En mourant, il a enfin retrouvé sa sérénité. C’était mon meilleur ami. Quel vice caché l’a conduit sur ce lit d’hôpital ? Je vais essayer de vous narrer les évènements qu’il me raconta dans ses instants de lucidité.
Tout a débuté un dimanche. Je pourrais parler de hasard, mais aujourd’hui j’ai la conviction que cela était écrit. Il aurait pu aller au cinéma, se promener dans les rues de Paris, regarder la télévision, mais il décida d’aller au jardin de Bagatelle.
La saison et le temps s’y prêtaient. Après une période de grisaille, la journée était resplendissante et il se sentait en manque de verdure. Pour les Parisiens le bois de Boulogne représente un dépaysement proche. À la belle saison, il faut hélas, le partager avec une foule de promeneurs. Au jardin de Bagatelle, il fut un peu dépité que d’autres aient eu la même idée que lui. Il retrouva une certaine sérénité en trouvant une place de stationnement non loin de l’entrée. Le bonheur est fait de peu de choses… Le visiteur ne perçoit pas immédiatement la beauté de ce parc, car à l’entrée plusieurs bâtiments cachent les espaces verts. Pourtant, Bagatelle est un lieu insolite qui impose sa singularité dans la capitale. D’un côté, le parc paysager invite à la flânerie. De l’autre, comme des ponctuations, les petits jardins suscitent la curiosité, attirent le regard. Chacun de ces jardins met en scène un type de fleurs : iris, plantes vivaces, clématites. Sans oublier la roseraie ou plus exactement les roseraies : la roseraie classique avec son cadre formel et la roseraie de paysage, plus audacieuse, plus moderne.
Comme il avait le besoin de retrouver un peu de nature sauvage, il décida de parcourir le parc par la gauche. Bien sûr la végétation n’était pas aussi libre qu’il l’aurait souhaité, mais pour un citadin la moindre verdure remplace la pierre et du béton de son quotidien. Malgré la foule des visiteurs du dimanche, l’immensité du parc permet de découvrir des endroits où on a la sensation fugace d’être seul. On retrouve un sens que la vie moderne a émoussé : l’odorat. Mille odeurs s’interpénètrent : celle de l’herbe fraîchement coupée, de la terre humide, de l’abélia arbuste aux senteurs de jasmin, des clématites aux odeurs légèrement sucrées, de la glycine qui évoque la violette, du robinier au parfum léger, sucré et vaporeux, du magnolia dont les odeurs sont si caractéristiques, mais aussi si complexes que l’on n’arrive pas à les définir. Parfois une senteur fait surgir le souvenir d’une rencontre ou d’un évènement heureux de son enfance. Une douce chaleur complète le bonheur de la promenade. Les fleurs s’épanouissent partout dans les arbres, dans les buissons et sur les pelouses. Un banc permet, de temps en temps, au flâneur de faire une pause et l’œil se régale à suivre le vol des insectes qui vont de fleur en fleur. Le bourdonnement de l’abeille aux pattes chargées de pollen repose les oreilles des stress sonores de la ville. Des papillons surgis d’on ne sait où effectuent dans l’air chaud une danse désordonnée. À un détour un doux murmure révèle la présence d’une pièce d’eau.
C’est avec bonheur que l’on débouche au bord d’une mare dont la fraîcheur tranche avec la moiteur des sous-bois et la chaleur des allées. On ne peut que féliciter les jardiniers qui ont su reconstituer aux portes de Paris cet espace aquatique agrémenté de nénuphars majestueux, de roseaux vigoureux. Parfois un bruit inattendu révèle au promeneur la plongée d’une grenouille dans l’eau noire et odorante. Canards et poissons semblent vivre en bonne harmonie dans cet espace digne du marais poitevin.
Sa promenade terminée il eut la tentation de quitter le parc. Il craignait après cet éclatement de nature de ne pouvoir supporter l’agencement des roseraies. Il y voyait l’opposition entre des végétaux vivant en quasi liberté et d’autres, domestiqués par la main de l’homme, presque enfermés dans des cages. Pourtant, l’agréable souvenir d’une visite faite dans ces lieux il y a quelques années le fit changer d’avis. Sa réticence de départ s’estompa. Le promeneur ne se lasse pas de passer d’un massif à un autre. Chaque bosquet de roses semble plus beau que le précédent et l’on est étonné de la diversité de coloris que cette fleur peut développer. On voudrait se souvenir de chaque espèce et on regrette de ne pas avoir apporté un appareil photographique pour immortaliser les images et les étiquettes qui identifient les fleurs. Les noms sont magnifiques et souvent inattendus : Belle Époque, Bernadette Chirac, Blush Noisette, Ghislaine de Féligonde, Pleine de grâce, Rosa « Dynamite », Zéphyrine Drouhin…
Soudain…il la vit.
