Nous étions au début de l’été. La journée s’annonçait magnifique. Il y avait plus de trois heures que le soleil était levé et les brumes du matin s’étaient dissipées. Quelques gouttes d’eau accrochées çà et là sur les herbes et les feuilles des arbustes témoignaient du froid et de l’humidité de la nuit. La Seine-et-Marne est une région de brouillard. L’automne et l’hiver y sont pénibles. Les malheureux automobilistes sont obligés de rouler au pas. Certains jours, c’est à peine s’ils distinguent le bord de la route, ils doivent écarquiller les yeux pour distinguer les panneaux émergeant de la purée de pois. Mais cette humidité a ses compensations : la région est verdoyante et les bois y sont nombreux. Autrefois le long du Petit et Grand Morin s’étendaient des pâtures où l’on pouvait voir des troupeaux de vaches. Les promeneurs traversaient des vergers amoureusement entretenus par les paysans. En automne, ils cueillaient une ou deux pommes offertes généreusement par la nature. En été, c’était un vrai plaisir de voir les moissonneuses-batteuses faucher les blés mûrs et dorés. Hélas, ces images du passé n’existent plus. Les herbages ont été remplacés par de vastes surfaces qu’un seul exploitant et quelques ouvriers agricoles cultivent avec plusieurs machines. La pomme ne fait plus recette. Les vergers abandonnés se transforment en bois inextricables où les pommiers sont étouffés par une végétation exubérante. Seuls les peupliers arrivent à dominer cette jungle bien qu’ils soient rongés par le gui que plus personne ne coupe. Quant aux forêts, elles gardent l’empreinte de la terrible tempête de la fin du siècle.
La maison d’Isabelle est la dernière d’un hameau qui s’étend le long d’une petite route. C’est à peine si on aperçoit cette petite habitation, d’aucuns diraient une bicoque quand on débouche d’un virage. Elle ne manque pas de charme avec sa façade blanche et ses volets verts. Quand on passe la porte d’entrée, on arrive dans un jardin à l’anglaise où les fleurs se succèdent au rythme des saisons. Isabelle apprécie ce petit coin de paradis isolé des autres maisons. Elle n’aurait pas aimé avoir des voisins : l’odeur des barbecues, les cris des enfants, le bruit des postes de télévision et de radio. Sa maison n’est pas un palace, mais lui suffit amplement. Elle détesterait habiter dans un pavillon type banlieue, avec un jardin bien aligné et le chien aboyant dès que l’on approche de la clôture. Son jardin anglais est proche de la nature et derrière la maison s’étend un vaste champ en pente, planté de peupliers, descendant en pente douce vers le Grand Morin. C’est dans ce lieu qu’elle oublie les affres et les contraintes de la vie parisienne. Évidemment, elle y retrouve les travaux incessants de jardinage. Sans arrêt, il faut s’opposer à l’exubérance de la nature, mais ce genre de fatigue est plus un plaisir qu’une peine. Pour Isabelle, les « mauvaises herbes » ne sont que l’expression de la vie qui veut à tout moment reprendre ses droits se jouant du bitume de la route, de la binette et des désherbants.
Cela fait deux heures qu’elle jardine. Gagnée par la fatigue, elle pose ses instruments et s’assoit dans un fauteuil. Chauffée par les rayons du soleil, bercée par le balancement des arbres, fascinée par le bruit des abeilles elle s’endort. Un bruit lui fait rouvrir les yeux. Sur la petite table devant elle, une pie s’est perchée. Elle pousse un cri. Malgré cela, l’animal reste immobile. Il semble attendre ; ses petits yeux noirs fixent Isabelle. La jeune fille ne sait que faire. Quelque chose brille dans le bec de la pie. Isabelle avance la tête pour mieux voir alors l’animal s’envole avec un grand battement d’ailes. La jeune fille le suit du regard, il disparaît derrière un bosquet.
Les oiseaux sont nombreux dans le jardin. Il est fréquent d’y entendre des pies. Leurs jacassements sont si caractéristiques ! Mais c’est la première fois qu’Isabelle en aperçoit une de si près. D’habitude, ces oiseaux sont craintifs et s’envolent dès qu’on essaie de les approcher. Comment se fait-il qu’aujourd’hui cet animal ait osé se poser si près ? Cette rencontre met Isabelle mal à l’aise. Elle revoit le regard perçant et presque humain de la pie. Un scintillement attire son regard. Un anneau est posé sur le plateau. Une alliance ! Le miroitement dans le bec de l’oiseau ! Cette découverte amuse la jeune fille. Certes, les pies ont la réputation d’être attirées par les objets brillants. Ces animaux sont même parfois accusés d’avoir « volé » des bijoux. Mais pour Isabelle tout cela relève de la légende. Être témoin d’une telle chose la laisse abasourdie. Elle hausse les épaules. L’évènement est surprenant, mais il a néanmoins une explication rationnelle : la pie a dû dérober ce bijou dans une maison aux alentours. Surprise par le réveil d’Isabelle, elle a lâché l’objet en s’enfuyant. Isabelle prend la fine alliance : manifestement, elle est en or. À l’intérieur, elle distingue une inscription. Pour mieux la déchiffrer, elle va chercher une loupe. À l’intérieur de l’anneau, elle lit : « Etienne-Marie juin 1914 ».
