents m’avaient généreusement octroyées. Un copain m’avait dit : fais les vendanges !

Il avait ajouté : c’est un job idéal pour les étudiants qui veulent profiter de la fin de l’été pour renflouer leur budget. Pour les vendanges, les exploitations viticoles recrutent en contrat saisonnier de 8 à 30 jours et les débutants sont acceptés ! Je n’étais pas étudiant, mais me faire un peu d’argent, visiter des régions viticoles et faire de belles rencontres comme le mentionnaient certaines annonces m’incitèrent à me lancer dans l’aventure.

La récolte du raisin se fait certes mécaniquement dans de nombreux vignobles, mais les grands crus pratiquent toujours la récolte manuelle.

Je me retrouvais donc en Bourgogne dans une exploitation prestigieuse.

En quelques jours je compris qu’en fait de belles rencontres c’était la rencontre avec d’affreuses courbatures et une fatigue intense qui était en fait la réalité de cette activité. Quant à visiter la région ! Le soir je n’aspirais qu’à gagner la couche qu’octroyait généreusement le vigneron à sa main d’œuvre. Au bout de quinze jours, je regagnai ma ville d’origine avec un maigre pécule et la ferme résolution de ne plus recommencer !

Un autre copain (décidément j’étais facilement influençable) me parla des tondeurs de moutons. J’aimai beaucoup les animaux et la description qu’il me fit de ce métier m’enthousiasma. Ce sont de véritables athlètes ! Les meilleurs font même des compétitions !

Mentalement et physiquement, le tondeur de moutons se prépare comme un grand sportif. Concentrés, ils font quelques échauffements avant de commencer la compétition sur le podium de tonte, car pour les meilleurs, avoir une forme olympique et un mental d’acier sont les clés de la victoire au « Championnat du monde de tonte de mouton », considéré comme un véritable sport. La vision de vidéos fut convaincante. Pistonné par mon copain, je partis pour le Jura chez son oncle éleveur de moutons.

Hélas ! Mon stage ne dura pas longtemps. J’avais observé auprès d’un tondeur les différents gestes pour « déshabiller » une bête. Je sais me concentrer quand c’est nécessaire. Malgré cela mon premier « patient » fut une catastrophe, je saccageai le pelage de l’animal, je le blessai au flanc et je crus même que ma partie virile était lésée à vie à cause d’un coup de sabot de la bête.

Je pensais alors que je pourrais réinvestir mes compétences de tondeur avec les chiens. Ce sont des animaux familiers plus proche de l’homme et en général affectueux. Je trouvai un emploi dans une boutique spécialisée. Allez savoir pourquoi un caniche me mordit méchamment la main, abrégeant une carrière qui aurait pu être prometteuse.

Abandonnant les animaux vivants j’eus l’opportunité de me faire engager dans une sardinerie. Au moins ces petites bêtes n’auraient pas l’occasion de se débattre ou de me mordre.

Contrairement aux vendanges où j’étais plié en deux, sous un soleil accablant, à la chaine où je travaillai, j’étais assis, les sardines et les boites défilaient régulièrement devant moi. Seulement, les cadences infernales, l’humidité permanente, l’odeur entêtante de poisson firent que mon euphorie tomba rapidement. La semaine terminée je partis vers d’autres horizons.

Après une activité aussi statique, je décidai de choisir un job plus dynamique.

Livreur de pizza, quel gagne-pain plus sportif ? Un autre de mes copains me prêta son vélo. Je partis donc dans une ville du centre de la France, non pas la fleur au fusil, mais le mollet ferme, sillonnant les rues, sautant les trottoirs, grimpant quatre à quatre les escaliers. Parfois de généreux pourboires venaient arrondir ma rétribution de messager de la faim, ce qui n’était pas désagréable. Peut-être y serais-je encore si la rencontre avec le capot d’une voiture ne vint abréger cette carrière physique ? Une semaine à l’hôpital et un vélo à rembourser me persuadèrent que mon avenir n’était pas dans la pizza…

Mes pérégrinations dans les rues m’avaient fait envisager un temps de devenir contractuel. Après tout j’ai une belle écriture et ce que j’aurais à écrire ne souffrirait pas de mes lacunes en grammaire. J’abandonnai vite cette idée en constatant combien ce métier était trop impopulaire. Une amie m’avait même avoué que son fils n’osait pas dire que sa mère était contractuelle. Sur sa fiche scolaire au début de l’année il avait écrit : fonctionnaire.