Dès cet instant toutes celles qu’il avait vues auparavant lui semblèrent ternes, banales et sans intérêt. Elle se dressait magnifique sur sa tige. Il était comme fasciné ! Il n’avait jamais admiré quelque chose de semblable. Les mots sont d’un piètre secours pour la décrire. La couleur. Elle avait une multitude de couleurs. Selon l’angle sous lequel on la regardait, elle était rose pêche avec un orange abricot qui oscillait vers l’orange indien suffusé avec des nuances d’ocre rosé et de rose carminé. En se penchant, elle devenait rose corail avec des pointes de rose magenta avec un arrière-fond de rouge cramoisi tendant vers le rouge groseille. Bien que cela soit interdit, il se pencha pour humer son parfum. Il eut l’impression de sentir pour la première fois. Une vague de bonheur submergea tout son être. Son esprit rationnel fut pris en défaut. Il y avait dans les effluves quelque chose d’à la fois complexe et simple. Comme si la nature, dans une alchimie divine, avait rassemblé les meilleurs parfums pour en faire une nouvelle entité. Il y retrouva les bouquets de l’orange, du muguet, du lilas, de la fraise, de l’abricot et de femme. C’était incompréhensible, mais la vague qui le parcourait était d’ordre sexuel. Instinctivement il caressa l’un des pétales et son trouble redoubla. Il me le disait allongé sur son lit de douleur, ses doigts se souvenaient encore du contact. La fleur était à fois douce et soyeuse, froide, mais rassurante. Ayant vite retiré sa main, honteux de ce geste interdit il s’enfuit regardant de tout côté si un gardien ne l’avait pas vu toucher la rose.
Assis dans sa voiture son cœur battait encore. Les mains enserrant le volant, il pensait encore à « sa » rose. Il ne pouvait l’admettre : il était tombé amoureux. Il retrouvait tous les symptômes de cet état qu’il avait ressenti plusieurs fois dans sa vie. Des souvenirs surgirent : sa maîtresse de maternelle, la fille de son instituteur de CM2, la boulangère de la rue du domicile de ses parents, la camarade de lycée qu’il accompagnait à l’autre bout de Paris sans jamais oser se déclarer… Tandis qu’il rentrait chez lui, il évoqua le ridicule de la situation. Tomber amoureux d’une fleur ! Installé dans un fauteuil il avait ouvert la télévision et grignotait des chips. Il fallait d’urgence qu’il réagisse. Tout cela était irrationnel. Il n’est pas anormal d’admirer la beauté d’un paysage, d’une statue, d’une toile et même d’une rose. Certains collectionneurs sont prêts à dépenser des fortunes pour acquérir l’objet qu’ils désirent, mais ici en l’occurrence les sentiments qu’il ressentait pour cette rose étaient encore plus forts. Il essaya de se concentrer sur l’écran, mais à chaque fois les images étaient masquées par les couleurs de « sa » rose, son parfum l’enivrait et sa main avait soif de son toucher. Il avait l’envie irrépressible de la revoir. Serrant les poings, faisant hurler la télévision, il résistait. Au bout d’un certain temps, le désir fut le plus fort. Comme un fou il se précipita vers Bagatelle. Il frisa plusieurs fois l’accident tant sa conduite était imprudente. Au moment où il brûlait plusieurs feux rouges, il eut la chance de ne pas rencontrer de policiers. Il arriva en sueur à l’entrée du parc, les derniers visiteurs en sortaient. Malgré ses supplications, les gardiens lui refusèrent l’entrée. Assis dans sa voiture il était désespéré. À cet instant il comprenait les drogués capables de commettre tous les actes, même les plus irréparables, pour obtenir des stupéfiants.
Il aurait presque abattu de ses poings ces murs qui le séparaient de « sa » rose. Et lui, pourtant d’habitude si raisonnable, passa la nuit dans sa voiture, pensant à « elle » l’attendant derrière ces murs. Car il en était persuadé, cette passion ne pouvait être que réciproque ! Il aurait bien fait le mur pour la rejoindre, mais il n’en avait pas la force. Derrière son volant, il était très lucide et il avait une honte confuse à l’idée que les passants devineraient son trouble. Quand il voyait des phares apparaître, il se couchait sur la banquette du passager pour se cacher des véhicules qui passaient à côté de lui. Il ne pensa pas avoir dormi ou plutôt ne s’en rendit pas compte. L’aube enfin arriva… Les nuages devinrent plus nets, colorés de divers rouges. C’était féerique. Tous ces rouges lui faisaient penser au coquelicot, à l’amaryllis, à la pivoine. « Sa » rose elle aussi devait voir ce spectacle ! Les roses dorment-elles ?
