Du haut d’une tour qui domine le quartier de la Défense, Félicien Dobrissac contemple l’océan d’immeubles qui émerge de la brume du matin. Il connaît par cœur ce paysage de la région parisienne. Même dans ce brouillard il peut situer la Butte Montmartre, le Mont-Valérien, le Louvre, l’Arc de Triomphe, la Tour Maine Montparnasse et bien entendu la Tour Eiffel. Ce building, où figure en lettres imposantes « DOBRISSAC », lumineuses la nuit, est le joyau venant couronner l’empire industriel qu’il a bâti.
Son bureau est garni d’ordinateurs aux écrans emplis de courbes, de graphiques et de diagrammes ne cessant d’évoluer. Ils ne sont que les répétiteurs d’une immense salle située dans les sous-sols où s’agite une vingtaine d’informaticiens. Félicien Dobrissac peut, à tout moment, connaître les valeurs des centaines de milliers d’actions qu’il possède dans une multitude de secteurs. Il applique à la lettre l’adage : « il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Et ses « œufs », gérés par une équipe de jeunes financiers, ne cessent de prospérer. Ceux-ci suivent l’évolution de la bourse en temps réel grâce à une informatique performante. En fait leur rôle devient de plus en plus minime, les ordinateurs étant capables en moins de dix millième de seconde d’acheter ou de vendre les actions en optimisant les bénéfices.
Félicien Dobrissac se vante de n’être parti de rien. Il a quitté la Corrèze, comme le dit la chanson, le bagage mince, ses études s’étant limitées péniblement à l’obtention d’un BEP de coiffeur. Ses enseignants se souviennent encore du garçon de taille modeste, un bagout intarissable et incapable de se plier à la moindre discipline.
Arrivé à Paris, Félicien Dobrissac trouva une place de garçon coiffeur dans un salon du 16e arrondissement. Comme il était plutôt joli garçon, il eut immédiatement beaucoup de succès auprès des dames d’un certain âge, on peut même dire d’un âge certain. Après lui avoir confié leurs têtes, quelques-unes souhaitèrent lui confier leurs corps. Ces extras ne rebutèrent pas Félicien d’autant qu’elles se montraient généreuses. Le jeune homme ne mit pas longtemps à accumuler un petit pécule non pas à la sueur de son front, mais plutôt à la sueur de son corps.
Félicien Dobrissac avait les dents longues comme il le montrera tout au long de sa vie.
Il décida d’abandonner la coiffure et de faire fructifier son pécule.
Une idée lui vint. Il était né à Meymac et toute son enfance et adolescence, il avait admiré la maison de Jean Gaye-Bordas. Pour comprendre l’idée de Félicien, il faut décrire du parcours de cette gloire de la ville.
Jean Gaye-Bordas (1826-1900) fut le créateur du négoce en vin de Meymac. Comme tous les jeunes paysans de ce pays pauvre, il faisait face à de nombreuses difficultés. En effet, à cette époque, certains partaient à Paris comme cochers de fiacre tandis que d’autres travaillaient dans la forêt des Landes. Lui ne savait ni lire ni écrire, mais avait l’esprit vif. Il devint, tour à tour, colporteur, marchand de parapluies, chiffonnier et se retrouva à Bordeaux où il vendit les lampes à pétrole du milliardaire Rockefeller. Il remarqua qu’un greffier de la région envoyait du vin à un de ses frères à Lille. Il saisit alors l’opportunité de vendre du vin de Bordeaux dans le nord sous l’étiquette « Meymac-près-Bordeaux ». II suivait les vendeurs de toile qui remontaient vers le Nord et profitait en même temps qu’il plaçait ses lampes pour placer son vin. Le succès fut immédiat et ce fut le début de la richesse. Quelle était sa technique ? Il se présentait dans le nord du pays comme un vigneron écoulant lui-même sa production. Ses bons de commande étaient de simples bouts de papier sur lequel le client inscrivait son nom. Après quoi il revenait en Corrèze, faisait expédier la marchandise et c’est à l’occasion du voyage suivant qu’il encaissait le prix de la vente. Il proposait un vin qu’il ne possédait pas et dont il n’avait même pas un échantillon. Pour mettre ses interlocuteurs en confiance, il parlait d’une appellation qui allait devenir célèbre « Meymac-près-Bordeaux ».
II amassa une fortune colossale et acheta vignobles et Châteaux dans le Libournais. En 1878, il acheta le terrain contigu à l’abbaye de Meymac. Là, il fit construire cette maison à tourelles qu’il baptisa « le Château des Moines Larose », une étiquette dont il se servit pour son commerce. II mourut en 1900, complètement ruiné à l’âge de 74 ans.
