Le soldat Jimmy Mac Carson est collé contre ses camarades dans la péniche de débarquement. Son casque lui cisaille le nez. La barge tressaute sur les vagues d’une mer déchainée. L’embarquement a été périlleux. Il y a une demi-heure les trente-six soldats américains sont descendus sur la péniche accolée, par des filets de cordes disposés sur les flancs du destroyer.
À partir des prévisions météo établies par les services civils, le général Eisenhower avait fixé la date du débarquement en Normandie au 5 juin 1944, au matin. Cependant, le mois de juin débute par un très mauvais temps et les dernières prévisions affichent une mer agitée et d’épais nuages pour ce jour. La décision est prise de repousser l’opération au lendemain.
Hélas ! la météo est encore mauvaise le matin du 6 juin. Mais l’opération étant décidée elle aura lieu. Les services de renseignement ont appris à l’état-major allié que les Allemands ne croient pas à un débarquement. De ce fait ils ont annulé même les patrouilles en mer, permettant donc aux alliées de les prendre totalement par surprise. Une erreur stratégique en partie due au manque d’informations météo qu’avaient les Allemands sur l’Atlantique et le Royaume-Uni, secteur clé pour la prévision dans un flux d’ouest.
Bien sûr, tout cela, le soldat Jimmy Mac Carson l’ignore. Il y a plus d’un mois qu’il est stationné en Angleterre avec son régiment. Chaque jour celui-ci attend l’ordre d’embarquer.
Jimmy est originaire de l’Arkansas, un État du sud des États-Unis. Plus précisément de Pine Bluff une ville américaine, située dans le comté de Jefferson. Il a toujours vécu dans cette petite ville, son père a un élevage de bovins et Jimmy est appelé à lui succéder. À huit ans il montait déjà sur un cheval pour aider son père à rassembler les vaches. Il n’a jamais quitté son état. Le Missouri, le Tennessee, le Mississippi, la Louisiane, Le Texas, l’Oklahoma pourtant voisins lui sont totalement inconnus. À l’école les maitres lui ont parlé de l’Europe, mais ce continent reste flou dans sa tête. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne sont des pays qu’il serait incapable de situer sur une carte. Aussi quand les États-Unis ont décidé d’entrer en guerre contre l’Allemagne cela a provoqué un bouleversement considérable dans la vie de ce Yankee. Comme beaucoup de jeunes Américains, il a été enrôlé dans l’armée et transporté aussitôt vers le vieux continent découvrant ainsi une guerre qui ne le concernait pas…
Pour l’instant Jimmy Mac Carson a froid, les vagues, qui éclatent sur les bords de la péniche, l’éclaboussent. Il serre contre lui son fusil US M1 Carbine. En Angleterre il en a appris rapidement le maniement. Aujourd’hui l’angoisse lui serre les tripes, ce n’est plus un entrainement, mais une confrontation avec l’ennemi. L’ennemi ? Que connaît-il de l’ennemi ? Ses chefs l’ont décrit comme des soldats impitoyables commandés par un dictateur à demi fou. Le secret étant la règle depuis des mois, Jimmy sait qu’il va débarquer en France. Il n’a aucune idée de l’objectif. Une armada de péniches recouvre la mer. Il n’est qu’un pion ainsi que les autres soldats dans cette guerre mondiale.
Même le sergent Boris Jarulski sait-il que l’objectif est Utah Beach ?
On aperçoit au loin à travers les nuées de pluie la côte qui s’embrase sous le pilonnage de l’aviation et les tirs des destroyers. Avant le déclenchement de l’opération, on leur a expliqué qu’au moment du débarquement, les fortifications allemandes auraient été détruites par les bombardements massifs alliés. Cela devait être une vraie promenade de santé…
Jimmy Mac Carson ne connaît pas tous les soldats de la péniche, mais il a eu le temps d’apercevoir Jack Mandelson un jeune noir de Louisiane. En Angleterre, ils étaient dans la même chambrée et le soir Jack sortait sa trompette pour jouer un peu de jazz. Pour l’instant il est comme tous les autres soldats de la barge, le corps replié, tassé vers le sol afin d’échapper aux embruns ne se souciant pas de l’endroit où ils vont débarquer. Seul le sergent Boris Jarulski est debout à l’avant de la péniche. Il y croit le sergent ! C’est son heure de gloire, ancienne petite gouape de Chicago, il est le seul engagé du commando. Il veut être digne des galons figurant sur son treillis.
Les péniches ne sont plus qu’à quelques encablures de la côte. Commence un feu nourri provenant des défenses adverses, les têtes se baissent un peu plus, les chocs des balles résonnent sur les parois, seul Jarulski, inconscient, reste debout.
