Gilbert était un enfant comme les autres.
À quel âge remarqua-t-il l’absence d’un père ?
À l’école maternelle, cette particularité ne l’affecta pas, sa mère comblant tous ses besoins d’affection. Ce n’est qu’en rentrant à l’école primaire, en parlant avec d’autres enfants qu’il prit vraiment conscience de cette absence. Un jour, ayant posé une question à ce sujet, sa mère le fit asseoir et le regardant droit dans les yeux lui expliqua la situation.
- Gilbert, tu as un père, mais il est mort !
L’enfant se mit à pleurer, la mort étant pour lui une chose mystérieuse, assimilée seulement au souvenir d’un chat écrasé sur une route et à la disparition d’une vieille dame dans la maison d’à côté. Ainsi le portrait de l’homme qui trônait, en bonne place, sur un buffet du salon était celui de son père !
Sa mère le prit dans ses bras et lui expliqua qu’il ne fallait pas pleurer : certes son père était mort, mais il était au ciel près du Bon Dieu et veillait sur lui. De plus c’était un héros mort pour la France.
Cette explication lui convint.
À partir de cet instant, la photo du salon prit une nouvelle dimension. Ce n’était plus l’image d’un inconnu, mais celle d’un être d’exception et lui, Gilbert était le fils d’un tel homme.
Il s’appelait Jacques Lefèvre, il était pilote de chasse, mort en Bosnie aux commandes de son appareil.
D’une boîte, la mère sortit pieusement une médaille qu’elle posa dans les mains de Gilbert. Qu’elle était belle ! L’enfant était ému. Son émotion fut à son comble quand sa mère sortit une photo du héros devant un Rafale.
Le garçon grandit et sa mère bâtit un véritable mythe autour de son père.
Dans la cour il racontait fièrement à ses camarades médusés, les exploits de l’aviateur mort au combat. Alors qu’autrefois il les jalousait d’avoir un père, maintenant il les plaignait d’avoir des pères aussi communs.
Plus il grandissait, plus l’importance de ce père mythique croissait dans son esprit. Il voulait toujours en savoir plus sur Jacques Lefèvre. Celui-ci, brillant étudiant, il avait intégré une école d’ingénieurs aéronautiques pour devenir ensuite pilote de chasse.
Gilbert n’avait qu’une seule ambition : être à la hauteur de cet homme exceptionnel. À l’école primaire, au collège puis au lycée il était toujours dans les premiers. Son père devait être fier de son fils qui ne devait jamais le décevoir. Devenu adolescent, il prit conscience des sacrifices de sa mère pour l’élever et lui faire poursuivre des études. Elle faisait des ménages dans les locaux de plusieurs sociétés. Elle partait très tôt le matin pour un salaire de misère. Gilbert allait remplacer ce père disparu et soutenir cette mère exemplaire.
À l’âge de onze ans, quelque chose l’intrigua : pourquoi son père s’appelait-il Lefèvre alors que son nom, à lui, était Martin ?
Sa mère n’eut aucun mal à lui expliquer. Son père et elle, s’étaient connus dans un bal, non loin, de la base de l’aviateur et ce fut immédiatement le coup de foudre ! Quand le militaire disparut dans le ciel de Bosnie, elle était enceinte de cinq mois. Son père n’étant plus là pour le reconnaître, il porta donc le nom de sa mère.
Les choses étaient maintenant claires, certes il ne portait pas le nom de son père, mais son sang coulait dans ses veines. Sa mère ayant sorti des photos de Jacques enfant, il voyait bien qu’il lui ressemblait.
À côté de la boîte des exploits de son père, il y en avait une autre. Gilbert était intrigué par le contenu de cette deuxième boîte. Ce sont des lettres d’amour que m’envoyait ton père, c’est mon jardin secret – lui répondit sa mère –
En plus de sa photo, le héros était constamment présent dans la maison sous la forme d’une bague avec une améthyste que sa mère portait à l’annulaire de la main droite. Elle ne s’en séparait jamais.
Parfois des messieurs venaient à la maison et Gilbert souffrait de voir sa mère rire avec ces hommes. Comment pouvait-elle fréquenter des hommes aussi communs après avoir été la compagne de Jacques Lefèvre ?
La fin de l’année approchait avec bientôt le passage du baccalauréat. Pour Gilbert il n’y avait plus d’hésitation, il allait faire une prépa pour entrer ensuite dans une école d’ingénieur. Son père avait été pilote de chasse, il le serait aussi.
Dans sa chambre il accumulait les journaux, les ouvrages sur l’aviation et les maquettes d’engins aériens. Son cœur battait au passage de chasseurs dans le ciel et il se voyait déjà aux commandes. Les cérémonies en l’honneur des militaires français morts à l’étranger le fascinaient.
