Si je te disais :
Tes hanches se balancent
Comme ces bateaux à l’ancre
Dans les ports de ta mémoire
Me traiterais-tu de poète kilométrique ?
Si je te disais :
Tu m’écris
Et tout devient comme l’eau
Qui scintille au soleil
Dans ces ports de nos mémoires
Me dirais-tu de cesser ces mièvreries ?
Si je te disais :
Tes yeux
Je les ai accrochés
Aux grands mâts qui ondulent
Sous la houle
Pour mieux te voir me voir
Me traiterais-tu de sorcier
De voleur iconoclaste
D’amant éploré
Ou de schizophrène virtuel ?
Et si je te disais :
Je suis ton analphabète
M’apprendrais-tu à aimer
Jusqu’à l’oméga de nos vies ?
Alors sentirais-je ta main
Doucement se faufiler
Pour caresser mon dos ?
Et te dirais-je
comme il s’envole
l’oiseau-lyre évadé
de tes lèvres,
troubadour aux paroles
insensées
comme tes mains
d’algues et de coraux
entremêlés
m’ont chavirée
dans leurs flots houleux
coquillage amarré
à l’écume d’un regard
soumise à la brise
des philtres marins
insensible aux appels
des cornes de brume
et pour avoir goûté le sel
l’amertume des rivages iodés
Naïade ruisselante
je reviens toujours
m’échouer
J’ai lu ce texte à de nombreuses reprises et, à chaque fois, j’ai découvert de nouveaux bijoux parmi ces mots et ces vers qui s’enchaînent.
C’est un poème extraordinaire qui nous entraîne dans un monde surréaliste, sur des chemins aventureux.
Tout au long du poème, le narrateur nous prend par la main. Il nous fait percevoir des choses étonnantes qui paraissent évoquer en lui des pensées ambiguës et des métaphores compliquées. Certaines images ne sont pas toujours douces ; toutefois, elles sont sans cesse intrigantes.
Le narrateur s’adresse à sa bien-aimée, mais il ne parle que de ses propres perceptions. Cela commence déjà dans la première strophe avec ces métaphores fantastiques presque hilarantes : les ports (mémoires) dans lesquels ces bateaux à l’ancre (ses hanches) se balancent.
Apparemment, ces métaphores étranges n’ont pas échappé au narrateur lui-même : il termine en prévoyant comment elle va probablement donner un virage radical aux événements en l’accusant d’être un poète kilométrique.
Il est prisonnier de cette femme aux yeux qui nagent.
P.S. Je trouve que cette strophe, où tu évoques la poésie “kilométrique” est un beau clin d’œil à cette discussion que nous avons commencée à propos du caractère poétique d’un texte.
J’adore le deuxième passage doux et romantique sur ce qu’elle évoque en lui avec ses écrits : “Tout devient comme l’eau qui scintille au soleil”. Et tout cela se passe toujours dans un monde mystérieux, dans les ports de la mémoire cette fois à eux.
Il comprend bien ce qu’elle va probablement lui dire : “de cesser ces mièvreries” car il sait à quoi il s’engage, des mièvreries.
Je vois encore ici une allusion à ce qui est poétique ou pas poétique. Une sorte d’auto-dérision de l’auteur et aussi une manifestation de pudeur à écrire des mots d’amour sincères mais un peu ronflants et peut-être mièvres.
Est-il mièvre de dire tout simplement “Je t’aime” ?
Moi, j’aime cette idée de scintillement provoqués par les écrits de sa belle !
Est-ce que parce que j’aime trouver quelques violons dans l’orchestre ?
Voici mes strophes favorites : la troisième et la quatrième : une scène très surréaliste !
Mon Dieu ! Cela me fait peur, mais je le trouve magnifique. Une scène d’horreur au service d’un amour impossible.
Accrocher ses yeux aux grands mâts pour qu’il puisse mieux la voir le voir.
Quelle imagination !
Et oui, encore une fois il sent ce qu’elle en pense : L’acte d’un sorcier.
Il s’agit d’un voleur iconoclaste, d’un amant éploré ou d’un schizophrène virtuel.
Mais qu’est-ce qu’un “schizophrène virtuel” ?
S’agit-il un “slip of the tongue” de la part du narrateur ?