Le dimanche soir dans le flot des voitures qui avancent au pas vers la capitale Isabelle ne cesse de penser à cette alliance. De temps à autre, elle plonge sa main, dans poche, pour en extraire l’anneau et le regarder. Elle l’aurait trouvé dans la rue, les choses auraient été différentes. Mais l’avoir vu dans le bec de la pie, se souvenir du regard de l’oiseau tout cela crée dans son esprit une impression surréaliste. Que faire ?
Le lendemain en sortant de son travail elle décide de porter l’alliance chez un vieux bijoutier qu’elle connaît dans le 5e arrondissement, à côté de la mosquée de Paris. Le vieil homme enfile sa loupe et se penchant sous la lumière de son établi examine longuement l’objet :
- Pas de doute ! Cette alliance est en or 18 carats. La facture est bien celle pratiquée au début du 20e siècle. Beau travail ! Cette alliance vous vient de vos grands-parents ? Vous voulez la vendre ?
Le bijoutier propose un prix.
Isabelle demande à réfléchir…
Pensive, elle sort de la boutique. La pie l’a sûrement volée dans une maison de la région. Un bijou de famille sans doute. Il y a entre elle et cet anneau venu du début du siècle dernier une attirance mystérieuse : 1914 c’est très loin pour une jeune fille de 24 ans. Elle aime se promener dans les brocantes. Tous ces objets orphelins ! Que de vies disparues ! Cette montre, cette broche posée sur l’étal parmi d’autres bijoux ont survécu à leurs propriétaires et ne sont plus qu’une marchandise. Isabelle est encore jeune, mais cette confrontation avec ces témoignages du passé lui fait comprendre l’absurdité de l’attachement aux biens matériels dont on croit la possession éternelle. Étienne et Marie eux aussi croyaient à l’éternité d’un amour matérialisé par cette alliance. Une question germe dans son esprit. En se mariant, chacun des époux reçoit une alliance. Or l’alliance qu’elle a entre les mains est solitaire. Est-ce celle d’un homme ou d’une femme ? Bien qu’elle fût un peu superstitieuse, elle enfile l’anneau à son doigt. Il s’y déplace librement ! Son ancien propriétaire est donc un homme ! C’est l’alliance d’Étienne… Si Étienne avait 20 ans en 1914, il a maintenant, en 2006, 112 ans. Il est probablement mort. Et Marie ? Était-elle plus jeune, est-elle encore en vie ? Isabelle pense à ses grands-parents ou plutôt à ses arrières grands-parents. Sa mère passionnée de généalogie lui en parle souvent. Ses quatre arrière-grands-pères ont fait la Première Guerre mondiale. Deux y ont été tués, le troisième blessé aux jambes est mort six ans après et le quatrième a survécu quatre ans les poumons brûlés par les gaz. On n’a pas retrouvé le corps de celui qui a disparu lors d’une attaque à Verdun.
Cet homme, Étienne, a sûrement participé à cette immense boucherie. A-t-il survécu ou son alliance a-t-elle été donnée à sa veuve ? L’histoire de cette alliance, de ce couple, parmi des millions d’autres, restera inconnue. Cet anneau reste seulement un témoignage de leur bref passage sur terre.
Le dimanche suivant Isabelle alla déjeuner chez ses parents. Elle ne put résister à l’envie de leur montrer l’alliance et raconter par quelles circonstances extraordinaires elle la possédait. Sa mère examine l’objet, en lit l’inscription. Se levant brusquement de table, elle se précipite sur le buffet et en sort un classeur où elle range les papiers de la famille et l’arbre généalogique. Son doigt se déplace sur l’arbre et s’immobilise vers le haut, du côté maternel.
Sur la ramification est inscrit :
Étienne Gautier Marie Lubon marié le 21 juin 1914 à Blois.
