Cela aurait pu être une journée ordinaire pour Vladimir Martin, et pourtant non…
Peut-on parler de journée ordinaire quand on est thanatopracteur ?
Cela fait deux ans que Vladimir est thanatopracteur, au crématorium du Père-Lachaise.
Voilà un métier que beaucoup de gens ignorent et qui est pourtant indispensable.
Le thanatopracteur intervient sur le corps des défunts, à la demande expresse de la famille, pour une réalisation de soins qui rendent au mort un aspect présentable. En France, environ un décès sur quatre donne lieu à l’intervention d’un de ces techniciens.
Seul dans la salle de travail, Vladimir procède à ce qu’il considère maintenant comme une routine. À travers les murs de cette pièce, en sous-sol, il entend le ronflement assourdi des fours à crémation.
De temps en temps, il sort son téléphone mobile. Il sait que c’est interdit, et que le responsable des salles de travail peut arriver à tout moment.
Monsieur Balbek n’est pas un marrant, il règne comme un potentat sur ce monde souterrain de la thanatopraxie.
Mais c’est plus fort que lui, au cours des manipulations, il jette un coup d’œil rapide sur l’écran de l’appareil.
Le mobile lui est d’autant plus précieux aujourd’hui, qu’il y a inséré dans l’enveloppe, le reçu… Le reçu de l’Euromillions qu’il a joué il y a trois jours.
Ce matin, en consultant, après avoir enfilé sa tenue de technicien, il a consulté rapidement les résultats sur son iPhone. Il a failli tourner de l’œil. Sa grille a gagné 50 millions d’euros !
Un moment, il a été près de tout quitter et de partir encaisser son gain.
Mais sa conscience professionnelle a été la plus forte, il attendrait le soir et terminerait son travail de la journée.
Au début, quand il avait commencé ce métier, il avait été impressionné par toutes les manipulations qu’ils devaient faire sur les corps. À cette époque, ses « clients » étaient encore des êtres humains. Mais pour résister à la pression quotidienne de ce métier, si particulier, il avait dû se blinder en considérant les cadavres qu’il manipulait que comme des choses inanimées.
Comment était-il devenu thanatopracteur ?
Fils d’une mère seule, femme de ménage, dans une école, bien que doté de qualités intellectuelles certaines, il avait eu une scolarité médiocre.
Dans son cursus, il n’avait pas rencontré le maître capable de lui insuffler l’envie de progresser. Il était très attaché à sa mère, qui se tuait à la tâche pour l’élever du mieux qu’elle pouvait. Quand il l’interrogeait sur son père, elle lui répondait : « ton père, une petite crevure qui s’est taillée après avoir tiré son coup ».
Amateur d’un certain exotisme elle l’avait prénommé Vladimir, ce qui dénotait à côté du nom de « Martin » si français.
Dès qu’il eut 16 ans, il décida de trouver une situation pour aider sa mère. Il n’eut aucun mal à trouver un emploi de balayeur dans cette petite ville de la Drôme. Ainsi, jusqu’à 18 ans, il assura la propreté des rues de la ville.
Mais conscient que la promotion dans ce genre d’emploi était limitée, il rechercha un autre emploi mieux payé.
C’est ainsi qu’il fut engagé dans l’entreprise de pompes funèbres de madame Boulianne, une forte femme bien en chair qui excellait dans la direction de son entreprise. Vladimir devenu porteur, était subjugué, quand il voyait madame Boulianne plantureuse, vêtue d’un tailleur noir, l’air grave, officier, lors des enterrements.
C’était madame Boulianne, qui l’avait promu au sein de l’entreprise. Simple porteur, il avait pris du galon, en étant affecté à l’habillement et à la toilette des défunts avec une rémunération augmentée. Mais c’était aussi madame Boulianne, qui l’avait initié aux jeux de l’amour…
Il pense encore à la magnifique poitrine de madame Boulianne !
C’est donc mécaniquement qu’il déshabille, nettoie et désinfecte le corps du défunt, avant de lui injecter dans les artères un produit à base de formol. Cette opération a plusieurs finalités : stopper l’évolution bactérienne, normalement très rapide, freiner la destruction cellulaire conduisant à la décomposition des tissus et évacuer des liquides physiologiques très bactériens.