Sûrement, mais la sienne n’avait pas dormi, car il savait que toute la nuit ils avaient été en communion. Elle aussi l’attendait, cela ne pouvait être que réciproque. Le jour se leva et avec lui la circulation s’amplifia. Une vague de bonheur traversa son corps fatigué. Il était libre ! Il plaignait ces Parisiens seuls et stressés dans leur véhicule, se rendant à leur travail.
La porte du jardin s’ouvrit ! Il attendit que les premiers visiteurs entrent. Il craignait d’être ridicule en se précipitant. Aussi prit-il un air faussement décontracté en prenant son billet. Tandis qu’il foulait les pavés du seuil, son cœur bondissait dans sa poitrine. L’angoisse l’étreignait. Une foule d’idées traversaient son esprit. Serait-elle là ? La vie des roses est éphémère…. “Et rose elle a vécu, ce que vivent les roses : l’espace d’un matin… ” comme l’écrivait Ronsard. Et si elle était encore là, retrouverait-il l’émotion de la veille ? Il pénétra dans la roseraie. Il jeta un œil indifférent sur les parterres de roses qui pourtant lui avaient tant plu hier. Une seule lui importait aujourd’hui : « sa » rose. Il fut soulagé. Ému devant elle comme un prétendant devant sa bien-aimée. Elle lui parut encore plus belle. Elle avait même pris une maturité qui la rendait encore plus désirable. Il rougit d’y penser comme à une femme. Pourtant, c’était bien ce qu’il ressentait, une passion mêlée à la fois d’une profonde tendresse et d’une pulsion sexuelle qui lui taraudait tout le corps. Voulant retrouver les sensations d’hier il la respira délicatement. Comme la veille il y retrouva les bouquets de l’orange, du muguet, du lilas, de la fraise, de l’abricot et de femme. En se relevant, il l’effleura sa tête de sa main. Oui c’était la même sensation que celle de toucher la peau d’une amante… Il se rendit compte que cette fleur cristallisait toutes les femmes qu’il avait aimées et toutes celles qu’il aurait pu aimer !
Il regarda sa tige. Elle était brune lui faisant penser à la peau d’une gitane. D’un geste sensuel, il voulut la caresser comme on caresse la jambe d’une jolie femme. Une vive douleur lui rappela que les roses ont des épines. Machinalement il suça sa blessure. Il était en colère. Honteux il se reprit immédiatement, c’était sa faute même les plus belles choses ont des vices cachés.
Il s’assit sur un banc non loin d’elle. Il la couvait du regard. À chaque fois qu’un visiteur s’arrêtait devant elle, il le fixait méchamment. La jalousie lui tordait les tripes. « Elle » n’était qu’à lui ! Ils allaient lui abîmer avec leurs regards imbéciles.
La journée passa. De temps à autre, il s’assoupissait. Il se réveillait affolé et retrouvait ma sérénité en la voyant présente sur sa tige.
Le soir il fallut bien partir…
Cette nuit-là, il dormit comme une masse. Le matin en se réveillant il avait oublié sa rose. Une douleur au doigt la lui ramena en mémoire : il allait la revoir. Il était déjà onze heures. Il était furieux d’avoir perdu tant de temps à dormir bêtement.
Arrivé à la roseraie son cœur, comme hier, battait la chamade. Devant le parterre il crut défaillir. Elle n’était plus là ! Au milieu des feuilles, il pouvait apercevoir sa tige brune, coupée à quelques centimètres du sol. Il eut la nausée, une brute avec son sécateur obscène avait violenté sa rose. Il s’enfuit en pleurant, les promeneurs le regardaient d’un air intrigué. Mais il n’en avait cure. Sa peine était trop profonde.
