Le président de la République avait demandé à son conseiller spécial Hubert de la Motte Piquet de venir le rejoindre. Ce dernier avait l’habitude de rencontrer le président tous les mardis soirs avant le conseil des ministres du mercredi et cette invitation l’intriguait beaucoup. Aujourd’hui, on était un samedi, ce jour inhabituel laissait présager un motif exceptionnel.

Le président de la République aimait s’entourer de grosses têtes et, bien qu’on soit en république, était friand de collaborateurs à particule. Bien que la France ait guillotiné le dernier roi Bourbon, elle ne se défaisait pas facilement d’un certain esprit monarchique dont tous les présidents de la cinquième république étaient fortement imprégnés. La constitution de 1958, sans le dire expressément, était celle d’une monarchie républicaine.

Ceci expliquait l’affection particulière du président pour Hubert de la Motte Piquet qui outre un parcours scolaire exceptionnel — École polytechnique, École normale supérieure, l’ENA, docteur en philosophie — était issu d’une très ancienne famille dont les ancêtres avaient suivi les rois de France lors de la première et la deuxième croisade. De plus, plusieurs membres de cette famille avaient servi la France, comme grands commis de l’état, sous tous les régimes. Il n’avait jamais avoué à ses parents, qu’il avait passé le CAP de boulanger, une lubie de jeunesse, et taisait ce diplôme, car il l’avait eu de justesse.

Dans la voiture qui l’emmenait à l’Élysée, il échafaudait un certain nombre d’hypothèses. Les réformes en chantier ne manquaient pas et sans doute le président avait-il eu une nouvelle fulgurance dont il était coutumier ? Sans doute il demandait à son conseiller spécial de venir, pour lui en parler,  et ensuite le charger d’une mission. Hubert n’était pas trop inquiet, c’était une grosse tête, il connaissait parfaitement tous les dossiers qui étaient passés entre ses mains, il était capable de retrouver rapidement les informations dont il avait besoin. Et malgré ses connaissances dans des domaines inconnus du commun des mortels, il pouvait vous donner le prix d’une baguette, d’un camembert au lait cru, d’un ticket de métro ou d’un sandwich jambon.

Quand l’huissier le fit entrer dans le bureau, le président se leva et se précipita vers lui le bras tendu.

  • Salut tête d’artichaut !

Les deux hommes étaient très familiers. Ils avaient été dans la même promotion à l’ENA et celui qui était devenu inspecteur des finances, ensuite était entré en politique. Il avait reconnu immédiatement les immenses capacités de son condisciple. Adorant l’humour il avait surnommé, cette « grosse tête » du nom de ce légume familier.

  • Salut Zeus ! J’espère que tu ne m’as pas convoqué pour me demander la capitale du Malawi ou le prix du pain au chocolat à Aurillac ?

Il faut préciser que c’était un rite entre eux, « Zeus » aimait poser les questions les plus incongrues à « tête d’artichaut ».

  • Mais non Cynara cardunculus !
  • Je t’ai convoqué pour te demander si tu t’y connaissais en intelligence artificielle !
  • Bien sûr ! Mais c’est même un sujet qui me passionne…
  • Donc tu sais que la France est à la traîne dans ce domaine
  • Je te vois venir, Zeus, tu vas me demander d’élaborer une stratégie pour que nous puissions rattraper notre retard ! Je suis ton homme !
  • Pas du tout Racyna ! – dit-il en gloussant —
  • ?????
  • C’est sur un autre sujet que je voudrais que tu te penches !
  • Qui n’a pas trait à l’intelligence artificielle ?
  • C’est exactement le contraire !
  • Le contraire ?
  • Oui le contraire ! Je voudrais que les scientifiques et informaticiens français se lancent dans la C.A.
  • La C.A. ?
  • Un vaste sourire illumina la face du président de la République.
  • Oui je voudrais que la France soit la première en Connerie Artificielle !

Le visage d’Hubert se figea quelques instants puis il éclata de rire.

  • Zeus, tu es vraiment le meilleur, tu es au sommet de l’Olympe de l’humour !

Le président prenait l’air sévère quand il énonçait une chose grave et importante.

  • Mais Hubert, je suis sérieux et je ne plaisante pas, je veux que la France soit la première en Connerie Artificielle !

Devant l’incompréhension de son conseiller spécial, il développa son projet et ses objectifs.

  • Je sais que tu connais bien l’intelligence artificielle, son objectif est d’élaborer des systèmes capables d’égaler et même de surpasser l’intelligence humaine. Compte tenu de la façon dont on alimente ces systèmes on devrait plutôt de parler d’intelligence collective.
  • Zeus, je sais tout ça ! Mais je ne vois pas le rapport avec Connerie Artificielle.
  • Parce que tu es un degré en dessous de moi ! – rire du président-
  • une simple question : à quoi sert l’intelligence artificielle ?
  • À être meilleure que les spécialistes ou les experts dans de nombreux domaines !
  • En effet l’intelligence artificielle peut être souveraine par exemple dans le jeu d’échecs, l’interprétation des clichés médicaux, la conduite de véhicules, etc. Mise en compétition avec le plus compétent des experts, elle le dépasse.
  • Mais quel rapport avec la connerie ?
  • Le rapport ? Tu seras d’accord avec moi la connerie gangrène nos sociétés. Elle est partout ! J’ai donc décidé que la France créerait un système C.A. plus performant que les meilleurs spécialistes dans tous les domaines.
  • Certes ! Mais pour quoi faire ?
  • Pour les contrer bien sûr ! Et pour cela il faut jouer sur les mêmes terrains…
  • Je te suis. Ce qui m’ennuie c’est « connerie » ! Quelle définition en donner ?
  • 1 à 0! Définis-moi ce qu’est l’intelligence…

Hubert de la Motte Piquet fouilla sa mémoire et énonça quelques définitions communément admises.

