Jusqu’alors il n’avait rien remarqué.

Ce n’est pas qu’Ernest Lehmann affectionne les catastrophes, mais comment faire autrement que d’en regarder les images diffusées régulièrement par les journaux télévisés ?

 Ce jour-là, la deuxième chaîne propose un reportage sur un incendie dans le Var. Tandis qu’un journaliste interviewe le capitaine des pompiers, Ernest remarque un peu en arrière du capitaine, un petit homme d’un certain âge, presque chauve, avec une veste verdâtre semblant écouter les paroles de l’officier. Puis il disparaît de l’écran. Des images de l’incendie succèdent à l’interview. Cette apparition furtive aurait pu être banale si le lendemain, Ernest en regardant les images d’un carambolage en série sur l’A7 n’avait aperçu le même petit homme passant rapidement devant les voitures encastrées les unes dans les autres. Ernest Lehmann fut troublé, mais il reprit ses esprits : cela ne pouvait être qu’une ressemblance fortuite !

Il fut ébranlé quand le jour suivant TF1 diffusa un reportage sur un accident ferroviaire intervenu au sud de Londres. Le même petit homme passa rapidement à côté de wagons couchés sur la voie. Pas de doute ! C’était le même homme, la même veste verte, le même crâne chauve avec une mèche collée harmonieusement sur son crâne brillant. Une veste couleur pistache ce n’est pas courant…

Ernest, comptable de son état, aime les choses rationnelles et l’apparition trois fois de suite, du même individu, dans des lieux éloignés les uns des autres, heurte sa rationalité.

Un matin entendant à la radio le passage d’un ouragan sur Haïti, il se précipite sur son poste de télévision et sélectionne une chaîne d’information continue. Anxieux, il écoute, patiemment, plusieurs journalistes et d’éminents médecins palabrer sur la pandémie du Covid 19. Enfin la chaîne s’intéresse à contrecœur à la catastrophe haïtienne. Il faut reconnaître, que de la France, cette île est bien loin, et les séismes, si fréquents, qu’il ne faut pas attendre pour une chaîne une audience conséquente. Pour donner la parole au correspondant de la chaîne à Haïti, le journaliste dans le studio prend un air grave comme il sied à un professionnel de l’information. Le correspondant apparaît, à l’écran, le visage sévère et angoissé, heureux d’être enfin mis en avant par les événements. Tandis qu’il énumère devant des ruines le nombre de blessés et de morts, en louchant vers un papier qu’il essaie de cacher à la caméra, le petit homme passe derrière lui imperturbable. Sa face blanchâtre, son costume de ville dénotent par rapport aux teints hâlés du correspondant et des quelques Haïtiens gesticulant derrière le journaliste.

Voir le même petit homme dans le Var, sur l’A7, au sud de Londres et enfin en Haïti n’est pas une coïncidence ! Ernest Lehmann tout excité en parle à sa femme Germaine. Celle-ci regarde son mari, incrédule.

  • Mon pauvre Ernest, qu’est-ce tu racontes ? Tu sais bien que ce n’est pas possible !

En haussant les épaules, elle retourne dans la cuisine remuer le riz du repas du soir. Elle pense : il a sûrement encore bu trop d’apéritifs…

Ernest Lehmann est dépité que sa femme se soit gaussée de lui. Il n’est pas débile !

Mais un doute persiste dans son esprit…

Chaque jour il regarde encore plus assidûment les journaux télévisés.

La vie est bizarre, c’est toujours au moment où on a besoin d’une catastrophe qu’il ne se passe rien. Il ingurgite, patiemment, les événements familiaux de la famille royale d’Angleterre, les embouteillages des voitures, des citadins partant en vacances, les merveilles à voir à Saint-Hilaire de l’Aubépine, l’éternelle défaite de l’équipe de France au concours de pétanque de Bormes-les-Mimosas et autres banalités meublant un journal quand un événement exceptionnel est absent.

Enfin au bout de deux jours de cette angoissante attente, se produit enfin une inondation dans le sud de la France.

 Tandis que le Premier ministre, descendu en hâte sur les lieux la catastrophe, en appelle à la solidarité nationale, le petit homme vert apparaît, en arrière-plan, écoutant religieusement le discours.  En hurlant, Ernest appelle sa femme, mais quand elle arrive l’individu a disparu. Germaine n’est pas toujours convaincue par les dires de son mari.

Celui-ci, furieux, l’oblige à rester à côté de lui, pour assister au prochain journal télévisé.

Germaine n’est pas enthousiaste, mais devant la mauvaise humeur de son mari, elle obtempère. Grâce à Dieu le journal télévisé débute par une catastrophe !

 

 Un bateau chargé de migrants venus de Libye a coulé au large de la Sicile et des vedettes de la marine italienne tournent dans les eaux de la Méditerranée pour essayer de repêcher les survivants. Ravi, Ernest aperçoit à côté du capitaine d’une des frégates le petit homme.

 

Il se tourne vers Germaine et hurle : cette fois si tu l’as vu ?

Il manque de tomber en apoplexie quand elle répond : je n’ai rien vu !

Ernest n’en peut plus, il l’a bien vu le petit homme à la veste pistache. Il n’est pas fou. Ce n’était pas possible que Germaine nie son existence. Bien sûr son apparition est fugace, mais quand même !

Pour convaincre Germaine, il a une idée géniale. Il va enregistrer le journal télévisé du début à la fin. Ainsi s’il y a une catastrophe, il pourra repasser la séquence autant de fois que nécessaire pour convaincre Germaine de la véracité de ses observations. Un terrible tremblement de terre au Pérou lui permet d’obtenir un enregistrement de bonne qualité. Là c’est indéniable, on voit nettement le petit homme, Germaine ne peut qu’être convaincue ! Triomphant, il la fait asseoir sur le canapé et déclenche la vidéo : au bout de quelques minutes, le petit homme vert apparaît… Il se tourne vers sa femme : alors je n’ai pas raison ? Elle tourne ses yeux, vers lui, l’air attristé.

  • Quel petit homme vert ? Je n’ai rien vu !

Ernest se lève les yeux hagards.

Sans un regard pour sa femme, il sort.

Hébété, il s’engage sur un passage piéton.

Il y a un violent coup de frein et un grand choc.

Ernest Lehmann est étendu sur le sol.

Un petit homme d’un certain âge, presque chauve, avec une veste verdâtre s’approche et se penche au-dessus de lui.

  • Il n’y a rien à faire, il est mort…