Certains ont pour animal de compagnie, un chien, un chat, un lapin, un hamster, un furet ou une tortue. D’autres préfèrent les oiseaux, mais à mon avis ils sont moins affectueux et en plus il leur faut une cage.
Isidore lui avait reporté son affection sur son poisson rouge.
Évidemment, comme les oiseaux, les poissons nécessitent un abri spécifique, mais dans leurs aquariums ils sont nettement moins bruyants et moins odorants.
Peut-on aimer un poisson rouge ? Oui on peut l’aimer, comme on aimerait son stylo, son fauteuil, sa chemise préférée, mais peut-on en espérer de l’affection en retour ? Un chien, un chat peut manifester ce type de sentiment envers son maître, mais que peut-on attendre d’un poisson rouge ? Le plaisir de le voir tourner en rond dans son aquarium, de le nourrir tous les matins ? Certains poissons sont vivipares alors que le poisson rouge est ovipare, on n’a donc pas le plaisir d’observer la naissance de sa progéniture et de la voir grandir. Mais ce n’est pas tous ces plaisirs qu’Isidore attendait de son poisson rouge, mais quelque chose de plus profond. Certes Cléo ne parlait pas et même quand sa bouche s’entrouvrait sortant une bulle, on ne pouvait pas parler de langage.
La communication d’Isidore avec Cléo débuta d’une manière inattendue.
Un jour écoutant sur sa chaine la Toccata de Bach, il se délectait de la musique de son compositeur préféré quand son regard se porta sur l’aquarium. Le poisson rouge avait cessé sa ronde habituelle et restait immobile sur la paroi en direction du haut-parleur comme s’il écoutait. Cette attitude intrigua Isidore. Certes il savait que certains éleveurs passent de la musique à leur bétail et prétendent que la production de lait en est augmentée. Mais un poisson rouge peut-il s’intéresser à Bach ? Cela devait être sans doute une coïncidence. La Toccata étant terminée, le poisson rouge recommença ses tours dans l’aquarium. Isidore sélectionna alors « la petite musique de nuit » de Mozart et guetta la réaction de Cléo. Il fut encore stupéfait ! Le poisson rouge se colla à nouveau contre la paroi. Pas de doute, Léo semblait aimer la musique classique. Décidément cette expérience était intéressante. Pour mettre un peu de piquant, il fit écouter à Cléo un morceau de hard rock métal. Mais là il se réfugia le plus loin possible derrière une pierre au fond de l’aquarium. Manifestement il n’aimait pas ce type de musique. Isidore comprit alors que son poisson n’était pas n’importe quel poisson. Sa surprise suivante fut le jour où il déclama quelques strophes du Cid, il remarqua que Cléo s’était à nouveau plaqué contre la paroi. Ainsi le poisson rouge était sensible aussi au théâtre.
Il est des choses qu’il est difficile de croire, mais Isidore devait se rendre à l’évidence : il communiquait avec Cléo. Certes c’était une communication unilatérale. Le poisson rouge lui envoyait-il des messages ? Apparemment non… Quoique ! N’était-ce pas un moyen communiquer pour Cléo le fait de se coller contre la paroi ou de s’en éloigner le plus loin possible quand il désapprouvait ?
Isidore continua de tester les goûts de Cléo. Lui, souvent bien seul, était réconforté par son confident aquatique. Il multiplia les expériences, il lisait devant l’aquarium des vers de Victor Hugo, de François Villon, des fables de La Fontaine. Cléo manifestait son contentement en restant immobile. Par contre, la lecture d’un magazine people, d’un livre de la collection Harlequin ou d’Ubu roi le faisait fuir immédiatement. Isidore voulut être encore plus pointu, il pensait que la « Critique de la raison pure » de Kant allait effaroucher le poisson rouge. Bien au contraire il semblait encore plus concentré. Il en fut de même pour des textes d’Auguste Comte et de Nietzsche. Isidore ne parla jamais à quiconque des facultés prodigieuses de son poisson rouge. Il sentait bien que ses interlocuteurs le traiteraient de fou.
Cette communion d’esprit était devenue profonde et fusionnelle. Isidore décida d’associer Cléo au plus grand nombre de ses activités. Quand il partait faire les courses, il plaçait le poisson rouge dans un sac transparent, rempli d’eau. Il l’emmenait au cinéma, au théâtre, dans les musées. Il se rendait bien compte qu’on le regardait étrangement, mais il n’en avait cure. Personne n’osait l’empêcher d’entrer, car aucune loi n’interdit de pénétrer dans un lieu public avec son poisson rouge ! Il partit en vacances avec Cléo qui découvrit ainsi la mer, la montagne et la campagne. Il supportait parfaitement les déplacements en voiture.
Cependant même les plus belles idylles ont une fin !
S’étant arrêté au bord d’un frais ruisseau pour y piqueniquer, Isidore éprouva l’envie de s’y baigner. Voulant faire profiter à son poisson rouge de l’onde pure, il versa le contenu du sac transparent dans l’eau à côté de lui. Hélas ! Cléo fut entrainé par le courant…et disparu !
Il ne savait plus nager !
Isidore désespéré tenta de plonger pour sauver son cher compagnon, mais il se noya.
Lui non plus ne savait plus nager !
Moralité : les choses de l’esprit nous font parfois oublier les réflexes élémentaires de survie…
Alphonse Allais avait amusé les lecteurs du Journal des Débats avec la noyade du hareng. Merci Loki de nous ouvrir à une réflexion plus profonde avec cette nouvelle frétillante. Un poisson mélomane, pourquoi pas ? Notre tortue allonge le cou et tend la tête vers une source sonore ! Poète, pourquoi pas ? Le rythme, l’assonance, la rime ne sont-ils pas musicaux ? Philosophe, là est le génie. Se concentrer pour maitriser le sens des écrits d’aussi grands penseurs donne à réfléchir. Il n’y a donc pas que le poulpe capable de raisonner ! On comprend les réticences d’Isidore, puis son élan désespéré pour sauver l’ide surnaturel.
Si l’adage dit vrai, La nage c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas, le cher compagnon d’Isidore aurait rejoint La truite de Schubert et ferait « mille tours avec la carpe et le brochet son compère« .
Tu nous rappelles joliment les exigences les plus simples, ce qui est bien nécessaire en ce moment.
Une fable intimiste, originale et bien menée. Pour ma part, j’arrive assez à m’identifier dans ce huis-clos au personnage d’Isidore, et c’est pour moi un signe de qualité dans une nouvelle.
L’envie ne me manquerait pas cependant de faire dévier cette histoire vers quelque chose du genre « La métamorphose » de Kafka…
Et pour un peu, tu me ferais croire à la métempsychose !
J’aime aussi assez cette moralité, qui nous fait sortir du bain de nos fantasmes.
Bulles de Mozart
Nouveau bonheur sphérique
Loin des eaux vives