Un jour elle me le donna !

Il faut que je vous explique : ma femme suit des cours de dessin. Elle a des dons il n’y a pas de doute. Il suffit de regarder ses oeuvres ! Quand elle revient de son cours, mon plaisir est de regarder ses nouvelles réalisations. Je ne me lasse pas. Que cela doit être grisant de pouvoir s’exprimer avec un crayon, un pinceau, sur un papier ou une toile.

Peu à peu, les murs de notre maison se couvrent de dessins. Le problème est que nos murs ne sont pas extensibles. Certes on peut les jeter après un certain temps d’exposition. Humainement est-ce possible ? Autant jeter des photos ou des livres. Il faut trouver une autre solution… Mais je m’égare dans des digressions purement matérielles.

Donc un jour elle me le donna !

Apparemment, ce n’était qu’un dessin comme les autres, mais il me plut immédiatement. À première vue il n’avait rien d’exceptionnel. Elle en avait dessiné de plus élaborés, de plus originaux. Est-ce justement sa simplicité qui me séduisit ? Je ne saurais dire. En matière d’art il est difficile d’expliquer. Peut-on faire un parallèle avec les goûts culinaires ? Certains détestent les épinards, d’autres les adorent. Scientifiquement on associe les goûts et les aversions à des phénomènes biochimiques. Mais est-ce bien sûr ? Il y a dans l’homme une part d’irrationalité non réductible à des phénomènes physiques. Quoi qu’il en soit le dessin me plut. Je le plaçai au-dessus de mon bureau. Je pus, ainsi, y jeter un coup d’œil de temps à autre et y découvrir, à chaque fois, un nouveau détail.

Un dessin comme un texte est une projection du monde intérieur de son auteur. Aussi en regardant « ce » dessin, en particulier, j’essayai de le regarder non pas avec les yeux, mais avec la pensée. J’avais beau me concentrer, mes yeux se contentaient de me renvoyer que ce qu’ils voyaient les pauvres : un chemin, une église, des nuages dans un paysage. Je suis tenace. Ne pouvant voir avec les yeux j’essayai de voir avec l’esprit. Le soir, dans le noir, avant de dormir je me concentrai pour matérialiser l’image, afin d’y pénétrer. Peine perdue, je m’endormais ou ma pensée divergeait.

Un jour pourtant…

Je m’endormis… miracle, j’étais à l’entrée du chemin. Plus à l’extérieur, mais à l’intérieur ! Quelle sensation bizarre ! Vous savez, vous ouvrez une porte et l’air l’extérieur vous saute au visage. Je n’étais plus dans la chambre, mais à la campagne. Un vent léger soulevait mes cheveux. Quelques touffes d’herbe ondulaient sur le sol. Une odeur humide m’arriva aux narines. Sans aucun doute provenait-elle du petit étang que j’avais si souvent regardé. Mon cœur était plein d’allégresse. Enfin j’y étais arrivé !

Mon premier mouvement fut de me diriger vers la petite mare. J’entendis des croassements. J’avançai doucement sur le chemin, les pierres crissaient sous mes pieds. Arrivé à quelques mètres de l’eau je perçus plusieurs « plouf ». Des grenouilles venaient de sauter dans l’eau. Je plongeais la main la mare. Comme elle était froide ! Ce n’était pas un rêve j’étais réellement dans le paysage ! Saisissant une pierre je la lançai dans l’étang (j’ai toujours aimé lancer des cailloux dans l’eau). C’est alors que je m’aperçus que j’étais en pyjama. Je réalisai ensuite que les pierres du chemin m’avaient écorché la plante des pieds. Tout à ma surexcitation de pénétrer dans le dessin je n’avais rien senti. Un coup de vent me ramena à la réalité. La réalité ?