Répondant à une annonce alléchante, je pris un emploi de vigile. J’aurais préféré un emploi de gardien de square, mais tout le monde n’a pas la chance d’être infirme ou blessé de guerre.

Cette malchance fut aussi une chance, assis derrière un bureau devant des écrans, entre les rondes, j’avais le temps de méditer.

L’idée jaillit de mes cogitations et des nombreux cafés absorbés pour ne pas m’endormir.

C’était une évidence : l’époque était aux experts et aux consultants. Ils sont partout sur les médias. Un avion vient-il de crasher ? Un expert, souvent ancien pilote, vient expliquer, avant même les constations sur l’accident, quelles en sont les causes. Le nombre de chômeurs a diminué de 1 % : un expert en économie vient éclairer les téléspectateurs sur les raisons de cette baisse. Le défilé du Quatorze Juillet est télévisé et le consultant attitré de la chaine, un ancien général, vient révéler toutes les caractéristiques des matériels.

J’ai entendu dire que les consultants étaient bien rémunérés, souvent ce sont d’anciens professionnels du domaine. Je ne vois pas un média m’interroger sur la tonte du mouton ou du chien, la mise en boite des sardines, la livraison de pizzas. Et mon expérience dans le domaine de la sécurité est trop récente pour que je sois crédible.

Il y a des experts en tout : politique, économie, sciences, littérature, etc. 

Je passai mon temps à regarder officier les experts sur différentes chaines de télévision. Je notai sur un petit carnet les points clés de leurs interventions, la structure de leurs exposés.

Si j’ose cette expression, j’étais devenu expert en experts !

Mais cette compétence est difficilement négociable…

De nombreux jours je cogitai pour savoir dans quel domaine je pourrais être un expert.

Comme je l’ai déjà écrit, mes connaissances et mes expériences étaient trop rudimentaires pour constituer une carte de visite attrayante.

Enfin me vint une idée de génie. Comme aucune de mes activités ne pouvait constituer une spécialité, c’était une évidence : j’étais « un expert en rien ».

Chacun le comprendra : un expert en rien peut être consulté sur tous les sujets. Évidemment j’aurais pu m’intituler « expert en tout », mais j’avais immédiatement renoncé en raison d’une vanité vraiment déplacée.

Il restait à me faire connaître…

Je fis imprimer des cartes de visite avec ma qualité « d’expert en rien » et mes coordonnées.

J’en distribuai dans tout le quartier, chez les gardiens d’immeubles, aux commerçants en particulier. Une première satisfaction : leur attitude à mon égard changea. L’indifférence polie fit place à une certaine déférence. Comme quoi il suffit de peu de chose pour qu’un individu lambda émerge de l’anonymat. Quand ils avaient des problèmes, ils m’interrogeaient, partant du principe qu’un expert en rien est forcément un expert en tout.

À regarder ces derniers à la télévision, j’avais acquis une certaine technique pour répondre à la plupart des questions et fournir des explications aussi brillantes que creuses.

Je pense que c’est grâce à une carte de visite que j’avais donné à ma boulangère qu’une opportunité s’ouvrit à moi.

Cette brave femme avait un fils qui travaillait comme éclairagiste à TF1 dans la magnifique tour auprès de la Seine. Il remit ma carte à un producteur de cette chaine.

Par un hasard miraculeux comme sait parfois en réaliser le destin, au lieu de terminer dans une poubelle ma carte resta dans la poche de cet important personnage. C’est ainsi que pendant les vacances, période où la majorité des experts quittent la capitale pour aller bronzer sur les plages de notre belle France, je reçus un coup de téléphone du responsable du journal télévisé. Il leur fallait d’urgence un expert pour le journal télévisé du lendemain.