- Regarde Isabelle ! Ces prénoms étaient vraiment courants à cette époque…
Renfermant son dossier Martine, la mère d’Isabelle dit rêveuse :
- Ton histoire de pie est vraiment extraordinaire ! Moi-même, j’ai toujours été fasciné par cet oiseau. Quand j’étais jeune fille et que j’habitais chez mes parents dans le 14e arrondissement, à côté du parc Montsouris, je me souviens, qu’un jour, assise à ma table de travail en train de rédiger un devoir de philosophie j’entendis brusquement un battement d’ailes. La fenêtre était ouverte. Notre balcon donnait sur le parc voisin. J’ai levé la tête et j’ai vu immobile, sur la rambarde, une pie. Cela m’a intrigué ! C’était le genre d’oiseau que nous voyons rarement à Paris. Sur le balcon se posaient parfois des pigeons ou des moineaux. Des pies j’en avais déjà aperçues à la campagne, mais de loin, car ces oiseaux sont craintifs. D’en voir une de si près, ici à Paris, était surprenant. Je n’osais bouger de peur de l’effrayer. Ses petits yeux noirs me fixaient. Il y avait comme de l’humanité dans ce regard. L’oiseau est resté là quelques instants puis s’est envolé. Trente après, je revois cette scène. J’ai toujours pensé sans en être sûre qu’elle avait quelque chose dans le bec…
****
Mamie Françoise. Toute petite déjà Isabelle adorait sa grand-mère maternelle. Aînée d’une fratrie de 3 enfants elle avait mal vécu son rôle de « grande ». Dépossédée de son statut de fille unique par sa sœur, elle avait souffert de l’importance du statut de mâle de son frère, à la fois premier garçon après deux filles et héritier du nom. De plus, les responsabilités que lui imposait son rôle d’aînée lui pesaient parfois. Bien sûr, elle savait que sa mère l’aimait tout autant que sa sœur et son frère, mais il fallait partager cet amour. Et les soucis matériels, les charges de la vie quotidienne, les contraintes professionnelles empêchaient Martine de lui consacrer tout le temps qu’elle aurait souhaité. Avec mamie Françoise tout était différent, elle était plus disponible ; il existait entre elles une complicité qui s’était accentuée au fil des années. Isabelle aimait aussi beaucoup son grand-père André, mais celui-ci avait été emporté à l’âge de 50 ans par un cancer. Depuis mamie Françoise vivait seule. Isabelle allait souvent lui rendre visite. Cependant, la maladie était apparue, lente et insidieuse… Cela avait commencé par des oublis de code, de numéros de téléphone, de difficultés à compter, à souvenir d’évènements récents. Mamie Françoise si douce et enjouée devint taciturne et sombrait parfois dans la déprime étant consciente de ses oublis. Quand elle devint dangereuse, pour elle et pour son entourage, les parents d’Isabelle furent contraints de la placer dans un établissement spécialisé. Ce fut un drame pour la jeune fille. Malgré ce handicap, elle continua d’aller voir régulièrement sa grand-mère. À chaque fois c’était une épreuve de voir mamie Françoise. Son esprit n’était plus là. De rares moments elle était consciente et Isabelle la retrouvait telle qu’elle l’avait connue. Mais même quand elle n’était pas lucide, Isabelle lui parlait. Elle essayait de renouer le dialogue que la maladie avait interrompu…
Ce jour-là, la jeune fille raconta à mamie Françoise sa rencontre avec la pie. La femme assise dans un fauteuil semblait indifférente. Isabelle sortit l’alliance de sa poche et la tendit vers sa grand-mère. Les yeux inertes de Françoise se posèrent sur la paume ouverte. Un éclair de lucidité sembla les parcourir. Des paroles inaudibles sortirent de sa bouche. Isabelle se pencha pour mieux entendre.
- Isabelle moi aussi j’ai vu une pie. C’était en 1995, j’habitais avec mes parents au Vésinet. Je lisais un livre dans le jardin. Un énorme oiseau s’est posé sur une chaise en fer forgé. C’était une pie… immobile elle me regardait. Elle avait quelque chose dans le bec. Je ne pouvais voir ce que c’était. Je n’osais pas bouger de peur de l’effrayer. C’était la première fois que j’en voyais une de si près. Au bout d’une à deux minutes, elle s’est envolée. Je me souviens bien de cette rencontre, car ma mère Ernestine m’avait raconté qu’elle-même, quand elle était jeune fille, avait rencontré une pie. Elle faisait du vélo au bois de Chaville et ayant posé sa bicyclette le long d’un arbre elle avait sursauté quand une pie s’était posée sur le guidon. Elle non plus n’en avait jamais vu de si près. Cette rencontre l’avait tellement marqué qu’ensuite elle me l’avait racontée plusieurs fois.
- Mais, mamie, sais-tu que maman elle aussi, un jour, a rencontré une pie ?
Il n’y eut aucune réponse, la maladie avait repris le dessus et le dialogue était rompu.
