S’il est un pays aride et sauvage, c’est bien le pays de Léon, au bout du nez de la Bretagne. Il est constitué d’un plateau granitique à peine vallonné, entaillé d’abers et buriné par de minuscules rivières issues des Monts d’Arrée. C’est une terre de légende, de chants et de danses, de manoirs et de calvaires, de stèles et de chapelles.

C’est donc naturellement là que notre histoire se situe. Il y a bien longtemps dans un petit village, isolé dans les terres, vivait un petit garçon de huit ans Ehouarn. Il était le deuxième d’une fratrie de cinq enfants. Trois garçons, ses frères : Nevenou et Gidwen. Deux filles : Maelyne et Rivanon. Les parents : des paysans travaillant du matin au soir pour faire pousser de l’orge, du blé, des betteraves, des fèves sur cette terre que Dieu leur avait donnée pour vivre. Et Dieu n’avait pas été bien généreux : le sol était dur, difficile à retourner et peu fertile. Trois vaches broutant une herbe rare et rase complétaient la « fortune » de la famille. Elles assuraient un peu de lait. Leurs bouses séchées étaient récupérées pour le chauffage, car le bois était rare dans cette lande hostile. Ils vivaient dans une maison en pierre, bâtie par de lointains ancêtres. Le granit est la seule chose abondante dans le pays. Ce n’est d’ailleurs pas exact, l’eau y coule à profusion apportée par les nuages de l’océan. Toute la famille dort dans une seule pièce sans fenêtre, à même le sol sur des ballots de paille. Une cheminée rustique sert pour le chauffage et la cuisine.

Malgré cette vie rude Ehouarn était heureux. Comme ses frères et sœurs, il aidait les parents dans les travaux agricoles. Ce qu’il aimait particulièrement, c’était surveiller les vaches et les ramener le soir dans l’étable. Il était pauvre et pourtant il avait l’impression d’être riche, toute la lande des alentours lui appartenant ! Il en connaissait chaque bosse, chaque monticule, chaque source ou fontaine. Il pouvait se baigner dans toutes les petites rivières serpentant dans la région.

Cependant, la vie n’était pas si idyllique que ça, ses parents l’avaient prévenu de l’existence de loups rodant dans la campagne. Mais à huit ans quand on a du sang breton on se sent invincible. Les conseils des adultes, les leçons de monsieur le curé sont autant de paroles que l’on écoute et qui s’envolent.  En plus des loups, il se disait que la lande était hantée par des korrigans. Des anciens prétendaient en avoir rencontré et les décrivaient comme des nains noirs et velus, coiffés de chapeaux plats avec des rubans de velours.  Ils prétendaient même qu’il y avait des filles coiffées de bonnets violets. D’autres racontaient qu’ils avaient une magnifique chevelure et des yeux rouges lumineux. De toute façon, d’après monsieur le curé c’était des êtres malfaisants, envoyés par le malin pour terroriser les hommes. D’ailleurs ceux qui avaient eu le malheur de les rencontrer et qui n’étaient pas de bons chrétiens avaient disparu ! Et ils n’étaient pas les seuls près des sources, des fontaines, dans les grottes et près des dolmens, la lande était hantée par un peuple de créatures fantastiques : fées, sorcières, farfadets… Parfois le soir autour du feu sa mère lui racontait des histoires de fées. Il y avait bien sûr les bonnes fées comme la fée Gwenaela qui présidait à la naissance des enfants et distribuait les dons et les qualités, mais il y avait aussi malheureusement la fée Levenezig, une horrible fée qui elle distribuait les tares.  Le petit garçon y pensait quand il rencontrait dans les chemins, Jacquou, un bossu, simple d’esprit qui hurlait en le voyant. Sa mère disait que la fée Levenezig était la reine des korrigans.