Pour les prochaines vacances, il avait programmé un pèlerinage : un voyage en Bosnie.
Dans le placard, il y avait la deuxième boîte ! Il en avait eu souvent envie, mais quelque chose l’avait toujours empêché, de lire les lettres d’amour de son père. Plus d’une fois, il avait ouvert le placard, sorti la boîte… et à chaque fois, il la rentrait sans l’ouvrir.
Mais ce jour-là la curiosité fut plus forte. Le cœur battant, il délia le nœud du ruban rose, souleva le couvercle. Point de lettres, mais plusieurs articles de journaux découpés !
Honteux, il les parcourut rapidement… Avec horreur il referma la boîte. Des phrases fusaient dans son cerveau… un gangster abattu lors de l’attaque d’une banque… Thierry Martin l’ennemi public N° 1 neutralisé par la police.
Tout son univers s’écroula.
Il se précipita, en pleurant, dans sa chambre et s’écroula sur son lit. Quand sa mère rentra du travail, elle le trouva ivre mort. Lui qui ne buvait jamais avait englouti une bouteille entière de whisky.
Il ne reprit ses esprits qu’au bout de deux heures. Sa mère en sanglotant lui confirma la triste vérité.
Son père n’était pas Jacques Lefèvre, mais bien Thierry Martin, un dangereux gangster. Elle avait rencontré cet homme alors qu’elle était très jeune et ils s’étaient mariés. Thierry n’était pas seulement le mécanicien tourneur qu’elle avait épousé. Il était aussi un malfaiteur qui attaquait, avec sa bande, les magasins et les banques. Elle essaya en vain de le remettre dans le droit chemin, mais l’appétit du gain était plus fort. Gilbert avait six mois quand son père fut abattu dans une fusillade.
Pendant toutes ces années, elle lui avait menti pour qu’il soit heureux. Elle avait bâti le mythe de ce père exceptionnel, auquel il pourrait s’identifier. Dans la presse elle avait trouvé un article sur ce pilote, Jacques Lefèvre, mort au combat en Bosnie. Elle faisait des ménages dans les locaux du journal. Il lui avait été facile de subtiliser un cliché du militaire. Une médaille s’achète facilement. Les photos d’enfants étaient celles de Thierry Martin.
Devant sa mère atterrée, il jeta par terre le cadre et la photo de Jacques Lefèvre et courut s’enfermer dans sa chambre.
Il n’en ressortit que le lendemain lorsqu’il entendit la porte d’entrée se fermer.
Alors que jusqu’à hier il avait l’impression de s’élever, aujourd’hui il avait la sensation d’être au fond d’un gouffre.
Les valeurs auxquelles il croyait s’étaient écroulées.
Quand sa mère rentra du travail, il était sorti. Il passa la soirée et une partie de la nuit à errer dans les rues et buvant dans les bars pour tenter d’oublier.
Il rentra à quatre heures du matin, il poussa sa mère d’un geste brusque et alla se réfugier à nouveau dans sa chambre.
Il ne leva que vers 11 h. Sa décision était prise, il arrêterait les études, il était le fils de Thierry Martin, il ferait comme lui.
Il méprisait maintenant ce bel officier en uniforme. Il se posait maintenant des questions sur ce Jacques Lefèvre. Comment s’était-il comporté avant de périr dans le ciel de Bosnie ? Avait-il une famille, une femme, des enfants ? Combien de personnes avait-il tuées avant de succomber à son tour ? Il avait obéi, mais il y a de la lâcheté à appuyer sur un bouton pour anéantir des êtres vivants dont ne voit que la trace sur un radar. C’était ça le héros auquel il voulait s’identifier ?
Au moins Thierry Martin même s’il était un bandit, prenait des risques en agissant.
Il avait honte de sa crédulité. Il ne serait jamais un cygne, vilain petit canard il était, vilain petit canard il resterait.
Au désespoir de sa mère, il ne retourna plus au lycée. Il passait ses journées à trainer dans son quartier. Il fit vite connaissance avec des voyous. Le “Gilbert” si policé avant, se transforma en une gouape. Lui qui n’avait jamais fumé ni bu, allumait cigarette sur cigarette et fréquentait assidument les cafés et les bars des environs.
Sa chambre si parfaitement rangée se transforma en un cloaque. Plus aucun objet ou livre sur l’aviation, tout était passé à la poubelle. La pièce n’était plus que désordre, des bouteilles de bière vides, des cendriers pleins de mégots. Il interdisait à sa mère d’y rentrer.
Il passait ses journées avec sa bande. Il était vite passé de l’état de novice à l’état de caïd. Ses fréquentations étaient en admiration : Gilbert n’était pas n’importe qui, c’était le fils de Thierry Martin l’ennemi public N° 1 abattu par la police.
