J’entrai dans la gare. J’allais enfin faire ce voyage. Toute ma vie j’en avais rêvé. Le grand jour était arrivé.

Le bâtiment m’était familier, pourtant je prends rarement le train. D’ailleurs j’étais incapable de dire de quelle gare il s’agissait et encore moins quel itinéraire j’allais emprunter.

Mon seul bagage était un sac de sport.

Au milieu des voyageurs je fixai le tableau d’affichage. Les destinations défilaient, tourniquant pour s’immobiliser une à une. Je repérai la destination, le quai et l’heure du départ du train.

Je fouillai dans ma poche à la recherche de mon billet. La poche était vide. Curieusement dans d’autres circonstances je me serais affolé. Dans ce grand hall je restai impavide : aucune importance je m’expliquerai avec le contrôleur.

Je marchai le long du quai comme un somnambule, des voyageurs pressés me dépassaient faisant bruyamment rouler leurs valises.

Sans savoir pourquoi, je grimpai dans un wagon et je continuai ma progression dans le couloir. Tous les compartiments étaient pleins. Dans l’un deux, la place N° 7 était libre. J’ai toujours aimé ce chiffre. De plus, j’étais placé près de la fenêtre.

Un haut-parleur débita des informations indiquant les correspondances. Je n’en avais pas besoin : il y a si longtemps que je préparais ce voyage.

Le train démarra lentement. Un souvenir d’enfance me revint. J’avais huit ans, je partais pour la première fois en colonie. L’angoisse, que j’avais ressentie ce jour-là en voyant le quai s’éloigner, m’étreignit à nouveau.

Je tournai la tête, honteux : j’étais adulte maintenant.

En entrant dans le compartiment, j’avais à peine regardé les voyageurs. Ils étaient assis, impassibles, l’œil vague comme si le départ du train ne les concernait pas.

J’essayai d’entamer une conversation avec mon voisin le plus proche en lui demandant s’il connaissait les heures d’arrivée aux correspondances. Il me répondit quelque chose. Ses paroles n’atteignirent pas mon cerveau, comme si une paroi de verre nous séparait. Nullement affecté par mon échec je tournai la tête vers la fenêtre. Le train avait pris de la vitesse et des centaines d’immeubles et de maisons défilaient devant mes yeux.

Maintenant rien ne semblait ne pouvoir m’atteindre, j’étais parti, je faisais enfin mon voyage. Pourtant à l’instant où j’allais m’assoupir, une pensée me réveilla : Clarisse… Je n’avais pas prévenu Clarisse de mon départ !

Pris de remords, je me levai d’un bond et me précipitai dans le couloir, mon téléphone portable à la main. Je pointai le curseur sur la photo de Clarisse et le cœur battant j’écoutai le signal d’appel. Pas de doute le poste était occupé. Contrarié je renouvelai l’opération. En vain. Ma déception se transforma en une angoisse grandissante. Jamais je ne me pardonnerais de ne pas avoir prévenu Clarisse. Nous avions souvent parlé de ce voyage. Elle en riait me considérant comme un gosse. J’avais eu beaucoup d’aventures avant elle et après… Elle les avait toujours supportées comme elle supportait mon humeur changeante. Elle n’était jamais partie, même le jour où je l’avais fait avorter ne pouvant pas supporter la présence d’un enfant dans ma vie de patachon. Elle m’avait souvent dit que j’étais un égoïste, mais comme tous les égoïstes ces reproches ne me touchaient pas. J’étais jeune et je voulais profiter de la vie.

Pourtant aujourd’hui dans ce train j’aurais voulu lui parler !

Je repris ma place. Les voyageurs étaient toujours aussi silencieux. D’habitude le silence me gênait, aujourd’hui il m’oppressait. Derrière la vitre les champs avaient succédé à la ville. J’essayai d’oublier Clarisse, en regardant le moutonnement des collines et l’immense damier de la campagne. Mais pourquoi ne répondait-elle pas ? C’était si facile d’habitude !