Félicien Dobrissac décida de suivre l’exemple de ce grand ancien et d’appliquer toute sa vie un grand principe sur lequel reposera sa fortune : vendre ce que l’on ne possède pas…
Un annuaire lui permit de se mettre en relation avec de petits viticulteurs et avec des supermarchés de différentes régions. Son éloquence fit le reste. Il réglait les premiers quand il avait encaissé les seconds. Il avait amélioré la méthode Gaye-Bordas en jouant sur les étiquettes. Un lot de véritables piquettes se transformait par la grâce de celles-ci en grands crus ! Le pécule devint une fortune rondelette.
Un concurrent essaya de se placer sur ce créneau. Quelques gouttes d’alcool méthylique placées une nuit subrepticement dans des bouteilles de cet empêcheur de tourner en rond, abrégèrent son ascension. Évidemment quelques buveurs terminèrent, leur vie, paralysés dans un fauteuil. Ce détail n’affecta pas beaucoup Félicien Dobrissac qui pensait déjà à diversifier ses activités. Suivant sa méthode : vendre ce que l’on ne possède pas, il racheta une filature dans le nord de la France qu’il démantela, le personnel fut licencié et indemnisé au frais du contribuable, les machines partirent pour l’Asie et les bâtiments vendus à des promoteurs, il régla le prix, la manœuvre terminée. Ce type d’opérations fut répété dans différents secteurs, par exemple un laboratoire pharmaceutique, une chaine de quincaillerie. Sa réussite fit que les banques confiant dans ce requin de la finance lui prêtaient de l’argent avant tout achat. Grâce à ces prêts, le requin devint baleine n’hésitant pas à acheter plus gros que lui.
Du haut de sa tour qui domine le quartier de la Défense, Félicien Dobrissac se souvient de tout cela. Il aurait tout lieu d’être satisfait et pourtant quelque chose troublait sa conscience. Ce n’est pas bien sûr, le souvenir de tous ces êtres dont il a brisé la vie. Quand on lui en parle, il rit : n’est-ce pas la loi d’une économie libérale, les gros doivent manger les petits, qu’importe les méthodes, seuls comptent les résultats ?
Avançant dans l’âge, il prit conscience que la mort approchait. Le mysticisme s’est emparé insidieusement du matérialiste. Tout débuta après une semaine de retraite dans l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Le rythme infernal avec lequel il menait ses affaires l’avait épuisé. Un des rares amis, qu’il avait encore, lui avait passé une brochure et expliqué que chez les moines bénédictins il pourrait profiter du silence, se ressourcer, réfléchir sur lui-même et sur sa vie, seul ou avec l’aide d’un moine. Bien qu’arrivé totalement hermétique à la religion, un des moines sut par ses paroles jeter un doute sur son futur dans son esprit, lui faisant prendre conscience que même un matérialiste comme lui avait une âme et qu’il était temps de s’en soucier. Il fut un temps où il aurait pris un tel discours à la légère. Mais il ne put s’empêcher de penser à François Mitterrand matérialiste convaincu qui peu de temps avant sa mort avait proclamé « qu’il croyait aux forces de l’esprit ». Cette âme dont il avait nié l’existence et dont maintenant il craignait la noirceur le perturbait fortement. En même temps il avait le culte de l’argent : tout s’achète et tout se vend. Ne pourrait-il pas acheter une âme pour remplacer la sienne en bien mauvais état ?
Il consulta pendant plusieurs mois les sites d’annonces, on y trouvait de tout, mais point d’âme…
Il avait presque renoncé lorsqu’un matin sur l’un des sites il lut : « A vendre âme ayant peu servie en parfait état ».
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Lui qui avait l’habitude des appartements de luxe et des résidences hôtelières 5 étoiles était un peu déboussolé en grimpant les escaliers d’un immeuble sordide au nord de Paris.
En soufflant, il arriva au huitième étage, une lumière blafarde avait du mal à éclairer un couloir aux murs décrépits, sentant l’humidité. Une porte entrouverte montrait l’existence d’un WC du siècle dernier exhalant une odeur ammoniaquée. Se fiant aux indications que lui avait données le rédacteur de l’annonce, il frappa à l’une des portes de chambres de bonne.
La personne qui lui ouvrit était un jeune homme maigre, l’air hirsute, avec une barbe de trois jours. Il le fit entrer, ferma la porte et le fixa intensément.
- Bonjour ! Je ne le voyais pas comme cela…
- Qui donc ?
- Le diable bien sûr ! Qui donc, autre que le diable, pourrait s’intéresser à mon âme ?
Félicien Dobrissac interloqué restait muet.
- Si vous êtes là, vous savez où j’en suis. Je suis d’accord pour vous vendre mon âme à condition que vous me sortiez de la galère !
- Mais !!
Le jeune homme sortit d’un tiroir une lame de rasoir et s’entailla le doigt. Une goutte de sang perla.
- Si cela vous intéresse, signons vite. Vous m’achetez mon âme et pour moi ensuite cela sera la belle vie !
- Mais je ne suis pas le Diable !
- Qui donc êtes-vous ?
- Félicien Dobrissac ! Vous connaissez ?
