Quand Édouard prit le volant, il était à peine réveillé.
Il aurait volontiers poursuivi une nuit qui avait été un peu troublée. Mais il ne s’agissait pas de rater l’heure du départ. Un rendez-vous capital l’attendait à la Forêt-Fouesnant.
Édouard était promoteur immobilier et il allait tenter de réaliser une affaire importante dans cette petite ville proche de Concarneau.
Il était un peu contrarié, car Raymond, son associé lui avait promis de l’accompagner. Et hier par un SMS, il l’avait averti tard dans la soirée qu’il ne pourrait venir avec lui. Il avait une forte fièvre, le médecin venu l’examiner avait diagnostiqué une angine.
Une angine qui empêchait Raymond de voyager… quel branleur celui-là ! Lui, Édouard n’aurait pas raté une affaire même avec 42 °C de fièvre !
Tant pis pour lui ! Si la transaction se réalisait, Édouard garderait tous les bénéfices.
Un magnifique terrain prés du port de plaisance ne se rate pas. Un de ses correspondants bretons lui avait signalé cette opportunité. Évidemment il n’était pas sûr que le terrain soit constructible. Mais c’était un problème qui pouvait se résoudre. Quelques enveloppes distribuées aux bonnes personnes permettaient souvent de modifier le plan d’occupation des sols. La terre agricole s’achetait à bas prix et en devenant constructible, se transformait en or. Le terrain appartenait à une vieille dame récemment décédée. Les héritiers n’avaient qu’une hâte : vendre au plus vite pour bénéficier de leur héritage. Édouard n’aurait aucune difficulté à emporter l’affaire, en proposant un prix du mètre carré supérieur à d’autres acheteurs.
Ensuite il trouverait dans la région une entreprise de travaux publics trop heureuse de construire un lotissement dans une région où la concurrence est importante et l’offre rare.
Édouard pourrait écouler chacune des maisons à un prix raisonnable, si le constructeur rognait un peu sur la qualité des matériaux…
Sans doute sous l’effet de l’air vif du matin, au bout de quelques kilomètres Édouard avait repris possession de son corps. L’air diffusé par la climatisation du véhicule commençait à chauffer l’habitacle. La voiture était à peu près seule sur la petite route de campagne et Édouard roulait en phares. Les arbres bordant les bas-côtés semblaient surgir du néant. Une faible lueur éclairait le ciel à l’est. Parfois le véhicule traversait quelques nappes de brouillard éparses. La journée serait belle. Et bonne ! La contrariété de la défection de Raymond commençait à se dissiper dans l’esprit d’Édouard, il ne pensait plus qu’à la Forêt-Fouesnant et à ce beau terrain qui l’attendait.
Il ne rencontrait que peu de voitures. Déjà le jour pointait.
Il allait aborder son nième carrefour quand dans la brume du matin, il distingua deux formes à la sortie du rond-point. En arrivant sur elles il identifia deux hommes dont l’un tendait la main le pouce levé. Pas de doute, ils faisaient de l’auto-stop. Sur l’instant il eut envie d’accélérer, comme il le faisait toujours en pareilles circonstances. Mais que se passa-t-il ce jour-là ? Il ralentit et s’immobilisa au bord de la route. Il vit deux jeunes hommes munis de sacs à dos courir vers la voiture. Tous les événements que nous vivons ont une incidence sur notre vie, mais Édouard ne pouvait imaginer l’importance que revêtirait cette rencontre sur son existence.
Jamais il ne s’arrêtait pour prendre d’auto-stoppeur et qu’il se soit arrêté ce matin était inexplicable. Inexplicable, aussi, la coïncidence : les deux hommes lui avaient expliqué qu’ils voulaient se rendre à Concarneau.
Quoi qu’il en soit les deux auto-stoppeurs étaient montés dans sa voiture avec force remerciements. On aurait dit deux jumeaux. Pourtant ils étaient différents. Celui qui s’était assis à côté de lui était brun avec des yeux noir foncé, l’autre était blond avec des yeux bleus. Autant l’un était prolixe et bavard, autant l’autre était silencieux et taciturne. Édouard avait immédiatement ressenti cette différence. Quand le « brun » lui avait serré la main, c’était comme une onde qui lui avait parcouru le bras. Au contraire la main du « blond » était froide et n’avait pas la vigueur de son compagnon.
Édouard était contrarié d’avoir cédé à cette impulsion qui l’avait incité à prendre les deux auto-stoppeurs.
Mais peu à peu sa contrariété se dissipa, la bonne humeur du « brun » était contagieuse.
Il dit :
- mon prénom est Malo, toi tu as une tête à te prénommer Édouard !
- Ne sois pas surpris, j’ai quelques dons de divination…
- et le pisse-vinaigre qui est assis derrière se prénomme Gaby !
Mis en confiance par la volubilité de son passager, il se mit à raconter sa vie. Et il en avait à raconter. Son enfance quand il s’amusait à arracher les pattes des mouches, adolescent, quand il « empruntait » de l’argent dans le porte-monnaie de sa grand-mère, dans la rue avec des camarades quand il faisait des croches pied aux aveugles. Des broutilles avaient affirmé le « brun », tous les gamins font la même chose.
Gaby n’avait pas l’air d’être d’accord.
Pour la première fois, il prit la parole.
- Je suis sûr qu’en devenant adulte tu t’es assagi !
Édouard se sentit mal à l’aise. Imaginer le regard du « blond » sur sa nuque l’indisposait. Il n’éprouvait aucune sympathie pour ce jumeau.
Malo s’esclaffa :
- arrête de taquiner notre ami ! Je l’ai déjà dit, j’ai des dons de divination et je suis sûr qu’Édouard a des choses passionnantes à nous raconter !
Celui-ci s’était tu. Certes il avait encore beaucoup de choses à raconter. Mais en cette matinée, en roulant dans la campagne déserte, en compagnie de ces deux auto-stoppeurs mystérieux, il sentait pour la première fois un sentiment de honte l’envahir. La honte, une émotion qu’il n’avait jamais ressentie. Car, lui, Édouard était un battant, un gagnant. Cela aurait été déchoir, que d’être honteux ! Il n’avait eu aucun remords quand il avait mis Graziella enceinte et l’avait laissé tomber. Elle n’avait qu’à faire attention, la pilule n’est pas faite pour les chiens ! De même, quand sa mère lui avait fait donation de son appartement, il n’avait pas attendu son décès pour vendre ce bien, la malheureuse ayant renoncé à l’usufruit. Elle était morte comme une indigente dans la rue. Et l’affaire qu’il allait conclure à la Forêt-Fouesnant, n’était que la suite d’autres aussi douteuses qui lui avaient permis en grugeant les vendeurs, les acheteurs et les entrepreneurs, d’accumuler un sérieux magot qui dormait à l’abri du fisc au Luxembourg.
Bien qu’il n’ait émis aucune parole, il avait l’impression d’être transparent et il sentait le regard du « blond » le traverser et lire dans ses pensées comme dans un livre ouvert.
Il fallait qu’il trouve un prétexte pour larguer ces deux auto-stoppeurs, celui qui prétendait s’appeler Malo était supportable, mais le Gaby le mettait mal à l’aise.
Quand le virage arriva, la vitesse était trop grande pour le négocier. Édouard avait beau freiner, l’inertie le propulsait inexorablement sur la tangente, le véhicule arracha un buisson du bas-côté et bascula dans le vide. Il descendit la pente, en roulant sur lui-même. Les passagers virevoltaient dans l’habitacle comme dans une baratte, les vitres éclataient sous l’impact des obstacles. Un pommier dans un bruit métallique immobilisa la voiture, les roues en l’air. Au vacarme succéda le silence de la campagne paisible.
La tête en bas le premier réflexe d’Édouard fut de regarder ce qu’étaient devenus ses passagers. Ils avaient disparu…
C’est à ce moment qu’il ressentit la douleur. Une douleur qui lui enserrait la poitrine et l’abdomen. Instinctivement il posa sa main sur son ventre, la chaleur d’un liquide tiède et poisseux lui fit comprendre l’origine de sa souffrance.
Il essaya de s’extirper de la position inconfortable dans laquelle il était coincé, le sang commençait à lui couler sur la figure. Plus il tirait avec un bras sur portant de la portière, plus il sentait ses forces diminuer et une torpeur l’envahir.
Puis ce fut un trou noir. Il ne vit pas, comme la littérature le raconte abondamment, un long tunnel avec une lumière au bout. Il se trouva devant une porte en bois, à la peinture écaillée. Mon Dieu qu’il était triste ce vert, que le froid qui commençait à le gagner était désagréable.
Instinctivement il frappa.
Un homme à la figure austère ouvrit la porte.
- Bonjour Édouard, nous vous attendions !
Il ne dit rien plus et pourtant Édouard le suivit. Ils parcoururent un couloir crasseux. Édouard n’avait pas l’impression de marcher, mais plutôt de glisser. Il regarda ses mains : plus aucune trace de sang. La douleur avait quitté son corps. Il était imprégné d’une douce béatitude. Ils arrivèrent devant une porte sur laquelle était inscrit « salle d’attente ».
- Où sommes-nous ? Au paradis ?
L’homme le regarda tristement.
- Non au purgatoire !
Il y avait déjà une dizaine de personnes dans la salle d’attente. Tout était sinistre dans cette pièce : les murs et le plafond peints du même vert ignoble que celle de la porte d’entrée, le sol revêtu d’un parquet usagé, le tout éclairé d’une lumière blafarde qui venait d’on ne sait d’où, car il n’y avait ni fenêtre ni ampoule.
Édouard s’assit et attendit. Que peut-on faire d’autre dans une salle d’attente ? Il jeta un regard circulaire sur ses compagnons. Aucun n’avait relevé la tête à son entrée. Tous fixaient obstinément le sol.
L’attente commença : une heure, un jour, une année, mille ans ?
Au fond de la pièce, une porte qu’Édouard n’avait pas remarquée s’ouvrit. Il regarda autour de lui. Aucun de ses compagnons n’avait bougé. Il se leva, il sentait que l’instant était arrivé. Il était comme attiré par cette ouverture comme l’eau d’un torrent vers un tourbillon.
Quand il franchit le seuil il changea totalement d’univers, à l’espace confiné et exigu de la salle d’attente, succédait un gigantesque hall de gare.
Fasciné par cette immensité, il s’immobilisa…
Combien de temps dura cette fascination, il ne saurait le dire, cette question a-t-elle un sens au purgatoire ?
Un homme vêtu d’un costume noir, froissé, la face fripée, le cheveu rare venu d’on ne sait où, lui saisit un bras et le conduisit à une table qu’il n’avait pas vue dans le hall.
Posé sur la table une magnifique balance en métal doré. Des souvenirs de son enfance lui revinrent en mémoire. Il y avait la même chez monsieur Pérignon le chocolatier-confiseur à côté de chez ses parents. Petit, il était en admiration devant cette balance avec ses immenses fléaux. Monsieur Pérignon déposait sur un des plateaux quelques masses marquées et sur l’autre plateau un sachet de cellophane transparent. Puis à l’aide d’une petite pelle, il faisait glisser précautionneusement des pralines. L’aiguille de la balance se mettait alors doucement en mouvement vers sa position d’équilibre. Qu’elles étaient bonnes ces pralines !
Mais aujourd’hui il n’était pas question de pralines. L’homme vêtu d’un costume noir leva le bras et claqua des doigts. De derrière une colonne surgirent Malo et Gaby portant chacun la même petite boite. Toujours aussi souriant Malo fit un petit salut de la tête à Édouard, tandis que Gaby s’approchait de la table, toujours aussi impénétrable. Ils posèrent chacun leur paquet sur un plateau de la balance en équilibre.
L’aiguille de la balance se mit doucement à tourner et le plateau de Malo s’abaissa. Alors l’homme vêtu d’un costume noir, se tourna vers Malo et hocha plusieurs fois la tête.
Gaby repartit. Le « brun » ne souriait plus et Édouard le vit tel qu’il était. La main brûlante de Méphistophélès se saisit de son avant-bras et l’entraîna vers une des voies. Au loin l’archange Gabriel auréolé de lumière disparaissait au détour d’une colonne.
Édouard leva les yeux vers le panneau de signalisation de la voie. Il lut… Mais il savait déjà…
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Une main douce et fine avait remplacé la main brûlante et brutale de Méphistophélès. Il ouvrit les yeux, le hall de la gare avait disparu. Il était couché sur un lit, un lit d’hôpital, il était adolescent, il avait été opéré de l’appendicite à la clinique des Chardons bleus où il avait été hospitalisé. Ses parents allaient venir le voir et lui apporter un camion de pompier. La main douce le serra un peu plus et il frissonna en pensant au hall de gare où sa vie se terminait. En tournant la tête, il vit une jeune femme brune, une infirmière : il n’était donc pas mort… Malgré tout la peur d’un châtiment céleste l’oppressait encore. Il était encore là-bas…
La porte s’ouvrit brusquement et un jeune médecin entra.
- Alors Jérémie vous nous avez fait une grande frayeur !
- Jérémie, mais je me prénomme Édouard !
- Édouard si vous voulez !
- Quand mes parents vont-ils venir m’apporter mon camion de pompier ?
- Votre camion de pompier…?
- Mais Jérémie vous avez eu une très grave méningite ! C’est un miracle que vous vous en tiriez…
- Mais j’ai été opéré de l’appendicite !
Le médecin leva les yeux au ciel, tapota la main du malade et fit signe à l’infirmière. Quand ils furent dans le couloir, il lui dit.
- Je crains que la méningite lui ait laissé des séquelles !
D’une façon ou d’une autre, tu réussis toujours à me faire lire tes histoires d’un trait, du début à la fin. C’est probablement grâce à ton écriture fluide.
J’aime beaucoup ton choix de vocabulaire qui varie d’une histoire à l’autre, ce qui me permet d’améliorer mon vocabulaire sans presque aucun effort. Je t’en remercie.
L’événement « Expérience de Mort Imminente (EMI) », un thème populaire, contient ici une liste de péchés commis de l’enfance à la vie adulte, ce qui n’a rien de bien nouveau. Cependant, je trouve l’accaparement des terres (par l’héritier), un problème moral non-dit de tous les temps et qui valait la peine d’être inclus dans cette liste.
En relisant ce texte qui peut paraître plutôt simple à première lecture, j’y trouvé une bonne leçon de morale.
Non, ce n’est pas « Ne pèche pas, car ceux qui sont coupables de péchés graves peuvent se sentir écrasés sous le poids de leurs fautes ».
C’est plutôt « Garde comme ultra-secrètes tes mauvaises pensées, tes tromperies et tes attitudes perverses en matière d’argent, de la femme du voisin et des terres qui ne t’appartiennent et que tu n’as pas gagnées en travaillant » ; tout simplement parce que l’on ne sait jamais qui nous attendrons au purgatoire afin de mettre sur la balance ces « petites boites » pleines de nos péchés avoués. Sourire.
J’ai trouvé cette histoire particulièrement bien écrite et je dirais même que ton style, déjà affirmé, s’est encore amélioré !
Oui, j’y trouve toutes les qualités d’un bon texte : le rythme, le vocabulaire et la syntaxe, les détails nécessaires à créer une atmosphère et à capter l’attention de l’auteur.
J’y retrouve aussi un thème récurrent chez toi, je pense que tu t’en rends compte : une histoire de « passage » qui se finit souvent à l’hôpital… Je me demande, si après avoir comme cela laissé ta plume courir et coucher des péripéties étonnantes et souvent captivantes, tu ne te trouves pas un peu en manque d’inspiration pour la fin ? Souvent dans ce cas-là, on utilise une pirouette.
Par exemple, je fais moi-même assez souvent sortir le personnage d’un rêve et finalement ceci explique facilement cela et je peux poser mon point final. Toi c’est plutôt la sortie du coma ou de l’anesthésie. Peut-être devrions-nous pousser l’exigence jusqu’à abandonner ces artifices pour améliorer nos chutes ? Si tu trouves une autre technique, merci de m’en parler, mon camarade !
Je renouvelle tout de même mon bravo pour cette belle prose !
Hermano c’est vrai que la chute est souvent la partie la plus délicate d’un texte, c’est vrai pour un livre (je suis souvent déçu par la lecture de certains, on a l’impression que l’auteur était fatigué et a expédié…), mais c’est vrai aussi pour les nouvelles d’autant que pour celles-ci la norme exige une fin qui déroute le lecteur. D’autres écrits n’ont pas cette exigence, ce qui est plus confortables.
Je n’ai aucune formule miracle pour pallier le problème, j’avoue que la référence à l’anesthésie ou la sortie du coma est bien confortable et permet une discontinuité facile dans le texte. Il en a sûrement d’autres pour ma nouvelle ! Je suis preneur…