Un institut de sondage avait publié une étude qui montrait que « les femmes retrouvaient plus vite que les hommes un paquet de beurre dans un réfrigérateur ».

 

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Avec l’hôtesse nous arrivâmes au bout d’un long couloir et on me fit entrer dans une pièce où plusieurs personnes s’affairaient avec des manettes, devant de nombreux écrans. On me fit asseoir dans un fauteuil, un jeune homme en blue-jean muni d’un casque me dit qu’il me prenait en main. Il m’avertirait quand cela serait le moment que j’entre sur le plateau. Je voyais le journaliste présentateur qui officiait devant les caméras. Je dois l’avouer, j’étais assez ému et inquiet. Je répétais dans ma tête les éléments de langage que j’avais concocté la veille sur le sujet que je devais traiter.

L’instant fatal arriva trop vite à mon gré. Le jeune homme en blue-jean me fit lever et m’entraîna vers le plateau. Je pus constater que l’envers du décor d’un « journal télévisé » était plus impressionnant et plus complexe que ce que le téléspectateur voit sur son écran. De nombreuses personnes évoluent derrière les caméras, les systèmes d’éclairage et de prise de son. Avant que je puisse appréhender cette complexité, le jeune me fit asseoir sur un tabouret devant une immense et haute table circulaire. Fasciné, je voyais le journaliste, le regard fixé sur une caméra surmontée d’un prompteur sur lequel se déroulait un texte. De temps à autre il cessait de lire et de parler et je voyais sur les écrans se dérouler des vidéos qu’une autre voix commentait.

Un moment le journaliste aborda le sujet qui me concernait.

  • Un institut de sondage a publié une étude qui montre que « les femmes retrouvent plus vite que les hommes un paquet de beurre dans un réfrigérateur ». Pour nous éclairer sur le sujet, nous avons demandé à un expert de venir sur le plateau.

Puis il se tourna vers moi.

  • Bonjour, monsieur ! Que pouvez nous dire à ce sujet ?

J’étais assez angoissé d’intervenir, je l’aurais été moins si j’avais pu lire dans la tête du jeune journaliste. Il remplaçait pendant les vacances les deux journalistes célèbres et reconnus qui présentaient le journal pendant l’année. Ce remplacement était un test qui pourrait soit lui ouvrir une carrière prometteuse soit aboutir à un échec. Toutes les interviews qu’il ferait seraient examinées à la loupe par les responsables de la chaîne. Il ne fallait donc pas qu’il se rate aujourd’hui.

J’esquissais un sourire que je voulais photogénique et je posais d’une façon ferme les deux mains sur la table. J’avais bien observé la gestuelle de plusieurs experts lors de leurs interventions. Leur assurance, le sérieux de leurs traits sont la confirmation préalable de leur compétence sur l’événement à analyser.

  • Il faut remonter à la préhistoire, les tâches de l’homme et de la femme sont distinctes.
  • Le rôle de l’homme est de chasser pour assurer la subsistance de la famille et celui de la femme de préparer la nourriture apportée. Il est donc normal qu’après des millénaires la différence de vision de chaque sexe ait subsisté. Chez l’homme moderne bien qu’il ne chasse plus l’œil reste en éveil sur tout ce qui bouge.

Le jeune journaliste esquissa un sourire. Nous nous étions compris…

  • Et la recherche d’un paquet de beurre, objet inanimé s’il en est, ne monopolise pas son attention !

Le journaliste ouvrit la bouche pour commenter mon intervention ou me poser une autre question. Or un expert garde la parole le plus longtemps possible, c’est le privilège de celui qui sait !

Je renchéris donc :

  • Mais il faut aussi parler des différences entre le cerveau féminin et le cerveau masculin. La science a largement démontré que les femmes utilisent leurs deux hémisphères simultanément, alors que l’homme se sert alternativement de l’un ou l’autre. Ce qui donne à la femme une supériorité indéniable sur l’homme pour la recherche du paquet de beurre, son cerveau mettant en jeu très rapidement le champ des possibles.

Le journaliste subjugué par le flot de mon raisonnement :

  • Donc pour vous la différence de comportement serait de nature génétique !