Il incinère ensuite ces liquides, draine les gaz qui se sont accumulés dans le corps, suture les incisions qu’il a pratiquées et procède au drainage des orifices naturels. Selon l’état du cadavre et la durée de conservation envisagée, il utilise des produits plus ou moins dosés en formaldéhyde.
Pour finir, il rhabille le défunt, le maquille avec des cosmétiques adaptés pour le rendre présentable à la famille.
C’est encore grâce à madame Boulianne qu’il a acquis ce professionnalisme !
Elle l’a incité à passer un bac en autodidacte, puis à s’orienter vers un DUT de thanatopraxie.
C’est ainsi qu’il a pu être engagé dans les Pompes Funèbres Générales à Valence.
Devant la qualité de ses prestations et ses compétences, celles-ci l’ont nommé au crématorium du Père-Lachaise.
Il regarde le défunt qu’il vient de préparer, un homme de 85 ans, décédé d’un AVC.
Il est presque prêt pour être transféré dans le salon funéraire pour que sa famille et ses proches puissent se recueillir.
À chaque fois, Vladimir a la même réaction et ressent son travail comme un immense gâchis.
Car quoi, le cercueil va être fermé, transporté dans une salle où aura lieu une brève cérémonie, et ensuite il sera incinéré avec le défunt.
Tout son travail de préparation sera anéanti.
Il connaît bien le fonctionnement des fours crématoires.
Ils sont munis d’un brûleur de postcombustion assurant un maintien de la température à 850°C ainsi que d’injecteurs d’air secondaire créant turbulence pour assurer une combustion complète des gaz. La postcombustion des gaz est réalisée dans cette chambre garantissant ainsi une absence d’odeurs et de fumées.
Toutes les matières organiques sont brûlées et transformées en gaz et en vapeur d’eau.
Après l’incinération, ce qui reste ce sont les os et les dents transformés en une substance friable ressemblant à des cendres. Ces restes sont soigneusement pulvérisés à l’aide de broyeurs, pour devenir les cendres fines que les familles reçoivent ensuite dans une urne funéraire.
Vladimir a presque terminé sa préparation mortuaire. Il souffle un peu et jette un coup d’œil rapide sur son iPhone. Le papier d’Euromillions est toujours là. Il pense à ce soir, cela va être le jour de sa vie. Mais brusquement la porte s’ouvre, monsieur Balbek entre en hurlant :
- Vladimir arrête tout ! Un travail urgent est à faire dans la salle numéro deux !
- Il faut que tu ailles apprêter Jean Pierre Ricard, laisse tomber ton macchabée !
Tout le monde en France connaît Jean Pierre Ricard, un journaliste célèbre qui officie en soirée sur le journal télévisé de TF1.
Il est décédé avant-hier victime d’un AVC.
Vladimir n’a pas le temps de ranger son iPhone dans sa poche, il le glisse discrètement dans le cercueil de son patient.
- Allez, magne-toi, tu termineras ton macchabée quand Jean Pierre Ricard sera terminé !
Il ne s’agit pas de rater Jean Pierre Ricard !
Vladimir a une certaine fierté à préparer une célébrité. En 2023, il a eu le privilège de s’occuper de Jane Birkin.
Quand il pense qu’il ne peut même pas s’en vanter auprès de Gwendoline !
Gwendoline, c’est sa petite amie depuis plus d’un an. Il l’a rencontrée à un bal des pompiers et depuis c’est le parfait amour entre eux. Souvent au cours de ses toilettes macabres, il pense à son petit corps vigoureux, ses petits seins et ses jambes effilées. C’est tout l’opposé des formes généreuses de madame Boulianne.
Son seul regret, c’est qu’il ne peut pas lui dire qu’il est thanatopracteur, elle serait écœurée par son métier. Aussi pour elle il est chimiste dans un laboratoire pharmaceutique.
