Le médecin avait dit à ma mère : vous êtes presque à terme, mais attendons… ça sera meilleur pour l’enfant. Sortie du cabinet, elle perdit les eaux et une heure après je naissais. La sage-femme me tenant par les pieds annonça : il a presque crié, c’est un petit fainéant. Personne à cet instant ne pouvait se douter combien cet adverbe caractériserait ma vie future.
Bébé, le soir je m’endormais presque, ce qui fait qu’ensuite je troublais les nuits de mes parents. Je terminais presque mes biberons, plus tard mes assiettes. Il me fallut un certain temps pour marcher, parler, ne plus mouiller mon lit. Ma pauvre mère ne cessait de répéter : il s’est presque levé tout seul, il a presque fait un pas, il a presque dit maman, il est presque propre… C’est dire que j’ai presque failli entrer à trois ans à l’école maternelle, mais il fallut attendre que je sois parfaitement propre.
Les choses auraient pu s’arranger à l’école primaire, mais rien n’y fit. Toute ma scolarité j’eus presque la moyenne. Malgré mes efforts, je n’y parvenais pas.
Heureusement, ça ne m’empêcha pas d’accéder au collège, car grâce au laxisme du système éducatif, tous les élèves passaient de CM2 à la classe de sixième. J’étais dans cette frange d’élèves qui ne se fait ni remarquer par leur nullité ni par leurs résultats. C’est-à-dire qu’ils passent presque inaperçus. Ma seule trace dans l’établissement se résuma à des notes passables et des appréciations vagues.
Dès le primaire ma mère s’est inquiétée de mon comportement. Elle m’amena voir un médecin psychiatre. En bon professionnel il l’écouta avec patience, me fit faire quelques tests : je les réussis presque tous. Il faut croire qu’il n’était pas animé d’un esprit de lucre comme presque tous ses confrères, car il termina la consultation en disant : les choses s’arrangeront d’elles-mêmes avec l’adolescence. Il avait d’autres chats à fouetter. Mon cas l’intéressait moins que les schizophrènes, les paranoïaques, les psychopathes, les dépressifs chroniques, etc. Autant d’affections qui font le régal des spécialistes de l’âme.
Dès la fin du CP, j’avais plongé mon père dans la plus profonde désespérance. Ce grand intellectuel méprisait le mot « presque » et l’avait rayé de son vocabulaire. Toute sa vie il n’avait recherché qu’une chose : la perfection. Il considérait comme un échec, dans son parcours prestigieux, d’avoir engendré un fils si différent de lui.
L’adolescence n’ayant pas amélioré mon état, désespérant de la psychiatrie, ma mère s’était tournée vers des médecines dites « parallèles ». Elle racontait à ses amies que l’homéopathie m’avait presque guéri, l’acupuncture avait presque amélioré mon comportement et qu’avec les tisanes, les résultats étaient presque encourageants. Une exception, allez savoir pourquoi, le magnétisme n’avait rien donné.
Par le même processus qui m’avait permis d’accéder à la sixième, j’arrivai péniblement en classe de terminale, où j’eus presque le baccalauréat. Mes études se terminèrent là, après un triplement et il me fallut chercher un emploi, car, contrairement à ma mère, mon père ne voulait plus entretenir un fils qui lui avait non pas presque gâché l’existence, mais totalement. Ce constat est à noter tant il diffère de la tonalité générale de mon récit.
Pendant longtemps je n’ai pas été conscient de mon état et donc je n’en souffrais pas. Cette ignorance ne pouvait durer et avec l’adolescence émergea un traumatisme qui devint latent. Malgré la volonté que je développais dans la réalisation des choses je ne pouvais échapper à ce que je considérais dorénavant comme une fatalité : je terminais presque les choses, mais jamais complètement. C’était inévitable, conscient de mon état je perdis confiance en moi et les « presque » se multiplièrent. Est-il nécessaire de préciser que ma vie amoureuse s’en ressentit également ? À un âge où les garçons sont attirés par les filles, à chaque fois que j’étais près de concrétiser une relation, tout se gâtait.
Je parvins presque à trouver un travail c’est-à-dire que je décrochai un emploi partiel de cariste dans une fabrique de pneus. La seule chose qui presque me consolait, c’est que je n’étais pas seul dans cette situation. J’étais presque heureux, mais ce bonheur était teinté d’une certaine amertume. J’en vins à regretter de ne pas avoir une affection clairement identifiée comme le strabisme, le zozotement, le bégaiement, etc. donc guérissables.