J’eus un petit rire pour signifier que je n’étais pas désarçonné par cette intervention.

Un expert ne doit jamais être démonté par les questions de ses interlocuteurs. J’avais bien observé leurs comportements lors de leurs interventions. La meilleure stratégie, dans ces cas-là, c’est de contre-attaquer en se référant à un philosophe connu, mais difficile. J’avais choisi Kant dont tout le monde parle et que peu de personnes ont lu. Moi même j’étais complètement ignare sur son œuvre, mais des bribes de ses textes appris par cœur feraient l’affaire…

Je continuais donc :

  • Pour expliquer l’efficacité de réaction féminine dans la recherche du paquet de beurre je me référerais à Kant !
  • Le monde n’a de sens que par l’action de l’homme. L’action, c’est-à-dire non pas la maîtrise de la nature ou la conquête du monde, mais la réalisation de la liberté. Intuitivement l’homme ne cherche pas à trouver le paquet de beurre, mais à préserver sa liberté. Il considère que cela serait aliéner sa liberté que de rechercher un paquet de beurre, il réserve sa force d’actions à d’autres qu’il juge plus nobles et plus viriles. Le philosophe développe sa pensée. Toutes les activités humaines, quelles qu’elles soient, connaissances, techniques, les beaux-arts eux-mêmes, tout ce que l’homme fait n’a de sens que dans la mesure où cela contribue à sa liberté – liberté ne signifiant pas ici le pouvoir de faire ce qu’on désire (car même les fous sont libres en ce sens, disaient les stoïciens), mais à la dignité de la personne humaine, la noblesse de l’Homme en tant qu’Homme. La recherche d’un paquet de beurre dans un réfrigérateur est perçue pour une majorité d’hommes comme une atteinte à leur dignité.

Le journaliste ne cessait de hocher la tête, mais je voyais à sa tête désemparée que mes explications vaseuses avaient dépassé sa compréhension et qu’il craignait que cela ne se voie à l’écran. Il ouvrit la bouche. Il pensait par une intervention à n’en pas douter lumineuse reprendre la main. Mais il s’arrêta brusquement, vraisemblablement averti par son oreillette que le temps imparti à l’interview était dépassé. Il reprit ses esprits, arbora un sourire aussi radieux qu’artificiel.
– Merci, monsieur, de bien avoir voulu éclairer nos téléspectateurs sur cette enquête.

Il aborda immédiatement un autre sujet.

  • Dans la baie de Nice, cette année les méduses se sont multipliées ! Un reportage de Gilles Laporte et Suzana Van der Truck.

Une minute passa sans que la vidéo apparaisse sur l’écran de contrôle.

Une vague d’angoisse submergea le journaliste. Le jeune homme en blue-jean muni d’un casque s’apprêtait à me faire quitter le plateau quand le présentateur se tourna brusquement vers moi.

  • Un incident technique ne nous permet pas de diffuser le sujet, heureusement notre expert est encore avec nous, il va pouvoir commenter cette information !

C’est comme si un uppercut m’avait frappé. Il y avait loin d’un paquet de beurre à une méduse. Quoique ? Après tout j’étais expert en rien donc je devais être capable d’avoir un avis sur tout. Comme au début de l’autre interview, j’arborai un franc sourire et je posais fermement les deux mains sur la table.

  • La multiplication des méduses ne peut provenir que d’une cause inhabituelle. On peut envisager un effet de la pollution, la mer Méditerranée est effectivement devenue une vraie poubelle. Mais il ne faut pas exclure l’influence d’une élévation de la température. La disparition des prédateurs de ces animaux pourrait aussi expliquer ce phénomène. Et je ne ferme pas la porte à d’autres causes non identifiées. Je laisse donc aux scientifiques la responsabilité de diagnostiquer les modifications des paramètres ayant entraîné la prolifération des méduses.

Le journaliste me remercia par un compliment laudateur, soulagé : je lui ai sauvé la mise.

C’est avec une certaine gloriole, accompagné par le jeune homme en blue-jean que je quittais le plateau. J’étais devenu un « expert reconnu » !