La barge est brusquement stoppée par le sol de la plage. La passerelle avant s’abaisse et le sergent Boris Jarulski s’élance, en ordonnant l’assaut. Jimmy Mac Carson n’a même pas le temps de réfléchir, il est entrainé par le commando qui s’est élancé d’un seul bloc. Le jeune homme a de l’eau jusqu’à la taille. Il se déplace difficilement, maintenant son fusil au-dessus de sa tête. Des centaines de péniches, comme la sienne, se sont immobilisées devant Utah Beach. Un flot ininterrompu de soldats progresse vers les fortifications. On dirait que l’enfer est descendu sur terre. Sous la pluie battante, les Allemands continuent de tirer sur les troupes américaines. C’est une véritable hécatombe, les hommes s’écroulent par milliers. Pas un seul rocher pour se mettre à l’abri. L’artillerie des navires continue à pilonner les blockhaus et malgré les bombardements préalables, la défense allemande dispose encore de moyens de tir. Jimmy ne pense plus, il avance mécaniquement en rampant, tentant de se mettre à l’abri sous la butte en dessous des fortifications. Il se cache derrière les cadavres de ses camarades, le sang ruisselle sur le sable. Le jeune Yankee est trempé par la pluie. Sous l’effet de la peur, ses sphincters se sont relâchés…
Il n’a pas encore tiré un seul coup de feu, sa seule préoccupation est d’échapper aux tirs adverses. Toujours plaqué au sol, il gravit la pente sous un des blockhaus en feu puis se redresse et le contourne, une porte a été détruite par une explosion. Il pénètre dans le fortin son fusil US M1 Carbine pointé, prêt à tirer. Derrière une mitrailleuse hors d’usage dans la salle enfumée sont étendus les cadavres de plusieurs soldats allemands. À droite il entend des gémissements, ils ne sont pas tous morts… Le sang de Jimmy Mac Carson se glace : un jeune homme ensanglanté gémit, allongé. C’est donc eux ces terribles soldats allemands qu’on lui a décrits. Il a le même âge que lui, l’air bien frêle dans son uniforme de la Wehrmacht. Il lui tend la photo d’une jeune femme et une alliance. Jimmy approche son oreille de la bouche du blessé. L’homme murmure : « Ich bin Horst Kasner ». Puis il s’évanouit.
Mac Carson ne se souvient plus très bien de ce qui est arrivé ensuite. Quand il s’est réveillé, il était étendu sur un brancard porté par quatre soldats américains. Ils l’ont glissé dans une ambulance, il avait mal au ventre et pissait le sang.
Après une longue convalescence il est retourné à Pine Bluff. Gravement blessé, il n’a pu participer à la fin de la libération de l’Europe. Assis dans son rocking-chair, il regarde la photo de la jeune femme et manipule l’alliance. Il pense aux dernières paroles de Horst Kasner. Il revoit son regard implorant. Jimmy Mac Carson est un homme d’honneur. Il fera tout pour exécuter les ultimes volontés du jeune soldat. Toutes les horreurs qu’il a vécues lui ont fait prendre conscience que tous deux n’étaient que des victimes entrainées malgré eux dans cette guerre.
Il décide de faire appel à un détective privé. Celui-ci a peu d’éléments : un nom, un prénom, une date, un lieu : Utah Beach.
Dans un premier temps son enquête permet d’identifier les défenseurs de la côte : la 709e division d’infanterie allemande.
Mise sur pieds en 1941, cette division fut affectée en Bretagne en décembre 1942, puis transférée au 84e corps en Normandie. Elle n’avait aucune expérience du feu avant le 6 juin 1944. Elle comptait environ 12.000 hommes. L’âge moyen des hommes était de 36 ans, ce qui est assez élevé. Les éléments de la division, les plus au sud, ont été engagés dès le D-Day, en particulier contre les troupes aéroportées et la 4e division d’infanterie US du général Barton, débarquée à Utah Beach. Dans les jours qui suivirent la 709e DI tenta d’endiguer le débarquement allié et accumula les pertes. Le 16 juin, elle ne représentait plus que le tiers des effectifs initiaux.
Le plus dur reste à faire : retrouver Horst Kasner dans les milliers de morts allemands du débarquement.
L’attente sera très longue, près d’un an…
Au mois de mai 1946, un appel téléphonique apporte des informations d’importance : Horst Kasner n’est pas mort ! Transporté à l‘hôpital il a été interné, par la suite, dans le camp de Souilly près de Verdun.
Il est marié, mais on ne retrouve ni sa trace ni celle de sa femme Herlind Kasner. Ils résident dans la République démocratique allemande appelée Allemagne de l’Est. Les détectives ont tout tenté. En vain ce pays ne fournit aucune information sur ses ressortissants.