Il faut être honnête ma « tare » n’avait pas que des conséquences négatives. Me promenant un jour dans la rue, un pot de fleurs tombé d’un immeuble explosa « presque » devant mes pieds. M’étant trouvé dans les parages d’une banque lors d’une attaque, une balle perdue se logea à quelques centimètres de mon cœur. Le chirurgien qui m’opéra affirma : vous avez presque failli mourir.
La banalité de ma vie et de mon récit sont tels que je pourrais presque le terminer ici. Mais l’affection dont je suis sujet me rend la chose impossible comme toute ma vie il m’a été impossible de terminer une rédaction, un devoir de mathématique ou la lecture d’un livre.
Mais comme vous lecteur vous n’êtes pas affligé du même mal, je vous laisse imaginer la fin de mon histoire, si vous en avez envie…
J’ai trouvé vraiment agréable lire et ce personnage m’a vraiment fait sourire. J’avoue que je m’attendais effectivement un peu à une fin renversée où il échapperait à la mort (pas presque mais vraiment car il a presque failli 🙂 !).
Je trouve que le “presque” est à la mode ces temps-ci et ce n’est pas pour me déplaire : cela me détend des grands coups de menton de ceux qui sont sûrs de tout et d’eux avant tout, et qui nous l’assènent.
Et bien sûr, cela m’évoque aussi la chanson de Souchon. Vraiment jolie et où le “presque” reste pour moi synonyme d’une grande délicatesse :
https://www.google.com/search?q=souchon+presque+paroles&rlz=1C1UEAD_frFR1052FR1052&oq=souchon+presque&aqs=chrome.2.0i355i512j46i512j0i22i30l5.6031j1j15&sourceid=chrome&ie=UTF-8
Merci Loki !
Merci Loki. J’ai beaucoup aimé cette nouvelle ; je lutte contre le désir de perfection ; il agit au détriment de nos capacités ; je ne connaissais pas cette chanson de Souchon ; elle est très belle!
Une chanson d’Anne Sylvestre va plus ou moins dans ce sens : “J’aime les gens qui doutent.”
J’ai eu l’idée d’écrire une suite à ton récit ; je l’ai presque commencée. (!)
Nima, quand tu l’auras presque terminée, merci de publier ici une suite que j’attends plein d’impatience.
L’impossible perfection, la frustration de l’incomplétude ! Comme je ressemble à ton personnage, comme sans doute nous y ressemblons toutes et tous ! Tu as mis le doigt sur quelque chose d’universel avec une façon apparemment anodine de raconter un destin que nous partageons tous. Ceux qui se croient parfaits le sont sans doute encore moins que les autres. Me revient en mémoire cette histoire entendue autrefois à la radio, déclaration d’un homme très imbu de lui-même : “Hier encore j’étais prétentieux mais aujourd’hui je suis parfait !”. Mais il arrive quand même que de temps à autre on fasse quelque chose de bien et d’achevé. C’est le cas de ta nouvelle que j’ai lue avec un sourire permanent et un réel plaisir. L’humour nous sauvera (presque) toujours !
Voici la fin de l’histoire de Presque que j’ai imaginée:
Non seulement ma “tare” n’a pas que des conséquences négatives mais elle se présente parfois comme de la modestie. Lors des rencontres avec mes collègues, quand nous allons boire un pot ou casser une graine, certains m’apprécient car je ne suis ni prétentieux ni imbu de moi-même. Parmi mes collaborateurs, il y a un homme jeune, arrivé très récemment dans la firme ; certains l’appellent “le nouveau” ; il se nomme Mathieu. Dès son arrivée, même avant, j’ai entendu des rumeurs le concernant ; il est chimiste ; il devrait effectuer des recherches sur les matériaux de fabrication des pneus d’hiver en vue de leur amélioration. Certains des travailleurs de l’usine le rejettent à priori. Je l’ai rencontré lors d’une sortie au resto. Nous avons échangé au sujet de ses difficultés. Il apprécie ma manière nuancée d’appréhender les choses et mon écoute attentive. Petit à petit il rencontre d’autres personnes et il retrouve de l’énergie ; une amitié est née entre nous ; cela nous fait du bien à tous les deux. Petit à petit je prends conscience de mes capacités ; je réalise que la perfection n’est pas possible en notre monde ; je prends confiance en moi.
Nima merci pour cette fin !
Tu nous comble Hermano et moi…
Encore une fin !
« Enfin ,je trouvai un certain apaisement quand je pus acheter une maison en Bretagne dans le Finistère dans la PRESQU’ÎLE de Crozon . « 😄