Il y a des êtres qui sont toujours seconds. Moi je fais partie de ceux-là. Le plus grave c’est que j’en suis conscient. Si j’avais de l’humour : je dirais que je suis le Poulidor de la famille. Ma mère qui n’était pas la gentillesse même, me disait : Eusèbe, tu es terne. Prends exemple sur ton frère ! Prendre exemple sur Pierre je ne demande que cela ! Déjà, pourquoi m’avoir prénommé Eusèbe ? Quel prénom ridicule ! À côté, « Pierre » : cela a de la classe… J’ai compris en grandissant que ce prénom grotesque m’avait été attribué en l’honneur d’un vieil oncle de ma mère. Je l’ai peu connu, mais il était très désagréable.
Pour échapper à la comparaison avec ce frère trop parfait je me suis bâti un monde intérieur, tant il est vrai que la réalité déçoit souvent, l’imagination jamais…
Faute d’être beau, j’aurais pu être laid. Il y a des hommes laids rencontrant un vif succès auprès des femmes. Car finalement l’important n’est pas d’être beau ou laid, mais d’attirer l’attention du sexe opposé par un détail sortant de l’ordinaire. Et justement je suis ordinaire. Ordinaire, je le suis aussi par le caractère. Il y a des enfants qui naissent avec un sens inné de la parole. Ce n’est pas mon cas, je suis né timide, j’ai réussi peu à peu à dominer ce handicap, mais pas suffisamment pour faire de moi un battant. Mon frère aîné est mon opposé. De son visage émane quelque chose qui le rend plus que beau. Et il faut croire que les fées qui se sont penchées sur son berceau ont épuisé les qualités destinées aux enfants de notre famille : il manie le verbe d’une façon magistrale, a le sens de la répartie et une intelligence qui transpire dans toutes ses actions. Moi je n’ai reçu que la portion congrue des dons attribués à notre fratrie. Dans ces conditions il n’est pas étonnant qu’il ait du succès auprès des femmes. Il en profite, mais n’en garde aucune.
Pourtant malgré ces handicaps j’ai réussi à rencontrer une jeune fille avec laquelle je sors depuis un mois. Annette n’est pas une beauté, mais elle est gentille. Il faut croire que comme le dit l’adage : qui se ressemble s’assemble. Annette a le même profil que moi. Elle aussi a une sœur aînée qui l’éclipse. C’est devenu presque un jeu entre nous, de comparer les ombres que nos aînées portent sur nos vies.
Cela a commencé très tôt, bébé, je portais les pyjamas de mon frère et en grandissant cela a continué. Souvent j’ai regretté de ne pas être une fille : mes parents auraient été obligés de m’acheter des habits neufs ! Pour les jouets c’était la même chose. Ma mère disait : les jouets de Pierre sont encore en bon état, on ne va pas en acheter d’autres, Eusèbe jouera très bien avec… Et toujours la comparaison avec mon frère aîné…
Il a été propre, il a eu ses dents, il s’est mis debout, il a marché, avant moi…
Une épreuve reste particulièrement marquée dans mes souvenirs. Tous les mois, mon père me collait contre un mur où il gravait religieusement les traits correspondant à nos tailles respectives. Et chaque fois, c’était la même réflexion : à ton âge ton frère avait un centimètre de plus…
En septembre, le premier jour où je rentrais en CP, j’étais un peu stressé. Mais j’étais très fier de devenir un grand. Cette fierté fut vite douchée quand je vis mes petits camarades porter fièrement des cartables neufs qui sentaient bon le cuir. J’essayais de cacher le mien ou plutôt celui de mon frère. Ma mère avait estimé qu’il était encore très correct…
Nous étions assis bien sagement dans la classe. La maîtresse faisait l’appel. Un moment son visage s’illumina. Eusèbe Dujardin ! Vous êtes le frère de Pierre Dujardin ? Une onde de bonheur me traversa, une personne enfin me remarquait ! Les jours suivants je reçus d’elle une attention particulière et à chaque exercice elle passait derrière moi, pleine d’espoir. Cette attention fut rapidement déçue. Elle s’attendait tellement à des résultats aussi brillants que ceux de mon frère aîné…
La première fois qu’elle rencontra mes parents, elle leur dit : Eusèbe est très gentil, évidemment il n’a pas les possibilités de Pierre, mais je pense qu’il fera une honnête scolarité !
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Un jour, Annette me l’ayant demandé, je sortis un album de photos que je dissimulais soigneusement dans un placard. Je commentais les différents clichés. Ma petite amie s’extasia sur les photos de moi à tous les âges. Elle s’attarda sur les photos de mon père et ma mère. Au détour d’un feuillet, elle vit le portrait d’un jeune homme.
Elle m’interrogea. Qui est ce jeune homme ? Un cousin ?