- Si je connais ! Bien sûr ! Tout le monde connaît Félicien Dobrissac, cette crapule… Que voulez-vous exactement ?
- Mais acheter votre âme ! Comme vous le dites un peu crûment, j’ai effectivement la sensation d’être devenu une crapule, je veux me refaire une virginité.
- Mais seul le diable peut me donner une belle vie !
Félicien Dobrissac sortit un chéquier et l’agita.
- Une jolie somme, une très jolie somme pourrait sans aucun doute remplacer un pacte avec le diable, qu’en pensez-vous ?
Le jeune homme s’assit sur une chaise cassée, les yeux dans le vague. Son silence dura plus d’une minute.
- D’accord ! Mon âme pour un million d’euros !
- Vous êtes cher ! Mais j’ai trop besoin d’une âme ! J’ai plus l’habitude de racheter des sociétés que des âmes. Comment allons-nous procéder ?
Le jeune homme ouvrit un placard et sortit précautionneusement une petite boite.
- J’ai fait il y a six mois un stage à Aubervilliers chez le Sar Rabindranath Duval, qui est le descendant authentique des grands Sars, des grands visionnaires. Il m’a initié aux secrets de l’âme et à sa manipulation. Mon âme est dans cette boîte…
- Ce n’est pas possible !
- C’est possible ! Si vous acceptez notre marché, vous signerez votre chèque avec votre sang et je vous ferai un papier attestant de la vente que je signerai aussi de mon sang. Ensuite je vous montrerai mon âme. Mais attention, vous ne la verrez qu’une fois, si vous rouvrez la boîte l’âme me reviendra…
Félicien Dobrissac convaincu, en faisant la grimace, se coupa l’index et signa le chèque, pendant que son interlocuteur rédigeait une reconnaissance de vente puis la signa.
Alors il tourna la clef de la boîte, l’ouvrit doucement. Un brouillard blanc tenta de s’échapper. Il ferma précipitamment le couvercle, tourna la clef et la sortit de la serrure puis la jeta par la fenêtre.
Nos destins sont scellés. Voici mon âme faites en bon usage…
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Félicien Dobrissac avait caché la boîte dans un des tiroirs de son bureau. Parfois quand il était seul, il la sortait, la soupesait. Elle lui semblait bien légère. Mais depuis qu’il avait sombré dans le mysticisme, il était rassuré. En consultant Internet, il avait lu qu’un certain docteur Duncan Mac Dougall avait réussi, en 1930, à déterminer le poids d’une âme : 21 grammes. Ce n’était donc pas étonnant que la boîte paraisse vide… Il était tranquille maintenant, un papier signé, attaché à la boîte par un élastique, prouvait que cette âme était maintenant bien à lui. Il envisageait l’avenir avec quiétude. Il lui suffirait de montrer au créateur la « bonne » âme…
Mais est-ce le créateur ou la destinée, il advint qu’un vilain virus qui n’avait aucune conscience de la haute personnalité que représentait Félicien Dobrissac eut la mauvaise idée de contaminer ce corps éminent ? Les professeurs de médecine convoqués au chevet de ce malade fortuné, ne purent malgré une rémunération exceptionnelle, enrayer la progression du mal. Et le capitaine d’industrie fut hospitalisé à l’hôpital Rothschild comme il sied à une personne de cette importance. Félicien Dobrissac ne voulait pas se séparer de sa boite qu’il serrait résolument sur sa poitrine. Les médecins le laissaient faire attribuant ce caprice incompréhensible à la forte fièvre de leur patient. Le virus qu’aucun médicament ne pouvait détruire acheva la conquête des cellules et le malheureux décéda.
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C’est ainsi que Félicien Dobrissac se retrouva au ciel, sa boîte serrée contre lui.
Il n’était pas seul. Une foule de trépassés attendait sagement devant un guichet où un ange muni d’une balance pesait pour chacun d’eux le petit nuage flottant au-dessus de leur tête pour les orienter ensuite vers trois couloirs à l’entrée desquels étaient inscrits : paradis, purgatoire, enfer.
Il y avait bien longtemps que Félicien Dobrissac n’avait pas fait la queue. Il doubla résolument le groupe des trépassés, passa sans s’arrêter devant l’ange et voulu entrer dans le couloir du paradis.
- Alors mon petit bonhomme on resquille ! – hurla l’ange-
Une force mystérieuse le projeta devant le guichet, l’ange se saisit du petit nuage noir qui flottait au-dessus de la tête de Félicien et le posa sur la balance.
- C’est bien ce que je pensais : direction l’enfer, au trot !
L’homme d’affaires posa sa boîte sur le comptoir
- J’ai dedans une âme immaculée, que j’ai dûment achetée comme le prouve ce document !
L’ange éclata de rire.
- Mais elle est vide ta boîte, mon petit bonhomme ! Tu t’es fait rouler dans la farine, tu as trouvé plus filou que toi. Si tu avais fait un peu de chimie, tu saurais que tous les brouillards blancs ne sont pas forcément célestes…