Des nuages gris amoncelés sur l’horizon laissaient présager une averse prochaine. J’entendis une cloche. C’était celle de l’église. Ah l’église ! Que de questions m’étais-je posées à son sujet ! J’avais eu beau la regarder avec une loupe pas la moindre fenêtre. Toutes les églises ont des fenêtres ! Sont-elles de l’autre côté ? Pourquoi pas ? Il suffit d’aller vérifier ! Indubitablement ce paysage est un paysage de France et pourtant je ne distingue aucun coq sur le clocher de l’église. Ce détail m’a toujours intrigué. Enfin ! Un artiste est le seul maître de son œuvre. D’ailleurs que m’importe que cette église n’ait pas de girouette ! Si je veux une raison rationnelle, je peux toujours imaginer qu’il y a eu une tempête et que le coq a été emporté par le vent ! Allons plutôt voir l’arrière de cette église !

En regagnant le chemin, je retrouvai les sensations douloureuses. Ce rêve était vraiment trop réaliste ! Pour soulager mes pieds, j’avançai précautionneusement.

Je contournai l’église. Il y avait une porte et une fenêtre. Je continuai d’avancer. C’était une vieille porte qui avait dû être verte. Elle était entrouverte. Mon cœur battait dans ma poitrine. Je la poussai. Il fallut un certain temps pour que mes yeux s’habituent à l’obscurité. Pas étonnant, une seule fenêtre ! Je distinguai enfin un alignement de chaises paillées, puis dans la pénombre, un autel surmonté d’une croix en bois. Mes narines se remplirent de cette odeur si particulière que l’on ne trouve que dans les églises. Quel contraste entre ce silence et le bruit de la campagne que je percevais derrière moi ! Personne ! J’allais ressortir quand j’entendis un léger bruit au fond de la salle. Interloqué, j’avançai un peu. Pas de doute, quelqu’un était assis sur une des chaises devant l’autel. Un instant j’eus l’envie de ressortir. Mais la curiosité fut plus forte. Prudemment j’approchai. Une femme était là, je voyais ses cheveux blancs, elle regardait fixement la croix. À un certain moment, elle se retourna doucement. Je n’en crus pas mes yeux c’était ma belle mère… Elle me sourit. Médusé j’allais m’avancer vers elle. Un claquement retentit, je sursautai. Je me retournai, la porte de l’église venait de se renfermer. Sans doute un coup de vent… Rassuré, je continuai d’avancer. Mais… il n’y avait plus personne ! Incrédule je fixai l’autel, le christ sur sa croix. Il me sembla percevoir un léger sourire sur ses lèvres. Pas de doute mon désarroi l’amusait. Vous n’êtes pas charitable Seigneur ! Vous avez l’immensité de la connaissance, moi l’ignorance de l’homme. En plus, c’est la première fois que je me promène dans un dessin et je manque totalement d’expérience. Allez, je ne vous en veux pas ! Je me rends bien compte que tout est de ma faute. Je cherche absolument à comprendre. Quand on a la chance de pénétrer dans un dessin il ne faut surtout pas essayer de comprendre et de rationaliser les choses. Je voulais voir ce qu’il y avait derrière la surface du papier. Eh bien m’y voilà ! Rien de plus simple ! J’ai trempé ma main dans la petite mare. Quoi de plus naturel ! Je suis à l’intérieur de l’église. J’avais si souvent voulu y entrer ! J’y rencontre ma belle-mère morte depuis quelques années. Tant mieux, je suis si heureux de la revoir ! Pourtant c’est impossible ! … ça y est, tu cherches encore à expliquer ! Mets ton mouchoir sur tes réflexes cartésiens. Ou bien tu rêves et tu vas te réveiller ou tu es « réellement » dans le dessin et dans ce cas, laisse toi aller, c’est une expérience unique. Sortant de mes réflexions je revins à la réalité (… !). Je suis en pyjama, les pieds nus, dans une église. Hors d’un dessin, cela serait scandaleux, sous une couche de peinture cela n’a aucune importance ! Il n’empêche que je commence à avoir froid aux pieds… Il est glacial ce dallage de granit ! Il doit faire plus chaud dehors. À vrai dire ce n’est pas sûr, il y a du vent puisque la porte de l’église s’est fermée toute seule.