Du bout des lèvres, à contrecœur je dus avouer. C’est Pierre !
Elle ne fit aucun commentaire. Pourtant dès cet instant j’eus la sensation que son attitude avait changée… Apparemment elle ne manifestait rien alors que pour d’autres photos elle avait demandé des précisions.
Je crus que mon cœur allait se briser dans ma poitrine. Une fois de plus mon grand frère venait me faire de l’ombre. Toutes les filles tombaient sous son charme et Annette, j’en eus la conviction, était subjuguée.
Cette conviction devint une certitude, quand elle dit : tu es aussi beau que ton frère !
Je fermais l’album avec une certaine violence. Annette s’en aperçut et me prit par le cou.
- Arrête de complexer ! C’est toi que je préfère –dit-elle – en m’embrassant.
Mais c’était trop tard, le ver était dans le fruit.
Pour essayer de rétablir une certaine symétrie, je lui dis.
- Tu ne m’as jamais montré de photos de ta famille et de ta grande sœur !
- Je n’en ai pas ! Tu sais ! Je ne suis pas très photo…
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La vie continua. Nous avons gardé chacun notre appartement et nous nous voyons plusieurs fois par semaine à la sortie de notre travail. Annette est rédactrice à la mairie et moi je travaille dans la banque d’affaires Muller&Muller. Je l’avoue : je suis entré dans cet établissement grâce à Pierre, brillant trader qui a fait réaliser à Muller&Muller de substantiels bénéfices. Encore une fois les managers ont mis en moi les mêmes espoirs que dans mon frère. Espoirs vite déçus, la direction s’étant aperçue rapidement que je n’avais pas l’esprit incisif, le potentiel de travail et surtout le manque de scrupules qui caractérisent un bon trader. Elle m’a donc relégué à des fonctions de gestion dans lesquelles, heureusement, je manifeste une certaine compétence. Ceci m’a évité de prendre la sortie, seul avenir dans une banque d’affaires pour tout élément ne correspondant pas à l‘esprit maison. Et ceci même avec la présence de Pierre.
Ensuite mon frère a quitté la France pour prendre la responsabilité du pôle financier de Muller&Muller aux États-Unis.
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Comme nous sentons qu’il y a quelque chose de sérieux entre nous, Annette et moi envisageons d’aller plus loin dans notre relation. Nous épluchons ensemble les annonces immobilières pour trouver un logement plus spacieux que chacun de nos deux studios. Virtuellement Annette meuble déjà cet appartement idyllique. Nous n’en avons pas parlé, mais je sens qu’elle envisage l’avenir par un mariage avec plusieurs enfants. À voir avec quelle attention elle parcourt dans les magazines féminins la rubrique des chambres d’enfant, je n’ai aucun doute sur ses intentions. Comme tous les hommes, je suis un peu réticent vis-à-vis du mariage, mais d’un autre côté cela me rassure. J’ai encore, présent, à l’esprit, la réaction d’Annette, devant la photo de Pierre. Ce mariage serait pour moi une revanche sur ce grand frère trop présent dans ma vie.
Pourtant de petits détails raniment mon inquiétude. Une ou deux fois, elle me demanda.
- Tu as des nouvelles de ton frère ?
Dans un autre contexte, cette question aurait pu être normale. Mais je ne l’avais pas encore présentée à mes parents attendant que notre relation soit plus solide. Vu l’évolution des choses, j’envisageais de le faire bientôt.
Je suis assez maniaque. Un jour en rangeant ma bibliothèque je m’aperçus qu’un de mes livres que je plaçais traditionnellement à gauche de mon album se trouvait maintenant à droite… Ajouté aux questions anodines d’Annette il n’en fallut pas plus pour que la suspicion s’installe.
Deux jours après j’étais chez Annette. Elle était partie chez les commerçants acheter de quoi concocter un petit dîner. J’en ai honte rétrospectivement, mais je me mis à fouiller dans ses tiroirs. En soulevant une pile de papiers, je trouvais une photo, une photo de Pierre… Je me souvins, j’avais chez moi une boîte à chaussures dans laquelle j’entassais des photos en vrac, celles que je ne pouvais pas placer dans l’album.
Le poison de la jalousie me brûlait maintenant les veines. Quand elle revint, je souriais en la voyant franchir la porte. Mais mon sourire devait être inhabituel, car elle me demanda ce que j’avais. Je prétextais un mal de tête. J’eus encore plus honte quand elle m’apporta un verre d’eau et un Doliprane.
Je ne pouvais plus reculer, les choses étaient enclenchées.
Trois jours après je devais la présenter à mes parents.
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Les présentations faites, elle demanda à ma mère.
- Pierre n’est pas là ?
- Pierre qui est-ce ?