Ehouarn était un peu impressionné par ces récits, mais il se sentait de taille à affronter tous ces êtres mystérieux. Il n’était d’ailleurs pas persuadé de leur méchanceté. Son grand-père lui avait raconté qu’un aïeul avait rencontré des korrigans en train de danser à la tombée de la nuit près d’un rond de sorcières comme on en trouve parfois dans les prés. Furieux d’être dérangés ils lui avaient échangé sa vie contre un défi : faire tomber un dolmen en creusant autour avec une pelle avant le lever du jour. Et l’ancêtre avait réussi ! Au village on disait qu’il avait eu de la chance d’être un chrétien pieux et assidu à l’église, sinon les kormandons (c’est un autre nom des korrigans) l’auraient entraîné sans autre forme de procès dans leur royaume souterrain. Ehouarn allait régulièrement au catéchisme et se sentait donc de taille à les affronter.

Un jour que sa famille était endormie, il décida d’aller faire un petit tour dans les landes avec un camarade. À deux ils se sentaient plus forts. Le temps était beau et la lune éclairait le paysage. Ils décidèrent d’aller aux dolmens des Kermadec. On racontait encore que certains soirs, les fantômes des druides ayant vécu autrefois sur les lieux revenaient devant les rochers pour célébrer une messe satanique en présence de sorcières et de korrigans. Aucun homme sensé du village n’aurait eu l’idée de se rendre la nuit dans cette partie de la lande. Mais allez savoir ce qui se passe dans la tête de gamins ? Ehouarn et Younick étaient rongés par la curiosité et en oubliaient toutes les recommandations. Après avoir marché plus de trois kilomètres, ils arrivèrent en vue des dolmens. Une lueur bleutée semblait flotter au-dessus des rochers et ils pouvaient entendre le son de binious. Apeuré, Younick refusa de continuer.  Ehouarn le traita de pleutre et le laissant caché derrière un rocher, s’avança seul vers les dolmens. Arrivé tout près, il n’en crut pas ses yeux.  C’était donc vrai ! Allongé sur le sol derrière un bouquet d’herbes, il pouvait voir une cinquantaine de korrigans les cheveux dans le vent, les yeux rouges lumineux dansant la sarabande, autour d’un dolmen entouré d’un halo bleu, au son d’une musique qui semblait venir de nulle part. La scène était irréelle et les nuages défilant dans le ciel devant la lune rendaient les choses encore plus fantastiques. Ehouarn prit peur et recula lentement pour retourner au village. Brusquement il se sentit saisi par une multitude de mains. Il eut beau se débattre une vingtaine de nains le transportait vers le dolmen et le déposait au pied de la fée Levenezig. Elle tendit un doigt menaçant vers lui.

  • Qui t’a permis de troubler notre fête ? Tu vas le payer !

Se souvenant ce qu’avait expliqué monsieur le curé, le petit garçon se mit à réciter des prières.

La fée se mit à rire.

  • Crois-tu m’impressionner par tes prières, l’enfer se moque de tous ces rites que vous pratiquez, vous les hommes. Nous n’avons que faire d’un petit garçon dans notre royaume souterrain. Pour te punir, tu seras transformé en sucre !

Une lueur rouge aveuglante illumina la lande et Ehouarn se retrouva couché face contre terre, seul. Le silence était revenu et le dolmen avait repris sa couleur grisâtre.

Le garçonnet était soulagé de s’en être tiré à si bon compte. Il y a un instant, il se voyait emporté dans le royaume souterrain des morts et maintenant il avait la sensation que rien n’était changé. Ayant rejoint Younick, il joua les matamores. Son camarade était un peureux, lui un vrai Breton qui n’avait peur de rien. En sucre ! C’était bien une punition ! La fée et les korrigans avaient seulement voulu lui faire peur, ce n’était pas possible. Il se sentait en pleine forme. Machinalement il suça l’un de ses doigts. Il eut instantanément un goût sucré dans la bouche…

 

Ce n’est que plus tard qu’il prit conscience de la gravité de la malédiction qui le frappait. Sa vie devint un enfer. Il n’était plus question qu’il sorte les jours de pluie. Et dieu sait qu’ils sont fréquents en Bretagne. Impossible de se laver ! Il n’aimait pas particulièrement cela, mais au bout de quelques jours il exhalait une odeur fétide et la couche de crasse s’épaississait sur sa peau. Boire et manger était une véritable souffrance. Tout liquide coulant dans sa gorge emportait un peu de matière. Il restait terré dans la maison, n’osant plus sortir. Le sucre dont il était constitué attirait les animaux. Les chiens voulaient le lécher et lui croquer la jambe. Les guêpes et les abeilles se posaient sur sa peau, les fourmis grimpaient sur son corps.

