En ce début du vingt et unième siècle, Ernest Dumollard dénotait au milieu de ses contemporains.

À une époque où l’argent est roi et l’ambition le moteur de nombreux cybercitoyens, il était comme ces cailloux immobiles au milieu des torrents, laissant passer indifférents le flot bouillonnant.

Ernest Dumollard venait d’avoir soixante-quatre ans et la seule chose qui perturbait sa vie c’était le spectre de la retraite.

Mais si Ernest était paisible, il n’était pas indifférent.

Né près de Bergerac, dès son plus jeune âge une seule et unique passion l’animait : la préhistoire.

Il avait sept ans quand une équipe de spéléologues découvrit une grotte dans la campagne avoisinante. Cette immense cavité datant du paléolithique renfermait un trésor inestimable. De magnifiques peintures rupestres dont la conservation avait étonné les éminents professeurs venus du monde entier couvraient les murs.

Cette découverte ne pouvait qu’impressionner le jeune Ernest et orienter sa vie.

Fils d’un agriculteur, il était destiné à devenir paysan comme les nombreux ancêtres qui l’avaient précédé sur cette terre rude où seul un travail permanent permet d’assurer sa subsistance.

Comme son père et son grand-père, Ernest était un adroit chasseur. C’était une tradition dans la famille.

Il n’avait pas son pareil pour atteindre une grive ou un corbeau avec un lance-pierre.

Il excellait à la pêche à la fourchette. Sa dextérité faisait l’admiration de copains. Il n’avait pas son pareil pour soulever les pierres des torrents et piquer les poissons.

Il lui fallut une volonté hors normes pour convaincre ses parents que l’agriculture ne l’intéressait pas et qu’il voulait se destiner à l’étude de la préhistoire. Heureusement une nombreuse fratrie venait compenser la défection de ce fils ainé. Quand on est fils de paysan, il n’est pas aisé de vouloir progresser dans un domaine réservé à une élite urbaine. Tâche d’autant moins aisée qu’il lui fallait en plus assumer son nom. Il est facile d’imaginer toutes les plaisanteries qu’il dut subir de ses camarades en raison de son patronyme. Malgré tout il demeurait stoïque et attendait patiemment que ses persécuteurs se lassent.

Heureusement il avait la chance d’être dans la classe unique de monsieur Joseph Durepoix, instituteur rural, descendant des hussards noirs de la République, évangélisateur laïque nommé dans cette campagne pour faire bénéficier les fils de paysans des bienfaits de l’instruction.

L’enseignant avait immédiatement détecté dans ce jeune élève une intelligence qui ne demandait qu’à se développer. L’intérêt du jeune Dumollard pour la préhistoire était un atout sur lequel l’enseignant pouvait s’appuyer. Ernest fut rapidement le premier de sa classe et monsieur Durepoix alimentait sa soif de connaissance par des documents sur les hommes préhistoriques et leurs activités.

Quand Ernest regardait les images des chasseurs attaquant les aurochs et les bisons avec leur sagaie, il se voyait à leur place affrontant ces énormes bêtes et défiant les ours et les félins.

Son jeu préféré était de simuler une attaque contre les vaches de la ferme. Mais il lui fallait beaucoup d’imagination pour que ses paisibles bovins se transforment en redoutables bisons.

À l’âge de 14 ans, il passa brillamment son certificat d’études. Eût-il été en ville et enfant d’un milieu aisé, sans nul doute il aurait pu faire de brillantes études. Mais sa famille ne pouvait assurer les frais d’un déplacement en ville et la gestion d’une scolarité fût-elle même courte. Son père avait accepté qu’il quitte l’agriculture à condition qu’il trouve le plus rapidement possible un emploi. C’est ainsi qu’Ernest avait commencé sa vie en étant agent d’entretien puis comme guide à la grotte de Monzingue.

Cette grotte il en connaissait les moindres recoins.