Sommes-nous le témoin d’un amour virtuel ? Sourire…
Le “schizophrène virtuel” me paraît abusif et un peu trop opaque, alors, je pencherais pour la version “amant éploré”…
Je sens dans cette strophe l’expression d’une maîtrise proclamée : “tes yeux, je les ai accrochés…”. Mais finalement, ce n’est qu’une maîtrise feinte : en fait, une grande détresse car ces yeux sont si loin, en haut du mât, tellement inaccessibles. Et ils regardent l’auteur à distance, comme une caresse inaboutie.
Et l’on sent que ce sont ces yeux qui sont maîtres de tout et qui dictent ce que dicte le vent.
Ces yeux, j’aime les regarder onduler sous la houle en me rappelant le mouvement des hanches de la première strophe.
Je trouve que le ton des deux dernières strophes est en rupture avec le reste du poème. Une rupture bienvenue pour moi ou le poète semble rendre les armes, autant dans ses sentiments (il devient moins orgueilleux, plus modeste, mais toujours soumis) que dans son langage qui se fait plus prosaïque, moins épique, moins follement romantique !
Finalement, on est de retour dans la tranquillité d’un amour réciproque.
La belle doit accueillir l’analphabète et lui apprendre à aimer par une simple main dans son dos.
J’ai trouvé la conclusion heureuse.
Le titre va très bien avec la magnifique image de ces yeux qui semblent nager dans un univers qui n’est que le sien. C’est comme si elle entendait l’amant sans se soucier des sentiments derrière la voix.
J’ai beaucoup apprécié la lecture de ce poème, tant et si bien que j’aimerais en lire d’autres.
Je te remercie infiniment pour ta contribution exemplaire !
Purana
Selon moi, c’est un délicat chant d’amour et
des images évocatrices.
Merci, Hermano, pour ce beau poème!
Humble est l’amant, humble le poète.
Car nous brisons par effraction les chuchotements de l’indicible, l’aveu de ses limites, de sa voix, de sa parole face à l’être aimé, celui à qui on aurait vendu son âme à Dieu.
L’écrivain de cette lettre, de cette supplique s’expose, âme mise à nue, toute vergogne bue.
Un rien illumine , exalte les battements de cœur et “tout devient comme l’eau qui scintille au soleil”au travers de ses miroitements irisés.
Ses yeux dessinés sur un tee-shirt ondulent parmi les haubans.
Chaman, l’auteur se fait capteur de rêves, empreint d’une image indélébile, hanté par cette vision.
“Et si je te disais je suis ton an alpha bête, m’apprendrais tu à aimer jusqu’à l’Oméga de nos vies?”
Peut-être y cueillerais-je alors l’ultime caresse, doucement prodiguée.
Merci, Ska de cet écho magnifique et très poétique pour moi. Je sens qu’il s’agit peut-être d’une improvisation, auquel cas je la salue encore plus bas !
Je trouve vraiment dommage que tu ne publies pas ce texte qui est un vrai poème dans la rubrique des poèmes : ici
Et bien sûr, je serais comblé de connaître ton opinion ou ton ressenti sur la poésie, si tu voulais te mêler à notre petite discussion : Poétique ou pas poétique.
@Purana : Je crois que tu as bien compris le poète “kilométrique” et bien analysé l’ambigüité que je voulais instiller dans ce texte. Au-delà des mots qui expriment ce qu’ils expriment et dont je laisse à chacun le soin de se les approprier et de les interpréter à sa façon, j’ai voulu tenter un decrescendo en allant d’un lyrisme un peu effréné à une expression beaucoup plus prosaïque, même si j’espère qu’elle conserve jusqu’au bout une certaine poésie.
Merci d’avoir été sensible à ce “Tout devient comme de l’eau qui scintille au soleil” qui est, finalement, mon image préférée dans ce poème.
@Nima, heureux que ce texte t’ai touchée par ses images.
@Tanagra : Oui, c’est drôle comme on demande aux poètes de dire l’intime, de se mettre à nu mais tout en gardant un voile de pudeur pour laisser libre cours à l’interprétation et à l’imagination du lecteur. En tout cas, c’est cela que moi, je ressens, et c’est ce que je demande à un poète.
Je suis heureux que tu voies un tee-shirt qui flotte dans les haubans comme ces “yeux qui flottent” (je trouve ton image effectivement poétique) alors que pour moi c’était plutôt une girouette de l’amour en haut de ce mât ! Rires !
Et merci pour cette suggestion bien venue de conclusion, que je trouve plus fluide et moins en rupture que la mienne avec le reste du texte. Mais c’est une rupture que j’ai voulue.