Au désespoir de sa mère, le jeune homme s’enfonça dans la spirale de la délinquance. Mais dans le même temps, il s’éleva dans la hiérarchie de la criminalité. Délaissant les vols d’autoradios dans les voitures, les chapardages dans les supermarchés, il passa aux cambriolages, aux vols à l’arraché, au trafic de drogues. L’argent facile lui brûlait les doigts et il lui en fallait toujours plus.
Un jour il fut arrêté avec deux-cents grammes de cocaïne sur lui. Le jugement tomba implacable : six mois de prison.
Des éducateurs essayèrent de le remettre dans le droit chemin, en vain. Dans l’établissement pénitentiaire, il fit connaissance avec des gangsters chevronnés. À sortie, ébloui par ces truands, il intégra un gang. Les avions l’avaient fasciné, sa nouvelle passion était maintenant les armes à feu. Au volant de sa Porsche, il riait du temps où il s’obstinait à faire des études. Pour quoi faire ? Alors qu’il est si facile de gagner de l’argent. Ça faisait des mois qu’il n’avait plus vu sa mère. Il ne serait pas comme cette minable, exploitée par des bourgeois. Lui, Gibert Martin, il égalerait son père et ferait cracher leur fric à ces bobos. Et le fric il allait le chercher où il était : dans les banques, les caisses des supermarchés, les magnifiques propriétés du bord de mer. Il jouissait de voir les gens apeurés devant son fusil-mitrailleur, il se délectait de sa puissance. Un jour un bijoutier eut le malheur de résister et de vouloir protéger sa caisse. Ce fut instinctif il tira ! Dans les journaux le lendemain il lut qu’il était mort. Il avait gravi la marche ultime du crime : il était devenu un des bandits les plus recherchés. Ce fut une période de cavale. Il passait d’une planque à une autre. Mais il lui fallait toujours plus d’argent, avec sa bande, il multipliait les attaques. Il s’était spécialisé dans les fourgons blindés, de vraies tirelires sur roues.
Mais aujourd’hui il n’a pas tiré le gros lot !
Allongé sur le sol, l’oreille plaquée sur l’asphalte, il regarde sa vie s’en aller sous la forme d’une flaque rouge. La chaleur commence à lui brûler la peau. Le camion rugit sous l’assaut des flammes, une fumée noire monte lentement dans le ciel. Dans le lointain il entend des sirènes de police. Trop tard le fils va rejoindre le père, c’est l’instant où leurs destins se rejoignent…
Le père !
En avoir un, ou pas, occupe notre début de vie. En être un occupe une grande partie de ce qui reste, enfin pour ceux qui le sont !
Immense affaire ! Merci de l’avoir illustrée avec cette histoire, très bien écrite. On cherche tous à combler les absences en ouvrant des boîtes. Que laissera-t-on dans celle de nos enfants ?
Oui, l’image du père… quelque chose de fondamental et de tellement important.
Merci de nous le rappeler dans ce texte. C’est ce que j’en retiens en tout cas.
Et je ne parle pas du fantasme féminin habituel (dit-on !) pour les pilotes de ligne… ou de chasse. Tout est là en filigrane !
Je sais bien qu’il s’agit d’une fiction, mais je crois que notre Gilbert aurait pu avoir la puce à l’oreille quant à la fausseté des affirmations de sa mère s’il avait su que la guerre en Bosnie était finie depuis longtemps avant la mise en service du Rafale (1995 et 2002 si j’en crois Wikipédia). Le temps passe si vite quand on traverse le mur du son ! 🙂
Merci mes bons amis de vos commentaires.
Ils me font chaud au coeur, d’autant que vous savez le travail et la patience que représente l’écriture d’une nouvelle…
Pardon Hermano, effectivement le “Rafale” n’était pas opérationnel à l’époque de la guerre de Bosnie, mais je te rassure les “Mirage” faisaient autant de victime.
Vous avez soulignez tous deux l’importance du père dans la vie d’un enfant et la littérature est pleine de livres sur ce sujet.
Une anecdote personnelle à ce sujet, la chanson de Daniel Guichard est l’une des rares chansons à me tirer des larmes (un homme cela ne pleure pas…)
Dans ma nouvelle j’ai voulu illustrer une fois de plus l’importance du père dans une vie !
J’avoue que j’ai hésité sur la rédaction de la fin : le bien ou le mal ?
J’avais rédigé une fin avec un basculement vers le bien…
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Il n’en ressortit que le lendemain lorsqu’il entendit la porte d’entrée se fermer.