- Le frère d’Eusèbe !
- Mais Eusèbe n’a pas de frère…
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Une vie meublée de mensonges me revenait en pleine figure !
Tout avait commencé le premier jour où je rentrais en CP.
Nous étions assis bien sagement dans la classe. La maîtresse faisait l’appel. Un moment son visage s’illumina. Eusèbe Dujardin ! Vous êtes le frère de Pierre Dujardin ?
Cette homonymie modifia ma vie, une coïncidence : trois années auparavant un Dujardin avait été dans ma classe…
Dans la cour je fis connaissance avec Pierre Dujardin. Il me prit sous sa protection et devint mon maître à penser. Plus qu’un copain ce fût pour moi le frère que je n’avais jamais eu. J’essayai de l’égaler, en vain…
Grâce à notre amitié, je rentrai sans problème chez Muller&Muller.
Puis nos vies se séparèrent. Mon imagination me permit de me construire une vie fictive.
Aujourd’hui la réalité m’a rattrapée et Annette est partie…
Bonjour Loki,
Tu as écrit une histoire fluide si caractéristique de ton style.
La tension monte imperceptiblement en crescendo. Cela invite le lecteur à se faufiler dans ce terrier de lapin, désireux de savoir où cela mène.
Tout au long du texte, le narrateur évite de laisser entrevoir la grande surprise.
En ce qui me concerne, l’annonce de la mère, “Mais Eusèbe n’a pas de frère…” termine l’histoire de manière élégante et surprenante sans aucun besoin d’explication.
Le reste est une évidence, enfin pour moi.
Merci cher ami.
J’ai senti dès le début que quelque chose n’allait pas avec ce frère. Même Annette s’intéressait trop à lui. Mais je pensais que les mots venaient de la jalousie à l’égard de ce frère aîné. Je ne pouvais pas imaginer que c’était une coïncidence de noms qui a conduit à une amitié avec un étudiant plus âgé. Tu as très bien réussi à augmenter l’intensité de l’attente, en détournant l’attention vers d’autres personnages, le tout aboutissant à la réponse de la mère. J’ai apprécié la lecture de ta nouvelle.
Bravo Loki, tu m’as bien eu ! Voici une nouvelle qui, par sa construction, mérite bien son nom.
Mésaventure d’un affabulateur qui nous trompe jusqu’au bout, tant l’histoire de l’aîné qui fait de l’ombre est vraisemblable et bien écrite. Eusèbe a sans doute eu besoin de s’inventer ce grand frère pour vivre moins mal avec sa médiocrité. Même dans sa vie intime il était “à côté de ses pompes”, triste histoire finalement…
L’idée est excellente, la surprise totale. Belle réussite !
Et voilà un Eusèbe qui vient compléter la galerie de passe-murailles que tu aimes nous présenter : une occurrence supplémentaire du loser des familles !
J’avoue que j’ai bien aimé cette fin surprenante, d’autant que j’avais bien sûr moi aussi cru à ce frère : les marques, gravées par son père pour figurer les tailles sur le mur, constituent pourtant une des preuves matérielles de l’existence de ce frère, de même que cette mère qui recycle les vieux jouets…
Tout cela m’a un peu déstabilisé, et puis j’en ai conclu que notre Eusèbe ne faisait pas que mentir aux autres : il était tellement dans la détresse ou la maladie mentale qu’il se mentait aussi à lui-même et qu’il s’agissait finalement d’un faux vrai mensonge : une vie fantasmée. Cela me donne pour notre Eusèbe beaucoup de mansuétude et d’affection.
Tu as raison Hermano il y a beaucoup de losers dans mes nouvelles, mais les familles heureuses n’ont pas d’histoires.
Comment intéresser le lecteur avec des gens heureux ?
Que penses-tu de cette fable revisitée ? L’originale n’est-elle pas plus intéressante ?
La Cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort éprouvé
Quand la bise fut venue :
Elle alla chercher réconfort
Chez la Fourmi sa voisine,
Grande amatrice de chants forts
Qui l’invita de façon fort civile
Le régal fut fort honnête
En bombance la fourmi est fort habile
Rien ne troubla la fête
La Fourmi est curieuse :
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Eh bien ! dansons maintenant.
Loki, il n’y a pas que “Voyage au bout de la nuit” ou “Barbe bleue”, il y a aussi “Le Petit Prince” !
Traduit en quatre cent cinquante-sept langues et dialectes2, Le Petit Prince est le deuxième ouvrage le plus traduit au monde après la Bible3. (Wikipedia)
Pour la fable : Je comprends l’idée, mais il y a du boulot ! 🙂
Tiens, encore un exercice intéressant pour un atelier, cela : prendre La Fontaine à rebrousse-poil pour réécrire ses fables ou leur répondre en contrepied !