Mais tout cela sera bientôt fini. Quand il aura touché son gain à l’Euromillions, il pourra lui dire qu’il a démissionné, ce qu’il fera d’ailleurs en envoyant monsieur Balbek au diable. Il épousera Gwendoline, et ils partiront tous deux en Finlande dont elle rêve depuis longtemps.
La toilette et la préparation de Jean-Pierre Ricard sont terminées, il n’est pas mécontent de son œuvre.
Souvent il pense que s’il existait un concours de meilleur ouvrier de France dans sa spécialité, il aurait ses chances.
Il aime à se comparer avec les lointains prêtres en Égypte, qui préparaient les pharaons à leur voyage éternel.
Il n’est jamais allé en Égypte, maintenant qu’il va être riche, il y emmènera Gwendoline.
Après s’être lavé les mains, il appelle Bouboule.
Bouboule, c’est l’homme de service chargé d’emporter les cercueils dans les salles de recueillement et ensuite dans les salles de crémation.
Il retourne dans la salle de travail pour terminer son client précédent.
La salle est vide. Affolé il se précipite et appelle Bouboule.
- Mais où est mon client ?
- Il est parti, je l’ai transporté, il y a une demi-heure dans la salle de cérémonie.
- Mais je ne l’avais pas terminé !
- Je ne savais pas, monsieur Balbek m’a dit que sa préparation était suffisante.
- Dans quelle salle est-il ?
- La salle numéro trois.
Quand Vladimir arrive dans la salle numéro trois, la cérémonie est terminée et déjà la famille et les amis se dirigent vers la sortie.
Vladimir se rue dans la salle de crémation jointe. Il hurle : stop !
Mais déjà, le système automatique engage le cercueil dans le four…
Que voilà une chronique funéraire fort bien menée !
Captivant pour moi car tellement bien documenté. Et puis, étant bordelais, j’ai vu que tu avais choisi le patronyme et le prénom de notre archevèque – que tu qualifies de journaliste – et cela m’a fait sourire en ajoutant une couche de réalisme à ce récit.
On se doute assez rapidement de ce qui va se passer, mais ce que tu ne sais pas c’est que Gwendoline est une femme maladivement jalouse et que régulièrement elle piège le téléphone de Vladimir pour savoir où il se trouve, en même temps qu’elle fait une copie intégrale de toutes les applications et de toutes les données. Elle sait donc absolument tout des menues activités que son époux pense lui cacher, mais elle continue de faire l’oie blanche innocente. La nuit précédente, comme tous les mardis, elle est allée pirater le téléphone de son Vladimir et, comme elle est une femme toujours organisée, soucieuse de l’ordre jusqu’à l’obsession, elle n’a pas manqué de faire une copie du reçu de la Française des jeux, qu’elle a soigneusement classée, au cas où…
Le soir, en voyant rentrer son mari l’air dépité, sans appétit, paraissant au bord de la dépression, elle l’a questionné… Sans encore avouer ce métier qu’il souhaite garder secret, il lui a annoncé la perte du précieux reçu, soit disant emporté par le vent lorsqu’il a ouvert son portefeuille, et impossible à récupérer car tombé dans la Seine. Gwendoline, pleine de tendresse, l’a rassuré en lui tendant la copie en même temps qu’elle lui avouait tout savoir depuis longtemps et que cela l’excitait beaucoup plus que ça ne la désolait.
Tout cela, ils me l’ont écrit depuis Touamotou où ils ont résidé quelques semaines avant de partir pour la Nouvelle-Zélande, puis pour l’île de Pâques.
J’ai collé la carte postale avec un magnet sur mon frigo, et j’attends la suite.
Voilà, Loki, tu sais tout !
Merci Hermano !
La suite que tu proposes s’articulerait bien avec ma nouvelle,
Mais je crains que la Française des jeux ne soit pas d’accord avec son déroulement.
En effet il n’est pas évident que l’on puisse aller chercher son gain à l’EuroMillions avec une copie du reçu.
Dommage parce que cette suite faisait bien rêver !
Quand j’ai écrit cette nouvelle, j’ignorais l’existence et le nom de l’archevêque de Bordeaux, Jean-Pierre Ricard.