Il avait réfléchi une grande partie de la nuit et ne s’était assoupi qu’à l’aube. La blessure était encore très vive, mais au matin les choses étaient plus claires. Il n’avait plus de père qu’importe… ou plutôt son nouveau père était l’antithèse de celui qu’il avait vénéré, mais il lui restait sa mère. Une mère qui avait été toujours là, ayant souffert par l’homme aimé. Elle avait cru bien faire en lui inventant ce père exemplaire. Il prenait conscience que le héros n’était pas ce bel officier en uniforme, mais bien cette mère luttant tous les jours dans des conditions pénibles pour lui assurer une vie et un avenir décent. Il se posait maintenant des questions sur le caractère de Jacques Lefèvre. Comment s’était-il comporté avant de périr dans le ciel de Bosnie ? Avait-il une famille, une femme, des enfants ? Combien de personnes avait-il tuées avant de succomber à son tour ? Il avait obéi, mais il y a de la lâcheté à appuyer sur un bouton pour anéantir des êtres vivants dont ne voit que la trace sur un radar. C’était ça le héros auquel il voulait s’identifier ?
Au moins Thierry Martin même s’il était un bandit, prenait des risques en agissant.
Toute son enfance et son adolescence il avait cru que d’avoir le même sang qu’un homme lui transmettrait sa force. Le traumatisme qu’il venait de subir le rendit plus lucide. Tabler tout sur l’hérédité pour orienter son destin est un leurre. Lui, Gilbert Martin serait responsable de son avenir. Qu’importe le sang qui coulait dans ses veines. D’ailleurs quelle avait été la vie de son père pour qu’il termine aussi misérablement ? Sans doute n’avait-il pas trouvé dans sa famille et son milieu les soutiens, les impulsions qui lui auraient permis d’orienter sa vie différemment. Même sa mère n’y était pas parvenue, le mal était sans doute trop profond.
De son épreuve il allait faire une force. Il ne chercherait plus à s’identifier à un être mythique, mais bien à se construire lui-même. Avant il voulait que son père soit fier de lui, maintenant c’est lui qui devrait être digne de la mère exemplaire qu’il avait.
Le soir lorsqu’elle rentra, l’air interrogatif, il l’a pris dans ses bras et ils restèrent immobiles et muets. Il y a des choses qui ne se disent pas.
Du temps passa, elle était toujours présente et très fière quand il défila sur les Champs Élysées en tête de la dernière promotion de polytechniciens.
Oui c’est ça! La version originale est beaucoup plus naturelle et crédible.
Regardons les adoptés qui partent à l’autre bout du monde à la recherche de leurs parents biologiques. Heureux de les avoir enfin rencontrés, ils restent tout de même fidèles à leurs parents adoptifs.
D’ailleurs, dans les veines de notre Gilbert coule non seulement le sang de son père, mais également celui de sa mère. Et puis, il y a aussi l’influence de l’environnement, n’est-ce pas ?
P.S. À mon avis, il ne s’agit pas de décider où aller, mais simplement de laisser la somme des deux sangs ainsi que l’environnement nous conduire sur nos chemins de vie.
N’oublie pas : Personne ne change jamais. C’est la lumière qui change et nous donne un aspect différent.
Je suis content de te revoir dans les commentaires Purana !
Je suis d’accord avec toi un individu est extrêmement complexe et les facteurs, qui vont l’influencer tout au long de sa vie, nombreux.
Pour essayer d’analyser leurs influences, les scientifiques ont étudié les évolutions de “vrais” jumeaux (monozygotes), séparés, tout au long de leurs vies. Ces jumeaux ont la même carte génétique et pourtant “l’acquis” a modifié profondément leur comportement et même leur physique.
Merci “d’éclairer” (rire) le sujet par un débat ancien que nous avions eu : Personne ne change jamais. C’est la lumière qui change et nous donne un aspect différent.
Je suis d’accord avec Purana, pas sur l’inné et l’acquis (un vieux débat entre nous !), mais sur notre préférence pour la version originale.
Ceci dit, je n’ai rien contre une petite fantaisie qui, de temps en temps, proposerait une fin “à tiroir” comme je l’avais fait une fois ici avec le gendarme Bost, et qui fut prolongée d’abord par Purana dans une sorte de conte heureux, puis par nous-mêmes : on ne pouvait plus s’arrêter d’imaginer d’autres fins !
Merci donc de nous avoir livré ce second épilogue !
Le père est essentiel dans la construction d’une vie. Y compris le père biologique. Beaucoup d’enfants nés grâce au sperme d’un donneur expriment une véritable souffrance de ne pas connaître leur géniteur.
Dans l’histoire que tu nous racontes, le mensonge a autorisé les fantasmes les plus fous et le décalage entre ceux-ci et la vérité produit une déflagration, une révolte à la hauteur de la tromperie même si celle-ci était bien intentionnée.
Au niveau de la forme, j’ai apprécié que cette histoire se termine dans le sang, qui est en filigrane tout au long du récit. Bravo !