C’était un dimanche…

Qu’avions-nous fait ce jour-là ? Maintenant que j’y repense ce dimanche n’avait rien de particulier… Nous étions à la retraite tous les deux, le temps n’était plus ponctué par nos horaires professionnels. Nous avions remplacé les contraintes de la vie professionnelle par celles d’activités librement choisies. Marie Noëlle s’était inscrite à un atelier de tapisserie, un autre jour, elle faisait de la sculpture et le mercredi nous gardions nos petits-enfants. De mon côté, je partageais ma semaine entre le vélo, la généalogie et l’informatique. Gardant nos habitudes de la vie active, le dimanche était resté une journée particulière et souvent nous le réservions pour nous promener à Paris, à la campagne ou pour visiter des musées. Ce dimanche-là, nous étions restés à la maison. Il n’y avait donc aucune raison que je m’en souvienne plus que tout autre. Mais aujourd’hui, presque deux ans après je sais que ce dimanche avait été le dernier. Le dernier où Marie Noëlle avait été elle-même…

Dire qu’entre elle et moi cela avait été le coup de foudre peut sembler prétentieux. Eh bien tant pis ! Le jour où je l’avais rencontrée, ma vie s’en était trouvée bouleversée. Quand elle était entrée, jeune collègue, dans la salle des profs j’étais tombé immédiatement amoureux. Ce fut réciproque ! Je me souviens encore du regard qu’elle me jeta. Ensuite tout s’était déroulé très vite : notre premier tête-à-tête au café, notre premier dîner, nos premières étreintes dans son studio, notre mariage, nos deux enfants. D’aucuns diraient : une vie banale ! Mais une vie banale éclairée par l’amour devient exceptionnelle. C’est avec regret que je repense aux soirées et aux dimanches que nous passions, l’un à côté de l’autre sur nos bureaux à corriger nos copies. À sa tête qu’elle posait sur mon épaule avant de s’endormir. Même ses petites colères envers moi sont aujourd’hui de bons souvenirs. Je voudrais que tout cela revienne… Car Marie Noëlle n’est plus Marie Noëlle… Aujourd’hui assis à côté d’elle lui tenant la main, je sais que plus rien ne sera pareil. Les courbes de son visage sont toujours les mêmes, mais ma femme est devenue une étrangère. Elle fixe les murs pendant des heures semblant contempler un monde où je ne suis plus. Son regard quand je le croise n’est pas celui de Marie Noëlle. Je me souviens avec souffrance de ses yeux marron contenant toute la gaîté du monde. Aucun sourire ne vient maintenant illuminer son visage. Elle n’est plus qu’un pauvre pantin vivant mécaniquement. Et même cela devient chaque jour plus difficile. Les médecins ont été catégoriques, dans la maladie d’Alzheimer les choses se dégradent plus ou moins vite, mais c’est inéluctable. Aujourd’hui, sa main inerte dans la mienne, je pense à ce dernier dimanche où elle était encore Marie Noëlle. C’est le jour suivant où tout a basculé… Elle était partie faire des courses. La concierge l’ayant trouvée, errant dans la rue et ne sachant plus où elle habitait, l’a raccompagné chez nous. J’avais mis cet incident sur la fatigue… Puis les crises devinrent de plus en plus fréquentes…

La maladie n’était pas apparue brusquement. Certains évènements précédant ce dimanche auraient dû m’alerter. Marie Noëlle oubliait souvent ce qu’elle allait faire dans une pièce, elle avait des difficultés à se souvenir d’un numéro de téléphone, autant de petites choses pas graves en elles-mêmes, mais qui misent bout à bout étaient prémonitoires. Je n’avais rien remarqué ou, inconsciemment, je ne voulais rien remarquer… Quelle importance maintenant ? Cela n’aurait pas changé le cours des choses. Égoïstement j’en étais arrivé à préférer que Marie Noëlle eût été victime d’un accident. Même handicapée, elle serait restée la femme que j’aimais et non le fantôme qui partageait aujourd’hui ma vie. Perdre un être cher est une douleur immense, mais on en garde un souvenir intact. Dans le cas d’un malade d’Alzheimer, cela s’apparente à un long supplice distillé chaque jour. Je ne sais combien de temps, je pourrais garder Marie Noëlle chez nous. Son état ne cesse d’empirer et je retarde l’échéance de la séparation en repensant chaque jour à « notre » dernier dimanche.

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C’est encore un dimanche et je suis assis devant la télé. Il faut bien meubler la solitude… quinze jours que Marie Noëlle est partie. Quand elle était là avec son corps sans âme je me sentais bien seul. Aujourd’hui je me rends compte que c’était quand même une présence qui m’était indispensable. Afin de ne pas sombrer dans la dépression, je pense à tous les jours heureux que nous avons vécus ensemble. Mais j’ai de plus en plus de mal à me souvenir. Des signes se manifestent. J’ai encore ma lucidité et je sais à quoi ils correspondent…

Marie Noëlle, mon amour je me prépare à te rejoindre dans ce pays où tu m’as précédé. Nous aurons de nouveaux dimanches ensemble.