Je ruminais la tête appuyée contre la fenêtre quand la porte du compartiment s’ouvrit. Tandis que le contrôleur poinçonnait les billets des autres voyageurs, je préparai une explication pour mon manque de billet. Il me regarda, j’allais m’expliquer. Il tourna la tête comme si j’étais transparent… j’étais suffoqué !

Ma stupeur ne dura pas longtemps, le flou dans lequel je baignais depuis mon arrivée dans la gare reprit le dessus.

La voie ferrée longeait une grande route. J’aperçus un motard, qui la tête baissée, semblait faire la course avec le train. J’ai toujours eu la passion des motos. J’engloutissais mes économies dans des modèles de plus en plus performants. J’avais essayé de convaincre Clarisse, mais après être montée, une fois, derrière moi, elle avait refusé catégoriquement une nouvelle promenade. Depuis je parcourais seul les routes, grisé par le vent et la vitesse. J’appréciais particulièrement m’enfoncer dans la nuit, voir défiler les obstacles dans la lumière de mon phare.

Le train accéléra et le motard disparut.

J’essayai à nouveau de contacter Clarisse. Le signal était toujours le même. Mais à qui téléphonait-elle ?

Pourquoi étais-je parti sans la prévenir ? À la jalousie succédait maintenant une tristesse diffuse. Dans ce compartiment, parmi ces zombies je prenais conscience qu’elle me manquait. La joie de ce voyage tant espéré était obscurcie par son absence. Pourtant je sentais qu’il fallait que je continue. J’essayai de penser à autre chose en fixant les détails du paysage. Celui-ci défilait rapidement, le train roulait à pleine vitesse m’empêchant de lire le nom des gares que nous traversions. Mon cerveau troublé par ces milliers d’images peinait à les appréhender. Une douce torpeur commençait à me gagner. Une nouvelle peur me réveilla. Ma correspondance ! Si je m’endormais, je raterais ma correspondance. Il fallait absolument que je réagisse. Un café, je devais boire un café. Je quittai le compartiment. Où aller à droite ou à gauche ? Je choisis la droite. Je parcourus le couloir mécaniquement. Dans tous les compartiments, les voyageurs étaient figés, nulle porte n’était ouverte, aucune tête ne se tournait à mon passage. Le train roulait avec un bruit saccadé. Je fus presque soulagé quand je franchis le sas de passage vers l’autre wagon. Un peu d’air frais balaya mon visage, le son aigu des boggies agressa mes oreilles. J’avais l’impression de me réveiller. La porte automatique refermée je retombais dans le bruit feutré de la course du train. J’aurais aimé rencontrer une personne dans les couloirs, mais ils étaient inexplicablement vides. Oh, Clarisse, j’aurais dû t’emmener ! Jamais je ne m’étais senti aussi seul. J’atteignis le début du train, aucune voiture-restaurant. Décidément je n’avais pas de chance ! De retour à mon compartiment, je renonçai à parcourir le train en sens inverse. Tant pis, je tenterai de résister à ma torpeur par ma volonté. Quand je sentirai le sommeil me gagner, j’enfoncerai mes ongles dans le creux de ma main.

Le temps passa… Le train ralentit sa course et s’immobilisa dans une petite gare. Le quai était vide. Le haut-parleur n’avait fait aucune annonce et pourtant je savais que j’étais arrivé, que c’était le moment de prendre ma correspondance.

Mon sac de sport à la main, je descendis du wagon.

Je n’étais jamais venu sur ce quai, pourtant j’avais l’impression de l’avoir toujours connu.

Derrière moi le convoi s’ébranla, j’avançai lentement vers la sortie.

Je tournai la tête, le train disparaissait derrière un virage.

Je savais que j’étais arrivé au terme de mon voyage…

***

Le spot vert oscilla une dernière fois et traça une longue ligne droite associée à un sifflement aigu.

C’est fini dit le médecin vous pouvez le débrancher l’encéphalogramme est plat. Si ce n’est pas malheureux de mourir si jeune à cause d’une moto !