Quand on rencontre Guy Le Bihan, rien ne surprend dans sa personne. Il a l’allure de monsieur tout le monde. Il fait partie de ces nombreux individus que vous croisez quotidiennement dans la rue dont vous oubliez immédiatement les visages, en supposant, d’ailleurs, que vous les ayez regardés.

Et pourtant cette banalité n’est qu’apparente, car si la plupart d’entre nous recroisaient son visage il n’évoquerait rien pour eux.  Mais Guy Le Bihan lui s’en souviendrait ! Si un détail de votre physionomie avait frappé son esprit, il serait capable de vous reconnaître longtemps après vous avoir croisé.

Ce don rare résulte du développement de certaines cellules du cerveau situées dans l’hémisphère droit.

Déjà à l’âge de six ans il excella dans les jeux faisant appel à la mémoire. Par exemple au jeu de Memory il était imbattable. Cette mémoire aurait dû l’aider dans ses études, mais son caractère désinvolte et son manque de curiosité ne lui permirent pas de faire des études supérieures. Au lycée et en faculté, il préférait exercer son don dans des parties de cartes après les cours. Cependant ces parents lui firent comprendre qu’il ne pouvait pas vivre indéfiniment à leurs crochets, donc à 20 ans il se décida à entrer dans le monde du travail. Un de ses amis qui avait remarqué la mémoire exceptionnelle des visages qu’il possédait lui conseilla de postuler à un métier qui devrait lui aller comme un gant : physionomiste. Ce même ami passionné de football l’orienta vers le stade de France. Après de nombreux tests rigoureux, il fut engagé comme « contrôleur aux entrées ».

Pendant plusieurs années il officia derrière les systèmes vidéo du stade. Sa mission était de reconnaître les visages des hooligans, des voyous ayant participé à des bagarres, des supporters indésirables et d’avertir les services de sécurité en cas de problèmes.

Mais au bout de quelques années, il décida d’utiliser ses aptitudes exceptionnelles pour un emploi plus rémunérateur.

C’est ainsi que ce jour, nous retrouvons, Guy Le Bihan.

À cinquante-cinq ans, Guy Le Bihan est « physio » depuis vingt ans au casino d’Enghien-les-Bains

« Un métier d’accueil et de sécurité », résume ce bon vivant gouailleur, dont le large sourire tranche avec l’austérité de l’uniforme : smoking noir, chemise blanche, nœud papillon.

Il aime à dire : ce qu’on recherche, c’est le détail qui tue.

Son rôle principal est de vérifier l’identité des clients à leur arrivée et de s’assurer que ceux-ci ne font pas l’objet d’une quelconque interdiction de jeu. Cette opération doit se faire discrètement, de manière conviviale et rassurante.
Guy Le Bihan a trouvé sa voie, malgré l’horaire, de 22 h du soir à 4h du matin,  lui posant certaines difficultés dans sa vie de famille. Heureusement il ne travaille que trois jours par semaine.

Ce soir-là, installé à son pupitre, Guy observe comme d’habitude les clients qui paient leur droit d’entrée et accomplissent les formalités d’usage au comptoir du secrétariat. Moins d’une minute, c’est le temps qu’il faut aux secrétaires pour inscrire un nouvel arrivant dans leur ordinateur, et pour lui tirer le portrait grâce à un appareil photo numérique. C’est le temps dont dispose Guy Le Bihan pour mémoriser lui aussi l’homme ou la femme qui va bientôt se présenter à lui. Un petit mot, un simple sourire ou une amorce de conversation, la convivialité de l’accueil n’est pas feinte. Elle lui permet d’enregistrer le visage de son interlocuteur. L’ordinateur du secrétariat du casino est apte à repérer l’un des quelque 30 000 « interdits de casino » répertoriés par le ministère de l’Intérieur, mais rien ne vaut l’œil du « physio » pour confondre un resquilleur – parfois grimé et porteur de papiers d’emprunt. C’est lui aussi qui reconnaîtra un client parfaitement en règle par rapport à la loi, mais catalogué, « ANPLR » par la maison : « À ne plus laisser rentrer ».

Cela pourrait être une journée comme les autres, mais cet après-midi-là Guy est inquiet.

Hier un homme dans la rue s’est adressé lui ! Il a pensé qu’il voulait lui demander un renseignement. Il ne le connaissait absolument pas. Il est tombé des nues quand l’homme s’est présenté.

  • Alors Guy ! tu ne me reconnais pas, moi ton pote, de vingt ans !

Effectivement il le connaissait, c’était l’ami qui l’avait pistonné pour un emploi au Stade de France et qu’il avait revu il y a six mois…

Il s’était tiré de cette situation gênante en prétextant des problèmes de vue !

Chez toute personne ordinaire, cet incident serait passé presque inaperçu. Elle l’aurait attribué à une distraction ou à une fatigue passagère. Mais pour Guy, physionomiste de métier, il prenait une importance considérable. On peut se mettre à sa place : l’effet est le même que pour un musicien constatant que son audition diminue. Un doute s’est installé sur « son outil de travail ». Depuis sa naissance sa mémoire n’avait jamais failli. Il se rassura en se disant que c’était un épiphénomène.