On y entre par la salle des Taureaux ornée de peintures, souvent de dimensions impressionnantes : certaines mesurent jusqu’à cinq mètres de long. Elle est connue sous ce nom, car la plupart des animaux représentés sont des aurochs. Ils côtoient une dizaine de chevaux ainsi que six petits cerfs. Le seul ours de la grotte, superposé au ventre d’un aurochs est difficilement lisible.

Après avoir traversé le diverticule axial orné de bovinés et de chevaux accompagnés de cerfs et de bouquetins, on arrive à plusieurs salles où sont représentés des cerfs et des bisons, un groupe de félins, dont l’un semble uriner pour marquer son territoire.

Le puits présente la scène la plus énigmatique de Monzingue : un homme à tête d’oiseau et au sexe érigé semble tomber, renversé peut-être par un bison éventré par une sagaie ; à ses côtés est représenté un objet allongé surmonté d’un oiseau, peut-être un propulseur, sur la gauche un rhinocéros s’éloigne. Un cheval est également présent sur la paroi opposée. Il s’agit bien ici d’une scène dont les différents éléments sont en relation les uns avec les autres, et non d’une juxtaposition d’animaux ou de signes sur une même paroi, comme c’est le plus souvent le cas dans l’art paléolithique.

Quand il guide les visiteurs, Ernest Dumollard sait leur communiquer son enthousiasme. Jamais il ne se lasse de parcourir « sa » grotte.

Malheureusement un douloureux événement perturba son idylle avec elle.

Au bout de quelques années de visites intensives, les premiers indices d’altération apparurent. La respiration des visiteurs provoquant une acidification de la vapeur d’eau expirée corroda les parois.

Les systèmes mis en place ne permirent pas d’enrayer le phénomène.

La « maladie verte » fit son apparition : les émanations de dioxyde de carbone liées aux visites, une température trop élevée et les éclairages artificiels entrainèrent la dissémination de colonies d’algues sur les parois. Corrélativement l’atmosphère chargée en dioxyde de carbone généra la « maladie blanche », un voile de calcite se déposa sur les parois et sur certains dessins. Pour aggraver les choses, des taches noires dues à deux champignons apparurent dans plusieurs parties de la grotte.

Monzingue qui avait résisté au temps et aux intempéries plusieurs milliers d’années se dégradait inéluctablement.

Aussi il fut décidé de fermer la grotte au public et de construire à côté une réplique à l’identique.

Depuis ce jour Ernest fait visiter cette « grotte » artificielle, mais, quand c’est possible, il va se ressourcer dans la grotte originelle.

En ce jour de mai 2015, Ernest Dumollard est guide de première classe à la grotte de Monzingue. Il aurait pu bénéficier de promotions plus rémunératrices au cours de sa carrière, ses chefs, ayant remarqué ses compétences et ses connaissances sur l’histoire magdalénienne, lui avaient proposé plusieurs postes. Au grand désespoir de sa femme, il les avait refusés, car ils l’auraient éloigné de la grotte.

L’attachement qu’il avait pour ces peintures rupestres était viscéral. Il se souvenait du premier jour où il avait pénétré dans la salle des Taureaux. Il avait l’impression d’avoir toujours connu ces aurochs figés sur les parois. Les Dumollard avaient toujours vécu dans la région et il lui était facile de s’imaginer que ses lointains ancêtres qui avaient vécu dans la grotte immortalisaient leur environnement sur les murs. À cette époque très dure, l’homme ne vivait que de la chasse. L’élevage et l’agriculture n’existaient pas encore. Les chasseurs étaient en concurrence avec les félins reproduits sur les murs. Ils devaient développer des trésors d’ingéniosité pour survivre dans ce monde hostile. Comparé à cette vie-là, les travaux des champs auxquels il avait échappé lui semblaient bien banals et quand il contemplait les scènes de chasse, il se sentait solidaire des chasseurs.

Les huit visites qu’il avait animées dans la journée étaient terminées. Il ferma la porte de « l’ersatz » comme il avait l’habitude de la nommer et il était impatient de visiter « sa » grotte. 

C’était un des rares à avoir les clés de ce lieu mythique et cela le gonflait de fierté.