Ses parents, à qui il avait raconté ses aventures, l’évitaient comme un pestiféré. Seul Satan avait pu lui donner l’idée d’aller voir les korrigans ! Sans les supplications de sa mère, son père l’aurait volontiers chassé du domicile familial. Le curé avait essayé, en vain, d’expulser le démon, logé en lui, en disant des messes et des prières. Les aspersions d’eau bénite avaient eu comme seul effet de dégrader un peu plus son corps.  On le considérait comme un lépreux, on l’évitait, les femmes se signaient en le croisant. Quand le temps était sec, il errait dans la lande, enveloppé d’une méchante toile qui le protégeait des insectes, un gros bâton lui permettait de chasser les chiens. Il retournait souvent aux dolmens dans l’espoir de revoir les korrigans et d’implorer leur pitié. Jamais il ne les revit.

 La malédiction entraînait une morte lente, pire que l’enfouissement dans l’univers des ténèbres. Tout son corps était rongé par l’humidité et il disparaissait peu à peu du monde des vivants.

Ehouarn sentant sa fin venir, prit un jour la décision de quitter son village où il n’existait déjà plus et de se diriger vers la mer qu’il n’avait jamais vue. Il marcha plusieurs jours se cachant dans des grottes ou sous des rochers quand il pleuvait. Bien amaigri et fatigué il arriva sur le bord de l’aber Penban’ach.

Il était fasciné par l’étendue de la mer. Dans la lande il n’avait jamais vu l’horizon s’étendre aussi loin. L’océan, tel un ogre gigantesque, avait dévoré la cote et pénétré sur plusieurs centaines de mètres à l’intérieur des terres. Il s’allongea sur le sol, pensant : quel magnifique endroit pour quitter ce monde de souffrances. À ce moment il entendit des cris. S’asseyant, il vit au milieu de l’aber une forme qui se débattait. C’était une petite fille qui se noyait. Bien que l’eau soit devenue sa pire ennemie, il n’hésita pas un instant. Plongeant de la falaise, il nagea vigoureusement vers l’enfant qui s’enfonçait. La prenant sous les bras il l’entraîna vers les rochers. À mesure qu’il nageait, il sentait son corps fondre, mais il ne voulait pas abandonner. Dans un dernier effort, il réussit à poser la petite sur une plateforme rocheuse, puis se laissa aller dans l’eau. Il n’était plus que l’ombre d’un petit garçon. Il avait cessé de lutter. Sur le haut de la falaise, la fée Levenezig était apparue avec une dizaine de korrigans. Elle riait d’une façon démoniaque. Brusquement le rire cessa. Une seconde fée surgit : la fée Gwenaela. Les gnomes se mirent à trembler. Gwenaela les toucha de sa baguette. Les nains flambèrent alors comme des insectes dans la flamme d’une bougie et il ne resta plus qu’une fumée noire coulant lentement vers la mer. Furieuse la fée Levenezig  s’enfuit dans la lande. La fée Gwenaela descendit lentement vers ce qui restait du petit Breton.

  • Ehouarn, par ton attitude, tu as montré que tu étais capable de faire ce qu’une majorité d’hommes auraient refusé de faire. Tu n’as pas hésité à sacrifier ta vie pour sauver celle d’un autre. Je lève la malédiction que les korrigans ont lancée sur toi !

La même lumière rouge, que celle apparue prés des dolmens, sortit du corps de l’enfant, éclaira l’aber et telle une tornade, s’éleva dans le ciel pour ensuite plonger dans le sol en haut de la falaise : le mal regagnait les enfers. La fée sourit puis disparut. Allongé dans l’eau, Ehouarn tâta doucement son corps. Il était redevenu lui-même…

 

Les anciens racontent qu’il fut recueilli par les parents de la petite Herveline qu’il avait sauvée. Ils l’élevèrent comme leur fils et quand il devint grand il l’épousa.