Olga et Carlo

 

Carlo aimait bien le gin, c’est sûr, il en abusait même un peu. Le cheveu plaqué avec une gomina d’un autre âge, il avait vraiment l’air d’un vieux beau. Il portait bien son costume trois pièces noir. Plutôt élégant, cet homme.

Chaque mardi, elle ne ratait pas une petite visite chez le coiffeur. On la disait volcanique, mais elle se sentait fatiguée. Olga approchait la quarantaine et son âge lui devenait douloureux. Elle avait besoin de cadeaux, d’amitié, d’espace, de respiration.

 

Par hasard, Carlo et Olga s’étaient rencontrés à la sortie du ciné-club où l’on venait de donner “Into the wild“, une sorte de saga écologique qui avait renforcé leur conscience de rats pris au piège dans une vie infernale et bien trop trépidante.

Elle lui raconta qu’elle avait à la fois besoin de calme et d’évasion, de mystère aussi. Elle voulait aller loin, loin, loin, dans un endroit où il ferait chaud, dans un lieu dangereux, mais sans tout de même y laisser sa peau.

Lui avait déjà beaucoup parcouru le monde et, sans préambule, lui proposa un voyage dans un pays de volcans, où la jungle tapissait toutes les montagnes et où les caïmans somnolaient le long des fleuves sur des plages de sable roux, à l’ombre des acajous.

Un mois plus tard…

Olga avait accepté, elle était vraiment trop lasse, elle avait tellement besoin d’aventure. Après avoir hésité quelques semaines car elle craignait de partir avec cet homme qu’elle ne connaissait finalement pas du tout, elle lui avait simplement dit en plaisantant au téléphone : “Si je peux avoir un coiffeur tous les mardis, alors, c’est d’accord !”

 

La “Reine Albert” filait maintenant le long de la côte ; on pouvait voir s’éloigner le gros bourg d’Extragencía, perdu dans les manguiers et les frangipaniers. Lui, par pur snobisme, avait essayé les premiers jours de ne pas quitter son impeccable costume trois pièces malgré la moiteur de cet air, tellement humide et chaud qu’on semblait pouvoir le saisir à pleines mains. Mais il avait finalement laissé tomber tout cela et tous deux déambulaient maintenant nus sur le pont de cette croisière naturiste le long des côtes du Mexique, de l’Amérique centrale et de la Colombie.

Parfois, le bateau s’arrêtait au milieu de cette eau chaude et ils pouvaient descendre se baigner dans l’océan, à l’arrière, protégés d’éventuels prédateurs par une sorte de filet métallique qui assurait leur sécurité : comme une sorte de piscine en pleine mer mais aussi, c’est vrai, comme une de ces fermes aquatiques où l’on élevait des thons !

Des thons, il n’y en avait pas sur cet immense catamaran : que des filles splendides à la peau dorée !

Un soir, ils firent escale dans un port minuscule. Deux vieux, très vieux, une femme et un homme assis sur un banc semblaient les attendre… Une fois rhabillés et descendus sur le quai, curieux, ils accostèrent ce couple singulier. Le vieux leur fit une confidence extraordinaire :

  • Hum… nous sommes les otages enlevés il y a soixante ans par le révolutionnaire Ramirez. Nous n’avons pas été maltraités et au moment de notre libération nous disons à l’opinion internationale : “Ramirez est un sacré chic type !”

Ils ne pouvaient en croire leurs oreilles ! Oui, ils savaient que le pays était dangereux, et c’est ce frisson que souhaitait Olga avant le départ, mais cette rencontre la plongea dans une transe où elle alternait entre inquiétude et grande excitation.

Le vieux, qui s’appelait Nestor, semblait ne regretter qu’une seule chose lors de cette longue captivité. Tout s’était bien passé et, comme il l’avait dit, ils avaient été bien traités mais… cette confiture d’orange qu’on lui servait tous les matins au petit-déjeuner… un souvenir amer et horrible ! Et, chaque matin, il s’était répété : “Espérons que la suite des évènements ne sera pas pire que cette confiture d’orange… !

Enfin, c’était fini, mais il restait désemparé, ne sachant que faire de cette nouvelle liberté et finissant même par regretter cette mauvaise confiture.

 

Carlo, qui en avait vu d’autres, fut tout de même ému par ce vieux couple à la dérive. Il prit son ton le plus british et pur tweed pour intercéder auprès du capitaine pour qu’on recueillît à bord les deux malheureux. Et la “Reine Albert” embarqua deux passagers supplémentaires.

Bien sûr, la décence leur interdisait de se mettre nus sur le pont comme les autres passagers, et ils furent autorisés à conserver leurs vêtements. Il valait mieux d’ailleurs.

Le vieux, derrière ses lunettes de soleil, n’arrêtait pas de reluquer les courbes de toutes ces filles qui passaient nues et sa femme, qui pourtant avait connu bibliquement ce chic type de Ramirez, s’énervait et n’arrêtait pas de lui taper sur le bras.

Trois jours plus tard, Olga le trouva inanimé : il venait de succomber à l’overdose de tous ces corps féminins ainsi dévoilés.

On était déjà le 14 mai, l’automne austral s’achevait… Il fut décidé d’accoster dans le port le plus proche pour assurer des funérailles au défunt Nestor. Chose assez fréquente dans ces contrées, une petite colonie chinoise s’était installée là et les habitants, souffrant probablement du mal du pays, avaient baptisé l’endroit Shangaï ! La ville était sale, à moitié abandonnée, infestée de rats. Quand on débarqua le corps du vieux pour l’amener jusqu’à cette cathédrale baroque construite par les Jésuites quatre siècles plus tôt, une tempête tropicale venait de débuter. Olga et Carlo résistaient sous un parapluie de fortune, leurs chaussures gavées d’eau tiède.

Quand la messe fut dite, ils se sentirent aussi transformés, lavés, transfigurés que de nouveaux missionnaires. Ils étaient devenus deux autres personnes qui décidèrent de ne pas répondre à l’appel de la sirène du “Reine Albert” qui repartit sans eux et de rester là, dans cette jungle colombienne. Au moins pour quelque temps.

 

 

Atelier d’écriture du 22 mai à Villenave d’Ornon

Le scénario de cet atelier d’écriture :  https://www.oasisdepoesie.org/forums/topic/bd-aventures/