Conscient de la fragilité des murs, il y pénétrait comme dans un lieu sacré. Il marchait doucement, bloquant au maximum sa respiration, promenant le faisceau de sa lampe de poche, tout au long des couloirs, s’imprégnant des dessins mille fois regardés. Il les connaissait tous, la nuit parfois il en rêvait. Arrivé au diverticule axial, il sursauta : parmi les bovinés et les chevaux, la silhouette d’un chasseur muni d’une lance s’élançait vers un cerf. C’est comme si tout l’univers basculait. Il n’avait pas remarqué ce détail. Le doute s’insinua en lui. Comment en fréquentant, depuis si longtemps, cette grotte n’avait-il pas remarqué cette présence ? Il s’approcha de la paroi : le chasseur était bien là. Complètement déstabilisé, il sortit, rapidement, de la grotte et se rendit dans la réplique. Parmi les bovinés et les chevaux, point de chasseur ! Était-ce possible que les artistes aient oublié ce détail ? Avec les moyens modernes de reproduction, cela semblait impensable…

Rentré chez lui, il se précipita sur les nombreux ouvrages consacrés à la grotte de Mézingue. Sur les photos aucun chasseur n’apparaissait entre les bovinés et les chevaux.

Sa vie faite jusqu’à maintenant de certitudes chavirait.

Inutile de dire que cette nuit-là il eut beaucoup de mal à s’endormir.

Le lendemain pendant toutes les visites il ne pensa qu’au mystérieux chasseur.

Il abrégea les explications et contrairement à son habitude il mena les visiteurs au pas de charge.

« L’ersatz » fermé il se précipita dans « sa » grotte. Dans le diverticule axial, il balaya la paroi avec le faisceau lumineux. Il n’en crut pas ses yeux : parmi les bovinés et les chevaux aucun chasseur ! Cette absence le rassura… Néanmoins il commença à avoir des doutes sur son état mental. Il avait pourtant la certitude d’avoir vu ce chasseur ! Cette vision avait sans doute une explication organique. Un problème digestif ? Qu’avait-il mangé ce jour-là ? Un cassoulet. Il avait l’habitude d’en manger. L’alcool. Deux verres de vin comme toujours. Ce n’était pas l’explication… La fièvre ? Il était en parfaite santé. La fatigue ? Improbable… Sa vie était parfaitement réglée.

Quand on ne peut expliquer un événement, la meilleure chose c’est de l’oublier. C’est donc ce que fit Ernest Dumollard. Son seul traumatisme c’était la perspective d’une retraite proche. Il y pensait souvent et cette idée le paniquait. On lui reprendrait les clés et il ne pourrait profiter de son privilège.

Il donnait les explications avec moins d’entrain, ne songeant qu’à profiter au maximum des dessins rupestres dont il allait être privé. C’est donc dans un état second qu’il arriva dans la réplique du diverticule axial. Il se mit à bafouiller : parmi les bovinés et les chevaux, la silhouette d’un chasseur muni d’une lance s’élançait vers un cerf… !

La dernière visite terminée, il ferma l’accès et retourna au diverticule axial. Il n’avait pas rêvé, le chasseur était là… En s’approchant plus près, on pouvait distinguer son visage : une tête d’oiseau ! Que se passait-il ? Il se précipita dans l’ancienne grotte. Il n’y avait aucun chasseur parmi les bovinés. Pas de doute, il délirait. Tâtant son front il chercha la présence d’une fièvre. Rien ! Ce chasseur n’existait que dans son subconscient… Il n’y avait qu’à attendre : les choses allaient se remettre en place.

En passant le faisceau de sa lampe sur les parois du puits, il eut un haut-le-cœur : l’homme à tête d’oiseau et au sexe érigé avait disparu !