Quelques jours après, le chef d’une table le contacta discrètement, un joueur inconnu voulait changer une grosse somme directement à sa table. Le physionomiste l’avait laissé rentrer sans problème. Or la photo captée par une caméra vidéo avait révélé que l’homme était catalogué « ANPLR ». Vu l’ancienneté de Guy Le Bihan, cet incident fut oublié par le directeur du casino.

Mais un doute s’était installé dans l’esprit de Guy. Sa confiance en lui en fut encore plus ébranlée quand un dimanche midi, ouvrant la porte, il resta médusé devant le visage de la femme qui avait sonné. Quelle était cette inconnue ? Il fallut qu’elle parle pour qu’il reconnaisse sa sœur qui venait déjeuner !

Le paroxysme fut atteint quand un matin, faisant sa toilette il fixa son image dans la glace. Le visage lui paraissait totalement inconnu. L’angoisse le gagna, il secoua vigoureusement la tête, au bout d’une minute il se reconnut comme s’il sortait d’un rêve étrange…

Un pressentiment lui vint immédiatement à l’esprit : il était atteint de la maladie d’Alzheimer !

Il se documenta auprès de ses proches.

Il n’y avait pas eu de cas dans sa famille. Cela le soulagea, cette maladie est souvent génétique. Mais il y avait quand même un doute. Les différents articles consultés indiquaient qu’on savait peu de choses sur cette maladie. Les chercheurs soupçonnaient différentes substances chimiques pouvant induire la maladie, l’aluminium en particulier. Sa mère cuisinait dans des casseroles en aluminium…

 Les chercheurs n’excluaient pas l’intervention de virus. Tout cela n’était pas clair. I

Il existe des tests pour diagnostiquer la maladie par exemple : répéter des suites de nombre. Il n’eut aucun problème.

Il décida enfin d’aller consulter son médecin traitant. Celui-ci l’orienta vers un neurologue, un éminent professeur de l’hôpital européen Georges Pompidou. Après avoir écouté l’énoncé de ses symptômes, il déclara :

  • Monsieur, vous êtes atteint de prosopagnosie !
  • Prosopagnosie ?
  • La prosopagnosie est un trouble de la reconnaissance des visages !

Il expliqua longuement à Guy ce qu’était cette maladie.

Les personnes atteintes de ce trouble voient parfaitement les visages, mais sont incapables de les reconnaître ou de les différencier, y compris lorsqu’il s’agit de leurs proches.

Une personne atteinte de prosopagnosie peut même ne pas reconnaître, parfois, non plus, son propre visage. 

D’après ce que vous m’avez expliqué, cela a été votre cas.

Il existe trois types de prosopagnosie : la prosopagnosie congénitale qui se développe dès l’enfance, la prosopagnosie progressive qui évolue progressivement dans le temps, souvent à cause d’une défaillance neurodégénérative et la prosopagnosie dite “acquise”, qui survient brutalement, souvent après un AVC, un traumatisme crânien, une encéphalite ou encore une tumeur cérébrale.

Entre 2 et 2,5% de la population mondiale sont touchés.

Mon cher vous êtes en bonne compagnie : Thierry Lhermitte et Brad Pitt sont atteints de la même affection que vous.

Ceci étant posé, il me reste à trouver dans quel cas vous êtes.

Après une IRM et de nombreux autres examens, le diagnostic tomba impitoyable : Guy avait une tumeur, minuscule encore, mais qui appuyait sur les cellules du cerveau situées dans l’hémisphère droit.

Le choix était restreint.

On laissait les choses en place et cette tumeur allait grossir accentuant encore la prosopagnosie avec peu à peu une atteinte d’autres parties du cerveau et la dissémination de métastases dans tout le corps.

Une radiothérapie ciblée était difficile à mettre en place.

La chimiothérapie elle aussi risquait de faire de gros dégâts dans le cerveau.

 

Le professeur le conseilla.

  • La chirurgie dans votre cas est la meilleure solution. Nous avons la chance d’avoir dans nos murs le meilleur chirurgien des opérations du cerveau. Il a des doigts de fée. On vient des États-Unis, de Chine et même d’Australie pour se faire opérer par lui !

C’est ainsi que Guy Le Bihan passa au bloc opératoire. Inutile de dire qu’il était stressé ! Le professeur l’avait averti que l’opération n’était pas sans risque. Il fallait que le chirurgien extirpe la tumeur sans léser les cellules avoisinantes. Il avait longtemps hésité avant de se décider. La pensée de ne plus exercer son métier, ne plus reconnaître ses proches l’avait déterminé à tout tenter malgré les risques.

Quelques minutes avant qu’on l’anesthésie il fixa des yeux la figure du chirurgien. Il l’avait pourtant rencontré une semaine auparavant. Elle ne lui disait plus rien… Cela le conforta sur la nécessité de se faire opérer !

Le soir de l’opération, le chirurgien passa dans sa chambre.

  • Monsieur Le Bihan, soyez rassuré, tout s’est bien passé. Une véritable promenade de santé pour moi !
  • Merci docteur, je ne vous oublierais jamais !
  • J’y compte bien, n’était-ce pas l’objectif de l’opération ?

 

  • Mais j’y pense, n’étiez-vous pas vu venu jouer au casino d’Enghien au mois de mars 2020 ?
  • C’est exact, vous avez une bonne mémoire !