À la surexcitation des jours précédents succéda une profonde apathie. Il avait perdu l’appétit et il mangeait du bout des lèvres. Son sommeil était troublé par de fréquents cauchemars. Sa raison lui disait d’oublier cette rose qui n’était qu’une rose. Une très belle rose sans doute, mais il en existait d’autres, aussi belles, par le monde. Pourtant, son souvenir l’obsédait. Tout au long de la journée, plein de choses la lui rappelaient. Le parfum des tilleuls dans la rue, la couleur des abricots à l’étal d’un marchand, la beauté d’une jeune fille croisée dans la rue, le sari d’une Indienne, la douceur du vent dans mes cheveux. Il fermait les yeux quand il passait devant un fleuriste. La vue des fleurs coupées lui rappelait le martyre de « sa » rose. Tous ces parfums mêlés lui étaient insupportables et il ne voulait pas qu’ils brouillent le souvenir des effluves complexes et subtils de « sa » rose. Pour lui pénétrer dans une parfumerie était un véritable supplice et le comble du mauvais goût. Il évitait de serrer les mains, de toucher les objets, car il pensait qu’en le faisant ses doigts oublieraient son contact doux et soyeux, froid et rassurant. Le seul souvenir matériel qu’il avait d’elle était sa blessure au doigt. Il avait refusé de la soigner ne voulant pas souiller leurs relations.
Cette blessure a aujourd’hui envahi tout son corps. Les médecins ont parlé de tétanos ou de septicémie. Il ne s’en souvient plus tant la fièvre le brûlait quand il a été transporté dans cet hôpital. Il voit dans leurs yeux qu’ils sont inquiets. Ils ne comprennent pas pourquoi il refuse de s’alimenter, de prendre des médicaments. Ils l’ont même placé sous perfusion, mais c’est comme si son corps refusait tous les remèdes. Comment pourraient-ils imaginer que sa vie s’est brisée le jour où « sa » rose a été coupée ? Son rêve est toujours vivant. Il lui suffit de fermer les yeux pour être dans la roseraie. « Elle » est toujours là, dressée, majestueuse sur sa tige. Même quand il souffre, il ne lui en veut pas. Il n’a qu’un seul regret : ne pas avoir compris que quand ses épines pénétraient dans sa peau elle voulait qu’ils fassent l’amour. Ses épines étaient comme les ongles d’une amante. Ce qu’il avait ressenti à ce moment comme un vice caché était la communion de sa chair avec la sienne. Maintenant il sait… Les gouttes tombent au-dessus de son bras. Elles égrènent le temps qui s’écoule. Le temps n’a plus d’importance, la souffrance est une épreuve qui lui est imposée pour être digne d’elle. La fièvre le libère de l’atmosphère aseptisée de cette chambre.
Nous sommes le premier jour…
Il avance dans la roseraie. Il sourit devant Rosa « dynamite », Zéphyrine Drouhin. « Elle » est devant lui. Mais au fait comment s’appelle-t-elle ? Jamais il n’a regardé son étiquette tant il était subjugué par sa beauté. Quelle importance ? Il a cessé de souffrir…
J’ai beaucoup aimé la description de Bagatelle, endroit que je connais bien car j’ai habité longtemps à 2 kms de là.
C’est un endroit charmant, hors du temps, une enclave de beauté et de calme avec vue sur les tours de La Défense.
Les roseraies en mai/juin sont particulièrement belles et tu as bien rendu la poésie qui se dégage de ces noms fleuris.
J’ai bien aimé aussi « Le petit prince » version ” Belle au bois dormant » qui se pique au fuseau: amour fatal et impossible…
À mon avis tu pourrais pousser l’anthropomorphisme plus loin et développer la personnalité de la fleur. Elle pourrait d’ailleurs porter le prénom de Rose.
à noter une coquille au 4ème § :
Un banc permet, de temps en temps, au flâneur de faire une pose (une pause)
Voici un homme piqué d’amour par une rose. Une rose-femme, beauté inaccessible, amour impossible et fatal. Une belle façon de parler de l’idéal d’amour, celui dont on rêve mais qui n’advient jamais et dont on meurt de ne pouvoir l’atteindre.
Quel festival de couleurs et d’odeurs ! La prochaine fois que je vais à Paris je vais à Bagatelle.
Je joins une photo à mon commentaire, une fois n’est pas coutume, c’est une réalisation de ma fille quand elle était étudiante en design et à laquelle j’ai immédiatement pensé en lisant ta nouvelle.
Merci Chamans d’avoir partagé avec nous cette belle création de ta fille. Je ne sais pas quelle était son intention créative, mais j’y vois une féminité corsetée qui ne peut s’épanouir pleinement. Comme la rose (Rose ?) de Bagatelle qui ne peut exprimer son amour ?
Chamans je comprends que ma rose t’ait fait penser à la rose de ta fille, car celle-ci commence à avoir une marque de la féminité, comme ceux que mon héros attribue platoniquement à « sa » rose.