De dalle en dalle, je rejoignis la porte et je tirai de toutes mes forces pour l’ouvrir. Non sans mal, car le vent s’opposait à mes efforts. Enfin je fus dehors, le temps s’était gâté, les nuages gris que j’avais si souvent observés avaient noirci. D’une couche de bleu, ma femme aurait arrangé la situation, mais elle n’était pas là et je n’étais maintenant qu’un élément du dessin. En temps ordinaire j’aurais dit : la pluie menace. Mais la situation n’était pas ordinaire j’étais dans le subconscient de ma femme et la logique s’appliquait-elle ? Des petits cris dans le ciel me firent sursauter. Un vol d’hirondelles frôla le toit de l’église. Je souris et je pensai — ma femme aurait dit — « les hirondelles sont arrivées ». Il était donc normal qu’elles fussent dans son dessin. Je n’avais rien remarqué en regardant l’aquarelle sur mon bureau. Mais c’est petit une hirondelle ! Et puis dans le fond elles n’étaient peut-être pas encore arrivées… À ce moment la pluie commença à tomber dru. J’aurais pu retourner m’abriter dans l’église. Mais non, je me mis à courir vers un petit bois sur la droite. Ne regardez pas, il ne figure pas sur le dessin ! Moi je sais maintenant qu’il existe. Bien qu’il fût proche j’étais trempé. Un pyjama est plus approprié pour dormir dans un lit que pour courir sous une ondée. S’il y a une prochaine fois, je penserais à ces détails matériels. Ouf ! Me voici à l’abri des arbres ! Pendant que la pluie fouettait les feuilles, je parcourrai du regard le sous-bois. Non ce n’est pas vrai ! J’aurais pu m’en douter… le sol était rempli de feuilles de muguet. J’en cueillis un brin, ses clochettes sentaient bon. Tandis que je m’enfonçais plus profondément, mon pied heurta un champignon. Un cèpe ! Un magnifique cèpe avec une robe marron. Et à droite, à gauche d’autres cèpes de toutes les tailles… mais oui… des girolles aussi… comme des îlots dorés dans les feuilles. Quelque chose se posa sur mon oreille, je tressaillis et portai rapidement ma main à ma tête. Une coccinelle ! Ce n’était qu’une gentille et pacifique coccinelle… Le bruit de la pluie cessa. De ma poche je sortis un mouchoir, un de ces magnifiques mouchoirs à carreaux que fabriquaient nos grand-mères. Rien à voir avec ces morceaux de papier qu’on vend maintenant et que le moindre rhume transperce. Pour ramasser des champignons, ils sont vraiment pratiques. J’en fis un baluchon, et complétai par deux ou trois champignons dans chaque poche. Ma femme allait être contente ! Je sortis du bois. La terre était mouillée et la boue se glissait entre mes doigts de pied. Ce n’était pas le moment de se plaindre, cette magnifique récolte me consola de mon pyjama trempé, de mes cheveux dégoulinants, de l’eau qui coulait dans les yeux. Je contournai l’église et passai à côté de la mare. Les grenouilles, affolées, sautèrent à nouveau dans l’eau. Mes pieds retrouvèrent les pierres du chemin. Ils étaient tellement endoloris que j’avais du mal à avancer et la pluie avait rendu le sol glissant. Je m’approchai doucement de la lucarne noire qui terminait le chemin. Un moment mon pied dérapa, j’essayai de rétablir l’équilibre, mais je glissai sur la boue visqueuse. Je me retrouvai assis, tous mes champignons répandus sur le sol. Je me relevai péniblement. Zut ! Mon pyjama était maculé ! Décidément ce dessin n’était pas de tout repos. En toute hâte, je ramassai ma cueillette et me mis à courir vers le bout du chemin. Ma fesse droite me faisait mal. Je bondis dans la lucarne… !

J’étais dans mon lit, il faisait nuit et j’entendais le souffle régulier de ma femme qui dormait paisiblement. Mes champignons ! Qu’avais-je fait de mes champignons ? Mes poches étaient vides et mon mouchoir bien plié. Mon pyjama était sec… Et pourtant j’avais mal à la fesse. J’avais rêvé ! Sans aucun doute j’avais rêvé. Pourtant… la petite mare, l’église, ma belle-mère, le bois il me semblait y être encore !

Mon dessin, il faut que j’aille voir mon dessin ! Je me levai doucement et gagnai subrepticement mon bureau. Il était toujours là. Je m’approchai. À l’entrée du chemin, il y avait des champignons éparpillés sur le sol…