Être dans le noir à longueur de journée est pesant. C’est pourtant l’épreuve que devait endurer un pot de mayonnaise à l’intérieur d’un réfrigérateur. Depuis combien de temps était-il là ? Il ne se souvenait pas. Cette nuit permanente avait supprimé tous ses repères temporels et spatiaux.

S’il avait été un pot comme on en rencontre dans des milliers de réfrigérateurs, son histoire ne vaudrait pas la peine d’être racontée. Seulement, par on ne sait par quel miracle il était doté d’une intelligence exceptionnelle !

Et dans le noir glacé, il ne cessait de penser. Pour alimenter son esprit, il avait besoin de communiquer. Les hommes s’imaginent avoir le monopole du langage. Cette histoire prouve le contraire. Du côté de ses voisins, il n’était pas gâté : un pot de cornichons à la conversation acide, un flacon de ketchup obséquieux, car fier de ses origines américaines, un paquet de beurre jaunâtre et maladif. Il avait quelques affinités avec un pot de moutarde, mais ce condiment, malgré sa parenté, avait un QI relativement limité et fort mauvais caractère.

Son univers était donc restreint. Il avait essayé d’engager la conversation avec certains hôtes provisoires du réfrigérateur, mais cela n’avait pas été vraiment un succès. Gaston, pour les intimes, avait interrogé les tomates sur leur origine. Ces péronnelles lui avaient ri au nez. Beautés marocaines elles ne s’abaissaient pas à parler à un vulgaire pot de condiment. Il n’avait pas eu plus de succès avec des poireaux. Ces seigneurs des soupes, à la tête blanche, avaient montré une humeur dédaigneuse. Avec le camembert il n’avait pas insisté tant son odeur était insupportable. Un morceau de gruyère avait essayé de lui décrire les montagnes où il était né, mais son récit était plein de trous. Un saucisson aussi sec que sa conversation ne lui avait pas appris beaucoup de choses sur l’espace extérieur. Les œufs n’étaient guère bavards. Bref ! Sa connaissance de son cosmos n’avait guère progressé.

L’intelligence est à la fois un cadeau et un fardeau. Gaston aurait été un banal pot de mayonnaise, il aurait vécu une vie certes commune, mais tranquille. Au lieu de ça, il était constamment en proie à des interrogations métaphysiques. Comme tous les grands penseurs, il était tourmenté sur la nature de son « moi » et sur les limites de son « non-moi ». Car Gaston avait conscience que son univers ne se limitait pas à l’étroit caisson de sa chambre froide. De temps à autre, une force mystérieuse l’emportait dans un espace lumineux et chaud. Des objets énigmatiques prélevaient de sa substance. Il n’en souffrait aucunement. Il ne pouvait l’expliquer. Il en était arrivé à la conclusion que ça faisait partie de sa condition de pot de mayonnaise. Ce qui ne le satisfaisait pas entièrement. Pour comprendre ses origines, il avait interrogé Isidore le pot de moutarde. Celui-ci lui avait lu, en ronchonnant, les inscriptions de son étiquette. Gaston savait maintenant ce qu’il contenait, mais cette liste d’ingrédients ne lui permettait pas pour autant de savoir qui il était. En plus, une mystérieuse échelle de traits l’entraînait maintenant à se poser de nouvelles questions. Le pot de cornichons avec sa bêtise habituelle se moquait des tourments de son camarade :

  • Qu’as-tu à te soucier de ce que tu es ? Tu es un bocal qui contient de la mayonnaise, ça devrait largement te suffire !

Gaston ne répondait pas à ses sarcasmes et continuait à se plonger dans ses réflexions métaphysiques.

 Isidore lui avait appris qu’une date figurait sur son couvercle : 25/12/09. Comme il ignorait la date actuelle, cette information le laissait songeur. Était-ce un commencement ou une fin ? Sa vaste intelligence lui faisait pressentir, contrairement à ses compagnons de son monde glacé, que les choses ont un début et une fin. Cette prémonition en appelait une autre à laquelle il ne pouvait répondre : y a-t-il un « après » pour les pots de mayonnaise? Quelle était l’échéance de la fin qui l’attendait ? Correspondait-elle à la date fatidique du 25/12/09 ou à l’épuisement de la substance qui le constituait ? Son intuition le poussait à adopter la deuxième conclusion.

Et dans l’univers obscur et froid du réfrigérateur sa pensée, inlassablement continuait à mouliner.

Un évènement vint troubler ce processus.

Il advint qu’un nouvel hôte fit son apparition dans le caisson : une laitue. Ce n’était pas la première fois que Gaston en voyait une et pourtant cette fois-ci ce fût différent. Inexplicablement il se sentit envahir par un sentiment qu’il n’avait jamais éprouvé. Les hommes auraient appelé ça de l’amour. Mais les pots de mayonnaise peuvent-ils tomber amoureux ? Quoi qu’il en soit, Gaston se trouvait, depuis l’arrivée de l’astéracée dans un état de surexcitation indigne d’un penseur. Il faut dire que l’aspect de la belle était de nature à retourner les sens du plus sage des objets. Finement pommée, elle étalait, dans le bac à légumes, des feuilles d’un vert appétissant. Il n’y avait pas besoin de la toucher pour sentir que sa substance devait être d’une tendresse incomparable. Son odeur subtile embaumait l’espace de la chambre froide. Il émanait de sa personne une noblesse que l’on ne s’attend pas à trouver chez une salade. Gaston ne pouvait voir sa dulcinée qu’aux rares moments où la porte s’ouvrait, mais une communion des sens s’était établie, entre eux. Cette idylle faisait rire les autres habitants. Mais les deux tourtereaux n’en avaient cure. Ils n’avaient pas besoin de grand-chose pour vivre leur passion. Il leur suffisait de partager le même espace pour atteindre une sorte de nirvana.

Malheureusement, cet amour sublime ne pouvait être qu’éphémère. Un jour Lactuca (c’était le prénom de la belle) fut extraite du bac. Gaston essaya de réagir, mais que peut faire un pot de mayonnaise, même supérieurement intelligent, devant une telle agression ? Les heures qui suivirent furent atroces. Ses réflexions métaphysiques lui semblaient dérisoires devant l’immense chagrin qui s’était emparé de lui.

L’espoir revint, quand la porte s’ouvrit à nouveau. Était-ce elle? Il fut déçu quand on le saisit puis on le transporta dans l’espace lumineux et chaud. Ce qu’il vit alors le fit défaillir : « sa » laitue reposait, dépecée dans un récipient et le fil mystérieux, qui l’unissait à elle, était coupé…

Il faut croire que l’expression « en avoir les sangs retournés » a un sens chez les pots de mayonnaise, car la force mystérieuse ne le replaça pas dans le réfrigérateur, mais dans une espèce de tube métallique où il se sentit tomber et briser en mille morceaux.

Quelque temps après un petit sapin sortait de terre dans une forêt des Vosges.

On ne sait par quel miracle il était doté d’une intelligence exceptionnelle !