C’était vraiment trop grave ! Il fallait qu’il avertisse le directeur…

Le directeur de la grotte de Monzingue était ce qu’on peut appeler un brave homme. Non loin de la retraite comme Ernest, ancien élève de l’École du Louvre, il avait parcouru la France en tant que conservateur de petits musées de province. Plutôt que de terminer dans un poste prestigieux de fin de carrière, il avait préféré choisir la responsabilité des grottes de Monzingue. Il aspirait à un calme relatif, aimait la bonne chère comme le montrait son ventre et la région était réputée pour certaines de ses spécialités. Une calvitie de bon aloi, une face ronde et une moustache garnie lui donnaient un aspect sympathique. Il l’était d’ailleurs. Toujours d’humeur égale à condition que l’on ne lui cause pas d’ennui.

Aussi il fut contrarié quand Ernest Dumollard déboucha dans son bureau, c’était l’heure de l’apéritif et il n’aimait pas être troublé dans ses habitudes.

  • Que se passe-t-il mon pauvre Ernest ? Vous avez l’air complètement chaviré !
  • Je le suis monsieur de directeur. C’est une véritable catastrophe !
  • Il a le feu ? Une inondation ?
  • Pire monsieur le directeur !
  • Quoi donc ?
  • Le chasseur apparaît puis disparaît !
  • Quel chasseur ?
  • Le chasseur du puits…
  • Je ne comprends rien à ce que vous me racontez ! Soyez plus clair !
  • Dans les dessins rupestres, l’homme à tête d’oiseau et au sexe érigé a disparu…
  • Vous divaguez, mon bon Ernest !
  • Mais non ! Je vous le jure monsieur le directeur, en plus il apparaît dans le diverticule axial…

Le directeur voyait l’heure tourner et son apéritif compromis, mais il ne voulait pas brusquer son employé.

  • Bon Ernest, allons voir ça !

 Dans la grotte l’homme à tête d’oiseau était à place et nul chasseur n’apparaissait à côté des bovinés…

Le directeur retenant sa colère conseilla à Ernest Dumollard de prendre quelques jours de congé. Il était sans doute surmené, un peu de repos arrangerait les choses…

Le rencontrant quelques jours après, il l’interrogea.

  • Alors Ernest, ce fameux chasseur est toujours en balade ?

Le guide baissa piteusement la tête. Hier soir lors de son inspection quotidienne il avait constaté que le chasseur était au milieu du groupe de félins.

Quand il rapporta son observation au directeur, celui-ci perdit son calme.

  • Vous buvez, Ernest, ce n’est pas possible. Soufflez un peu !

L’haleine n’avait pas l’odeur de spiritueux ou de vin.

Le directeur se radoucit et mit son bras sur les épaules de son employé.

  • Ernest, je crois qu’il serait mieux que vous alliez consulter notre médecin du travail !
  • Mais je suis en parfaite santé, monsieur le directeur…
  • Te te ! Je n’en doute pas, mais on n’est jamais assez prudent, personne n’est à l’abri d’un AVC, ces hallucinations ont sûrement une cause organique !

Le médecin du travail faute de constater un problème de santé pouvant entraîner les divagations du guide, diagnostiqua un dérangement mental résultant d’une fixation du guide sur les dessins rupestres. Cinquante ans de carrière dans une grotte peuvent affecter l’intellect d’un individu. Il conseilla donc le placement de Ernest Dumollard dans ce qu’il appela pudiquement « une maison de repos ».

***

Plusieurs milliers d’années en arrière un chasseur vient d’être amené dans la grotte. Il a assuré la subsistance de la horde pour plusieurs semaines. Il a tué un bison avec sa sagaie, mais dans ce magnifique combat il a été éventré par les cornes de l’animal. Le sorcier immortalise cet exploit en en dessinant l’épopée sur les parois.

  • Tu peux rejoindre le royaume des Dieux. Je jure devant ton fils ici présent, que ton exploit traversera le gouffre du temps et que les fils des fils ton fils seront les témoins de ta gloire…

****

Dans sa chambre Ernest Dumollard feuillette un livre sur la grotte de Mézingue. Il sort d’un tiroir un propulseur en bois de rennes. C’est son secret, il l’a trouvé il y a quarante ans dans « sa » grotte. Il ne l’a jamais dit à personne. Il le caresse doucement et contemplant une scène de chasse.

– Le chasseur je suis sûr de l’avoir vu…