Pour ajouter une note d’humour (certes macabre😨) à mon texte, mon journaliste fictif est inspiré d’un journaliste célèbre, Jean-Pierre Pernaut, officiant à midi sur TF1, mort en 2022 et inhumé non pas au cimetière du Père-Lachaise, mais à celui de Louveciennes.
OK, Loki, voici une fin alternative qui conviendra mieux à la Française des jeux :
Ce que tu ne sais pas, c’est que Gwendoline est une femme maladivement jalouse et que régulièrement elle piège le téléphone de Vladimir pour savoir où il se trouve, en même temps qu’elle fait une copie intégrale de toutes les applications et de toutes les données. Elle sait donc absolument tout des menues activités que son époux pense lui cacher, mais elle continue de faire l’oie blanche innocente. La nuit précédente, comme tous les mardis, elle est allée pirater le téléphone de son Vladimir et, comme elle est une femme toujours organisée, soucieuse de l’ordre jusqu’à l’obsession, elle a pensé qu’il était risqué de conserver ainsi ce reçu de la Française des jeux dans l’étui du téléphone. Alors, elle n’a pas manqué de le subtiliser pour le classer soigneusement, au cas où… et d’en remettre une copie à la place. Vladimir est toujours tellement distrait !
Le soir, en voyant rentrer son mari l’air dépité, sans appétit, paraissant au bord de la dépression, elle l’a questionné… Sans encore avouer ce métier qu’il souhaitait garder secret, il lui a annoncé la perte du précieux reçu, emporté par le vent lorsqu’il a ouvert son téléphone, et impossible à récupérer car tombé dans la Seine. Gwendoline, pleine de tendresse, lui a manifesté son grand dépit en même temps qu’elle lui avouait tout savoir depuis longtemps et que son métier l’excitait toujours beaucoup plus qu’il ne la désolait.
Elle n’a rien dit sur le fait que le document envolé était une copie, mais dès le lendemain elle s’est précipitée dès la première heure à la banque pour y ouvrir un compte personnel avant d’aller encaisser le gain à la Française des jeux avec l’original.
Aujourd’hui, Vladimir continue son job de thanatopracteur au Père Lachaise avec monsieur Balbek. Il s’est mis en ménage avec Josiane Bouliane depuis que Gwendoline l’a quitté, assez rapidement après cet incident.
Tout cela, c’est elle qui me l’écrit depuis Touamotou où elle a résidé quelques semaines avant de partir pour la Nouvelle-Zélande, puis pour l’île de Pâques. J’ai collé la carte postale avec un magnet sur mon frigo. Joli coin, Touamotou !
On ne peut pas te piéger @Hermano tel un diablotin on te fait sortir par la porte tu reviens par la fenêtre ! 😀
Bonjour Loki,
L’évocation des techniques de thanatopraxie m’a fortement impressionnée ;
tu as une manière d’écrire qui donne envie de lire pour connaitre la suite des événements ;
dans ce cas-ci, on imagine Vladimir riche et heureux avec sa copine puis brusquement, tout
change à cause d’un détail…C’est comme une pièce de théâtre.
Merci Loki.
La thanatopraxie, quelle idée étrange ! Mais quel que soit le contexte tu sais nous entraîner dans tes histoires. Je pense que ce choix est motivé par ton désir irrépressible (surtout ne cherche pas à le réprimer !) d’instruire tes lecteurs. Vladimir aurait pu être garagiste et oublier son téléphone dans le moteur d’une voiture, pour se précipiter sur la Ferrari de Jean-pierre Ricard, où tant d’autres métiers mais non Vladimir est thanatopracteur ! Profession dont je connaissais à peine l’existence.
J’ai encore beaucoup appris et me suis régalé de ta lecture.
Merci Hermano pour tes propositions de dénouement plus heureux et moins frustrants, car ce pauvre Vladimir n’a rien fait pour mériter ça. Mais ce sont les aléas cruels de la vie, dont il s’efforce d’effacer quelques traces sur les corps. Le voilà bien mal récompensé. J’aime ce final qui vient nous rappeler sans frais que tout ne finit pas toujours très bien.
Bravo !