De longues années se sont écoulées. Jimmy Mac Carson n’a plus quitté Horst Kasner ? L’Europe, l’unique voyage de sa vie, est bien loin aussi bien dans l’espace que dans le temps. Périodiquement il participe à des réunions d’anciens combattants de la 2e guerre mondiale. Maintenant ces vétérans se font rares. Que sont devenus ses compagnons de péniche ? La plupart comme Jack Mandelson et le sergent Boris Jarulski doivent être morts. Il a vu ce dernier fauché dans sa course par un tir de mitrailleuse. Il mesure la chance qu’il a eue ! Sinon il serait sous une des croix de ces immenses cimetières dont les chaines américaines diffusent parfois les images. Horst Kasner lui aussi a eu de la chance, les côtes normandes sont pleines de cimetières où reposent les soldats allemands. Quel immense gâchis, cette guerre ! Il revoit Horst Kasner, le même âge que lui, si frêle dans son uniforme de la Wehrmacht, lui tendre la photo de sa femme et son alliance. Il entend encore : « Ich bin Horst Kasner ». Il sait maintenant qu’il a survécu à ses blessures. C’est un relatif soulagement, car il aurait été obligé de voir Herlind Kasner et de raviver des souvenirs pénibles.
Quand le mur de Berlin est tombé et que les deux Allemagnes ont fusionné, Jimmy Mac Carson a demandé aux détectives de reprendre leurs recherches. Ils ont retrouvé une trace des deux époux : lui était devenu pasteur dans un régime communiste où la religion était considérée comme « le premier ennemi de l’État ». Le pasteur Kasner originaire de Hambourg avait choisi par militantisme de retourner sur sa terre natale, dans le Brandebourg. Herlind Kasner avait suivi son époux, à l’Est, par amour. Privée de sa famille à l’Ouest, cette professeure d’anglais et de latin était interdite d’enseignement parce qu’elle était femme de pasteur. Ils sont morts avant la réunification des deux Allemagne. Mais les archives de la Stasi sont détruites et ne permettent pas d’en savoir plus.
En 2014 en regardant des images de la commémoration du 70e anniversaire du 6 juin 1944, Jimmy a eu un choc. Ce n’était pas possible ! Il a regardé la photo de la jeune femme, la coïncidence était impossible. Son vieux cerveau lui jouait des tours… Il a été longtemps perturbé, puis il a oublié ces images.
En mai 2016, il reçoit une lettre de l’association des anciens combattants de l’Arkansas. Il a été choisi par le président Obama ainsi que plusieurs vétérans pour accompagner le président en Normandie. L’idée de retrouver la France 72 ans après le réjouit et le perturbe à la fois…
Le 6 juin 2016, il est assis sur un fauteuil à côté d’autres anciens combattants américains, anglais, canadiens, français, australiens. Même des Russes sont là.
Des troupes de diverses nationalités sont alignées, les drapeaux des pays ayant participé au débarquement s’agitent dans l’air marin. Les chefs d’État, au son d’une musique militaire, passent devant les bataillons. Au loin il l’a aperçue. Il n’en croit pas ses yeux. À mesure que le groupe s’avance, cela devient une certitude… Les chefs d’État se penchent sur les vétérans, leur serrent la main, leur adressent quelques mots. Obama, Cameron, Hollande se sont adressés à Jimmy. Il la voit à deux mètres. Il sort la photo et l’alliance. C’est le portrait craché de sa mère… Elle se penche sur lui, voit la photo. Angela Merkel se met à pleurer. Après un si long passé, Jimmy Mac Carson a rempli sa promesse…
Encore un récit inscrit dans un fait historique et superbement mené, documenté comme tu nous y a habitués. Angela M. a-t-elle réellement rencontré ce soldat américain à qui son père aurait confié une photo de sa mère ? Tu nous le diras. La question de la réalité des faits se pose chaque fois qu’une nouvelle ou un roman se greffe sur la vraie histoire. En tout cas le final de ta nouvelle est inattendu et intriguant et contribue, après que tu nous aies fait vivre le débarquement dans la peau de ce jeune yankee, à en faire une réussite de plus.
Tu nous rappelles opportunément le destin de ces jeunes américains « balancés » face à la mort dans cette guerre et à qui nous devons tant.
Merci Loki.
Merci Chamans !
Toute cette histoire est fictive et sort de mon imagination !
Bien entendu les décor sont réels et bien connus.
Angela n’intervient que pour apporter une chute à ma nouvelle. Qu’elle me pardonne ! Elle aura été une grande chancelière.
Félicitations Loki ! J’ai adoré ton histoire dans l’Histoire. Une histoire pleine d’humanité qui montre bien l’absurdité de la guerre mais aussi ceux qui font de leur mieux pour rester humains. Les personnages ont bien campés, l’intrigue bien menée donne envie de continuer. Quelle trouvaille d’avoir introduit le père d’Angela dans la « boucle ». Cela m’a incitée à lire sa biographie et à découvrir que cet homme avait quitté Hambourg de son plein gré dans les années 50 pour maintenir la présence chrétienne dans la RDA communiste. Merci Loki !