  • Mon bon ! Tu seras d’accord avec moi, tu n’as pas fait avancer le schmilblick d’un iota. J’ajouterais même que tout cela ce sont des « conneries ». 1 à 1 !

Le conseiller spécial dut en convenir, pas plus que l’intelligence, la connerie ne pouvait se définir clairement.

  • Tu vois, « tête d’artichaut », nous en sommes au même point que les médecins quand ils préconisaient l’asepsie et ignoraient l’existence des microbes. Et pourtant ils agissaient ainsi contre la maladie… Nous allons agir !
  • Je connais toutes les recherches et procédures pour réaliser l’I.A., mais que faire pour la C.A. ?
  • Arrête de faire l’enfant, tu as un véritable boulevard devant toi. Tu peux extraire des milliards de milliards de données simplement en regardant autour de toi : les réseaux sociaux, la télévision, la radio, la presse, les déclarations d’hommes politiques et si cela ne suffit pas, l’histoire avec un grand « H » est jalonnée de conneries qui ont entraîné la misère et la mort de millions d’hommes. Et cela n’a pas cessé de continuer jusqu’à nos jours…
  • Tu m’as convaincu, président, j’accepte la mission…
  • Merci tête d’artichaut, je suis content de moi : une intelligence naturelle va s’occuper de la connerie artificielle…

C’est ainsi que le conseiller spécial Hubert de la Motte Piquet devint monsieur C.A. Il constitua une équipe regroupant les meilleurs cerveaux français. Un budget important avait été débloqué pour ce projet et le président avait exigé le secret. Il n’était pas question qu’une puissance étrangère dépasse la France sur ce sujet. Cela remettait d’actualité un vieux slogan : « En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ». Et en plus des idées le gisement sur lequel pourrait s’appuyer le système était pratiquement inépuisable sans avoir besoin d’aller piller les pays étrangers.

Zeus avait demandé que ce projet secret soit appelé opération ß. Le PC opérationnel avait été installé sous le plateau du Larzac dans une grotte naturelle aménagée. Tous les temps libres des ordinateurs du territoire français avaient été réquisitionnés afin d’introduire les données nécessaires à l’alimentation du système informatique niché sous les Causses et les moutons. Les meilleurs informaticiens du pays avaient été engagés pour rédiger les algorithmes nécessaires à l’optimisation de l’opération ß.

Le président de la République se rendait le plus souvent possible au PC du Larzac.

Il était en relation étroite avec les services secrets, il exigeait de ceux-ci des rapports fréquents, il voulait savoir si la France avait le monopole de ces recherches dans ce domaine et si une puissance étrangère ne travaillait pas dans le plus grand secret sur un système analogue. Jusqu’à maintenant les rapports ne mentionnaient aucune recherche similaire sur la planète.

La mémoire de la C.A. ne cessait de s’enrichir. Comme pour l’I.A. il fallut tester son efficacité. Pour cette dernière le processus est bien connu, on fait s’affronter un expert et la machine sur un domaine particulier. Depuis le début des années 2010, les algorithmes de l’I.A. battent les humains au jeu de go, aux échecs, au poker, au casse-briques ou aux jeux d’arcade. Mais « la connerie » est multiforme, de plus il faut identifier les spécialistes et difficulté supplémentaire que l’affrontement ne soit pas connu du « spécialiste ». Hubert de la Motte Piquet n’avait pas été surnommé « tête d’artichaut » pour rien son cerveau trouva une solution.

Dans un premier temps il fallait s’attaquer à différents chefs d’État, il lui parut évident que pour réussir en politique, il faut être capable d’énoncer les plus grandes conneries, les plus absurdes qui seront crues par une majorité de la population.

C’est ainsi que Donald Trump, Vladimir Poutine, Kim Jong-un, Jair Bolsonaro, Nicolás Maduro furent choisis comme cobayes. Leur interlocuteur se présentait comme un émissaire secret du Pape François. En réalité chacun d’eux dialoguait avec les algorithmes de la C.A.

Au bout d’un mois « tête d’artichaut » dépité vint faire un bilan final à Zeus. Il avait sa tête des mauvais jours.

  • Président je suis désespéré, nous avons eu beau « nourrir » à en vomir le système ß jamais dans ses confrontations il n’a pu triompher de ses interlocuteurs !

Nous avons essayé également sur quelques hommes politiques français. Échec ! Et même avec un représentant des gilets jaunes, la machine a abandonné. Je dois me résigner : à ce jour la connerie naturelle est supérieure à la connerie artificielle.

  • Peut-être faut-il la gonfler encore ?
  • Impossible nous avons épuisé toutes les données disponibles ! Je dois te faire une confidence Zeus, sans te le dire nous t’avons testé…
  • Et alors ?
  • Tu as battu le système ß …

Hubert de la Motte Piquet sortit alors une lettre de sa serviette et la tendit au président de la République.

  • Ma démission Zeus !
  • Je n’en veux pas camarade. La mission que je t’avais confiée était sans doute impossible. Cela confirme une remarque qu’avait faite, en son temps, Einstein. Elle toujours d’actualité – Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue -.