Le titre rebutera sans doute de nombreux lecteurs. Le mot « équation » fait penser aux mathématiques, une science mal aimée. De plus l’Équation de « Drake » ne peut être que le résultat des réflexions stratosphériques d’un prestigieux mathématicien ou physicien.
On aura tort de se fier à ce titre apparemment aride et d’arrêter sa lecture. L’histoire que nous allons conter est profondément humaine.
C’est celle d’un jeune homme de trente ans Victor Le Bellour.
Vous l’aurez deviné sans peine, Victor est breton, il est né à Brest.
Il a fait de brillantes études au lycée de l’Harteloire et comme il adorait les mathématiques il a continué non moins brillamment à l’Université de Bretagne occidentale.
Aujourd’hui il est à Paris à la faculté de Jussieu où il prépare un doctorat.
Bien que ce cursus ne soit pas courant, il n’est pourtant pas exceptionnel, mais ce qui l’est c’est le titre de sa thèse de doctorat : « Pourquoi, à plus de 30 ans, n’ai-je toujours pas de petite amie ? »
Cette question bien des jeunes gens pourraient se la poser, mais ce qui nous a intéressés dans l’histoire de Victor ce sont les réponses qu’il a données.
Malgré sa passion pour les mathématiques, il a toujours eu le désir bien naturel de trouver l’âme sœur. Mais ce désir est passé au deuxième plan derrière ce qui sera la préoccupation de sa vie.
Au lycée, il n’était pas indifférent à ses camarades filles, mais le désir d’être reçu à un baccalauréat S avec mention était tellement fort qu’il considérait qu’il serait bien temps de trouver une petite amie, plus tard. Certaines filles de sa classe étaient sensibles à son charme indéniable et à son prestige de bon élève, en vain. D’autres usaient de leurs charmes pour qu’il les aide à rédiger leurs devoirs de math. Il aurait pu profiter de ces aubaines. Mais comme on l’a écrit, il ne souhaitait pas se détourner de son objectif. À notre avis il avait tort, compte tenu de ses capacités il aurait pu mener simultanément une vie sentimentale et la réussite de ses études.
Beaucoup de lycéens pensent qu’arrivés en faculté, leur emploi du temps sera plus soft et profitent de la nouvelle liberté que leur offre la première année universitaire, pour se divertir. Évidemment ils sont victimes du couperet des examens de fin d’année. Victor comprit vite que la relative autonomie dont il disposait était un piège et maintint l’effort des années précédentes en sacrifiant les sorties. Les quelques relations qu’il put nouer à l’Université de Bretagne occidentale aboutirent toutes à des échecs. Ses compagnes potentielles ne supportèrent pas les horaires drastiques que s’imposait le jeune étudiant.
Après l’obtention d’un master, il s’exila à Paris pour préparer un doctorat de mathématiques.
On aurait pu penser que loin d’une certaine austérité de la ville de Brest, arrivé à Paris, « le plus très jeune Victor » profiterait des opportunités qu’offre la capitale au niveau des musées, des spectacles et des rencontres. Mais cela serait méconnaître le personnage dont nous avons brossé le portrait. Les mathématiques par l’abstraction qu’elles supposent éloignent souvent ses adeptes de la réalité quotidienne.
Cependant même chez les purs esprits, les lois naturelles ne peuvent disparaître.
L’âge venant, Victor Le Bellour ressentait de plus en plus un manque sentimental et c’est sans doute pour cela qu’il avait choisi comme titre pour sa thèse de doctorat : « Pourquoi, à plus de 30 ans, n’ai-je toujours pas de petite amie ? »
Son directeur de thèse avait été surpris par le sujet choisi. Mais ce professeur avait une ouverture d’esprit très large et il était curieux de voir comment cet étudiant manifestement brillant allait traiter ce sujet peu commun !
Il ne fut pas déçu, car Victor décrocha son doctorat avec les félicitations du jury.
Il n’est pas question de développer le contenu de la thèse d’autant que bourrée de statistiques elle n’est pas facilement accessible aux profanes, mais elle eut pour origine cette fameuse équation de Drake qui fit le titre de cette histoire. Pour mettre une petite note d’humour dans un sujet, somme toute assez austère, je dirais que les statistiques sont une des sciences les plus inexactes parmi les sciences exactes.
Cette équation a été suggérée par Frank Drake en 1961 afin de tenter d’estimer le nombre potentiel de civilisations extraterrestres dans notre galaxie avec qui nous pourrions entrer en contact. Pour les lecteurs qui voudraient avoir des précisions supplémentaires sur la méthodologie de Drake nous en faisons un résumé en annexe 1. Au terme de calculs savants, Drake avait établi qu’il existerait probablement 10 000 autres civilisations potentielles dans notre galaxie.
L’idée de Victor Le Bellour a été d’appliquer cette équation non point au nombre potentiel de civilisations extraterrestres dans notre galaxie avec qui nous pourrions entrer en contact, mais au nombre de jeunes filles susceptibles de lui convenir à Paris.
Le jeune doctorant avait une idée précise de la femme idéale qu’il voulait rencontrer : une jeune fille âgée de 20 à 30 ans, blonde. Il n’était pas trop exigeant. Pourquoi blonde ? Un psychiatre expliquerait que Victor étant brun, il voulait retrouver dans l’être aimé, sa mère qui est blonde.
Le lecteur intéressé trouvera également en annexe 2 un résumé de la thèse de Victor.
Normalement Victor aurait dû être très heureux d’être reçu à son doctorat après tant d’années d’effort.
Il le fut sans doute sur l’instant, mais le pot d’honneur passé il tomba dans une profonde dépression.
Apprendre que seules 2 femmes sur 152 000 pouvaient lui convenir était un véritable cataclysme dans ses espoirs sentimentaux. Il était conscient aussi que les statistiques dans leur férocité ne lui donnaient guère plus de chances en étendant ses calculs à la France entière.
De plus passer d’une effervescence intense à une relative inactivité est une situation qu’il ne sut pas gérer.
Les quelques cours qu’il dispensait à Jussieu n’étaient pas suffisants pour occuper ses journées. Ajouté à cela un véritable écœurement des mathématiques. Les Laplaciens, les équations de Lagrange, le théorème de Green-Ostrogradski, les rotationnels le faisaient presque vomir. Il percevait maintenant la vacuité de sa vie.
Lui qui était sobre se mit à boire. Comme l’oubli engendré par les boissons alcoolisées ne lui suffisait pas, il se mit à fumer du hachich. Malgré tout cela il restait conscient du désert qu’était devenue sa vie. Si bien que dans une période de lucidité il décida de mettre fin à ses jours. Il n’eut pas besoin d’aller loin pour se fournir en drogue dure, les alentours de la faculté permettent de se fournir largement si on dispose de quoi payer.
Tandis que la drogue diffusait lentement dans ses artères il repensait à Brest, son pont de la Recouvrance, l’avenue de Siam, à ses parents, un instant il eut honte en imaginant le désespoir de sa mère. Mais il était trop tard, le stupéfiant faisait ses ravages. Il quitta le temps et l’espace qui celui-là n’avait rien de vectoriel.
L’histoire aurait pu se terminer ainsi, mais le destin en avait décidé autrement.
Quelques minutes après l’évanouissement du jeune homme, la porte de l’appartement s’ouvrit, un releveur de la compagnie d’électricité apparut suivi par la concierge.
Il eut l’impression de sortir d’une nuit noire. Ses sens annihilés se remirent à fonctionner. Une odeur pharmaceutique pénétra ses narines, ses oreilles perçurent des battements mécaniques réguliers.
Son bras droit devint douloureux, puis il sentit que quelqu’un lui tenait la main. La pression était d’une extrême douceur. Enfin il ouvrit les yeux. Ce fut comme une fulgurance, jamais un visage de femme ne lui avait paru si beau. Un visage de porcelaine, des yeux noirs et brillants, des cheveux noirs de jais. Et ce sourire qui exprimait toute la douceur du monde. Il sentit que son univers basculait, rempli d’une nouvelle passion !
À mesure qu’il se rétablissait, il put faire une plus ample connaissance avec son infirmière.
Elle était d’origine cambodgienne, elle se prénommait Phkamliah ce qui signifiait « Fleur de jasmin ». Elle avait trente-cinq ans et vivait seule avec une petite fille de trois ans Pruk prohm cheng : « Rosée du matin ».
L’attirance fut réciproque.
C’est un autre homme qui quitta l’hôpital.
Il se mit en ménage avec Phkamliah. Depuis ils vivent heureux tous les trois. Vous pourrez rencontrer Victor, jardinier au parc Montsouris. C’est sûrement le seul jardinier de France, docteur en mathématiques !
Annexe 1
L’équation de Drake
L’équation est le produit de sept facteurs :
N = R* X fp X ne X fl X fi X fc X L
où :
- N est le nombre de civilisations extraterrestres dans notre galaxie avec lesquelles nous pourrions entrer en contact ;
et :
- R*est le nombre d’étoiles en formation par an dans notre galaxie ;
- fp est la fraction de ces étoiles possédant des planètes ;
- ne est le nombre moyen de planètes potentiellement propices à la vie par étoile ;
- fl est la fraction de ces planètes sur lesquelles la vie apparaît effectivement ;
- fi est la fraction de ces planètes sur lesquelles apparaît une vie intelligente ;
- fc est la fraction de ces planètes capables et désireuses de communiquer ;
- L est la durée de vie moyenne d’une civilisation, en années.
Les scientifiques de nos jours ont de considérables désaccords sur les valeurs possibles de ces paramètres. Les valeurs utilisées par Drake et ses collègues en 1961 sont :
- R*= 10 an−1 ;
- fp= 0,5 ;
- ne= 2 ;
- fl= 1 ;
- fi= fc = 0,01 ;
- L= 10 000 ans.
Ce qui donne N = 10 civilisations en mesure de communiquer dans la Voie lactée
Annexe 2
Nombre d’habitants à Paris : 2 210 000
Nombre de femmes : 1 190 000
Nombre de femmes célibataires : 152 000
N = R * X fp X ne X fl X fi X fc X L
- R* est le nombre de naissances par an à Paris : 2945/2 210 000 =0.0013
- fp est la fraction de femmes : 1 190 000/2 210 000 = 0,54
- ne est le nombre de femmes célibataires : 152 000
- fl est la fraction de ces femmes de 20 à 30 ans : 0,2
- fi est la fraction de ces femmes hétérosexuelles : 0,99
- fc est la fraction de ces femmes blondes : 0.2
- L est la fraction de femmes désireuses de trouver un partenaire durable : 0,5
Ce qui donne 2 femmes pouvant satisfaire à ces critères
Je sais que les mathématiciens ne dédaignent pas les raisonnements par l’absurde, et c’est peut-être pourquoi je n’ai pas trop compris toute cette histoire…
Je dois dire que le jardinier du parc Montsouris, m’évoque Alexandre Dubcek, instigateur déchu du Printemps de Prague, gommé des photos officielles et devenu “agent technique des eaux et forêts”, d’autres diront gardien de square.
Cette histoire mêlant la science, les diplômes et l’amour m’en rappelle une autre assez délicieuse. Bien qu’elle soit un peu longue pour figurer ici dans un commentaire je ne peux pas résister à vous la poster. Je sais, Loki, que tu ne la dédaigneras pas car il y est question de physique-chimie :
Voici la version d’une question “bonus” de chimie posée à l’université de Nanterre.
La réponse d’un étudiant a été si loufoque que le professeur l’a partagée avec ses collègues, via Internet, et c’est pourquoi vous avez le plaisir de la lire ….
Question Bonus : « L’enfer est-il exothermique (1) ou endothermique (2) ? » (1 : évacue la chaleur, 2 : absorbe la chaleur)
La plupart des étudiants ont exprimé leur opinion en utilisant la loi de Boyle (si un gaz se dilate il se refroidit et inversement) ou ses variantes.
Cependant, un étudiant eut la réponse suivante :
Premièrement, nous avons besoin de connaître comment varie la masse de l’enfer avec le temps. Nous avons besoin de connaître à quel taux les âmes entrent et sortent de l’enfer.
Je pense que nous pouvons assumer sans risque qu’une fois entrées en enfer, les âmes n’en ressortiront plus. Du coup aucune âme ne sort.
De même, pour le calcul du nombre d’entrées des âmes en enfer, nous devons regarder le fonctionnement des différentes religions qui existent de par le monde aujourd’hui.
La plupart de ces religions affirment que si vous n’êtes pas membre de leur religion, vous irez en enfer. Comme il existe plus d’une religion exprimant cette règle, et comme les gens n’appartiennent pas à plus d’une religion, nous pouvons projeter que toutes les âmes vont en enfer…
Maintenant, regardons la vitesse de changement de volume de l’enfer parce que la Loi de Boyle spécifie que « pour que la pression et la température restent identiques en enfer, le volume de l’enfer doit se dilater proportionnellement à l’entrée des âmes ». Par conséquent cela donne deux possibilités :
1) si l’enfer se dilate à une moindre vitesse que l’entrée des âmes en enfer, alors la température et la pression en enfer augmenteront indéfiniment jusqu’à ce que l’enfer éclate.
2) si l’enfer se dilate à une vitesse supérieure à la vitesse d’entrée des âmes en enfer, alors la température diminuera jusqu’à ce que l’enfer gèle.
Laquelle choisir ?
Si nous acceptons le postulat de ma camarade de classe Jessica m’ayant affirmé durant ma première année d’étudiant « Il fera froid en enfer avant que je couche avec toi », et en tenant compte du fait que j’ai couché avec elle la nuit dernière, alors l’hypothèse doit être vraie.
Ainsi, je suis sûr que l’enfer est exothermique et a déjà gelé … Le corollaire de cette théorie c’est que comme l’enfer a déjà gelé, il s’ensuit qu’il n’accepte plus aucune âme et du coup qu’il n’existe plus… Laissant ainsi seul le Paradis, et prouvant l’existence d’un Être divin ce qui explique pourquoi, la nuit dernière, Jessica n’arrêtait pas de crier “Oh… mon Dieu ! …”
(Cet étudiant est le seul ayant reçu la note 20/20)
Merci Hermano de cette histoire sur l’enfer que je connaissais, mais je ne me lasse pas de la relire…
Puisqu’il me semble que tu affectionnes la physique et la chimie en voici une autre !
L’histoire du calcul de la hauteur d’un immeuble à l’aide d’un baromètre par Niels Bohr
« J’ai reçu un coup de fil d’un collègue à propos d’un étudiant. Il estimait qu’il devait lui donner un zéro à une question de physique, alors que l’étudiant réclamait un 20. Le professeur et l’étudiant se mirent d’accord pour choisir un arbitre impartial et je fus choisi. Je lus la question de l’examen :
Montrez comment il est possible de déterminer la hauteur d’un immeuble à l’aide d’un baromètre.
L’étudiant avait répondu : On prend le baromètre en haut de l’immeuble, on lui attache une corde, on le fait glisser jusqu’au sol, ensuite on le remonte et on mesure la longueur de la corde. La longueur de la corde donne la hauteur de l’immeuble.
L’étudiant avait raison vu qu’il avait répondu juste et complètement à la question. D’un autre côté, je ne pouvais pas lui mettre ses points : dans ce cas, il aurait reçu son diplôme de physique alors qu’il ne m’avait pas montré de connaissances en physique. J’ai proposé de donner une autre chance à l’étudiant en lui donnant six minutes pour répondre à la question avec l’avertissement que pour la réponse il devait utiliser ses connaissances en physique. Après cinq minutes, il n’avait encore rien écrit. Je lui ai demandé s’il voulait abandonner mais il répondit qu’il avait beaucoup de réponses pour ce problème et qu’il cherchait la meilleure d’entre elles. Je me suis excusé de l’avoir interrompu et lui ai demandé de continuer. Dans la minute qui suivit, il se hâta pour me répondre :
— On place le baromètre à la hauteur du toit. On le laisse tomber en mesurant son temps de chute avec un chronomètre. Ensuite en utilisant la formule : x= ½ gt2, on trouve la hauteur de l’immeuble.
À ce moment, j’ai demandé à mon collègue s’il voulait abandonner. Il me répondit par l’affirmative et donna presque 20 à l’étudiant. En quittant son bureau, j’ai rappelé l’étudiant car il avait dit qu’il avait plusieurs solutions à ce problème.
— Hé bien, dit-il, il y a plusieurs façons de calculer la hauteur d’un immeuble avec un baromètre. Par exemple, on le place dehors lorsqu’il y a du soleil. On mesure la hauteur du baromètre, la longueur de son ombre et la longueur de l’ombre de l’immeuble. Ensuite, avec un simple calcul de proportion, on trouve la hauteur de l’immeuble.
— Bien, lui répondis-je, et les autres.
— Il y a une méthode assez basique que vous allez apprécier. On monte les étages avec un baromètre et en même temps on marque la longueur du baromètre sur le mur. En comptant le nombre de traits, on a la hauteur de l’immeuble en longueur de baromètre. C’est une méthode très directe. Bien sûr, si vous voulez une méthode plus sophistiquée, vous pouvez pendre le baromètre à une corde, le faire balancer comme un pendule et déterminer la valeur de g au niveau de la rue et au niveau du toit. À partir de la différence de g la hauteur de l’immeuble peut être calculée. De la même façon, on l’attache à une grande corde et en étant sur le toit, on le laisse descendre jusqu’à peu près le niveau de la rue. On le fait balancer comme un pendule et on calcule la hauteur de l’immeuble à partir de la période des oscillations.
Finalement, il conclut :
— Il y a encore d’autres façons de résoudre ce problème. Probablement la meilleure est d’aller au sous-sol, frapper à la porte du concierge et lui dire : « J’ai pour vous un superbe baromètre si vous me dites quelle est la hauteur de l’immeuble. »
J’ai ensuite demandé à l’étudiant s’il connaissait la réponse que j’attendais. Il a admis que oui mais qu’il en avait marre de l’université et des professeurs qui essayaient de lui apprendre comment il devait penser. »
La réponse attendue étant de mesurer la pression atmosphérique au bas de l’immeuble et sur le toit puis de calculer sa hauteur à partir de la différence de ces deux mesures.
J’ai beaucoup aimé ce récit. Bien écrit de bout en bout. Et puis j’y suis particulièrement sensible ayant été moi-même étudiant en mathématiques sans, je dois l’avouer, la même abnégation que Victor.
Peu de choses échappent aux maths. Cependant vouloir mettre l’amour en équation n’est peut-être pas une bonne idée et le destin de Victor en est la preuve. Sans compter les erreurs de paramètrage : la jolie cambodgienne n’était pas blonde !
L’amour s’accommode mieux du hasard que des prévisions statistiques.
Jolie histoire.