Isabelle rêveuse quitta sa grand-mère…
Toute la semaine, Isabelle ne cessa de penser aux confidences de sa grand-mère. Il semblait que 4 générations de femmes aient fait la même rencontre !
Le dimanche, elle demanda à sa mère de sortir son dossier sur la famille. Que savait-elle sur cette arrière-grand-mère Marie ? Celle-ci lui raconta que le soir même du jour où on lui avait annoncé la mort de son mari, le 21 février 1916, elle s’était jetée par la fenêtre laissant sa petite fille Ernestine orpheline. Cette dernière avait été recueillie par une tante. En consultant les papiers du dossier, Isabelle trouva l’acte de mariage de Marie sur lequel était inscrit :
Étienne Gautier et Marie Lubon mariés le 21 juin 1914 à Blois.
Ces deux prénoms identiques à ceux inscrits à l’intérieur de l’alliance, une coïncidence ? Non ce n’était pas possible ! La date aussi correspondait ! Martine et sa fille se regardèrent : il y avait vraiment dans tout cela des choses incompréhensibles ! Et pourtant à n’en pas douter l’alliance que la pie avait perdue était celle d’Étienne Gautier… Isabelle excitée par cette découverte demanda à sa mère si elle n’avait pas des photos d’Étienne et Marie. Sa mère n’en avait pas. Il est vrai qu’à cette époque, rares étaient les gens qui pouvaient se faire photographier et beaucoup de photos avaient disparu au fil des années. Tout ce que savait Martine c’est que Marie avait été enterrée à Blois le 24 février 1916. Elle avait essayé de retrouver la tombe, mais celle-ci avait disparu la concession n’ayant pas été renouvelée.
Le dimanche soir Isabelle eut du mal à s’endormir…
Le samedi suivant elle alla voir mamie Françoise. Comme à chaque visite, elle était assise dans son fauteuil, les yeux dans le vague. C’est à peine si elle les tourna quand Isabelle rentra dans sa chambre. Isabelle s’assit à côté d’elle et lui parla ignorant son mutisme. Elle reparla de l’alliance, de la pie. Posa des questions sur Ernestine. Parla du mariage d’Étienne Gautier et de Marie. Son monologue se heurtait au silence pesant de sa grand-mère. Elle s’arrêta découragée …. Le tic-tac d’un réveil était le seul signe de vie dans cette chambre. Au bout de quelques minutes, mamie Françoise tourna la tête et levant une main, elle tendit son doigt vers une commode. Mais la lueur de conscience apparue dans les yeux de la vieille femme retomba bien vite. Isabelle se leva et se dirigea vers la commode. Que voulait lui montrer sa grand-mère ? Elle ouvrit le premier tiroir. Il ne contenait que des habits.
Elle passa au deuxième. Lui aussi contenait des habits, mais sur la droite elle vit une petite boîte en acajou. Elle la posa sur la commode et souleva le couvercle. Elle était remplie de bijoux et de photos. Elle les regarda une à une : elle, son frère et sa sœur à tous les âges, sa mère bébé, adolescente, son grand-père André, son arrière-grand-mère Ernestine enfant et adulte, une photo jaunie par les ans montrant un couple de mariés. Elle retourna le cliché : Étienne Gautier et Marie Lubon 21 juin 1914. Ce fut un choc ! Enfin un élément tangible sur ce couple… Elle enfouit la boîte dans un sac en plastique, embrassa mamie Françoise et quitta la maison de repos.
Dans son appartement, elle rouvrit la cassette et en versa le contenu sur une table. À côté des photos, il avait des bijoux : une broche avec plusieurs grenats, une chaîne en or, un bracelet, une bague avec un diamant, une alliance…. Isabelle sentit son cœur se serrer. Délicatement, elle se saisit de l’anneau et prit une loupe : «Marie-Etienne juin 1914 ». C’était l’alliance de Marie ! Elle sortit l’autre alliance de sa poche et la posa près de l’autre. Elle était plus grande… Quatre-vingt-douze ans après les deux anneaux se retrouvaient côte à côte. Émue la jeune fille prit la photo jaunie représentant Étienne et Marie le jour de leur mariage. En continuant de retourner les photographies, elle en trouva une d’Étienne en tenue de caporal et une autre de Marie avec une robe serrée à la taille comme les femmes en portaient à cette époque. Qu’elle était belle !
Le lendemain chez sa mère il fit part de sa découverte. Par jeu les deux femmes alignèrent, sur la table, les photographies, au même âge, des femmes de la lignée maternelle : Marie, Ernestine, Françoise, Martine, Isabelle… La mère d’isabelle eut un sursaut : la ressemblance était frappante ! Isabelle était le portrait craché de son arrière-grand-mère Marie ! L’une avait un chignon l’autre une coupe moderne. Malgré le gouffre temporel qui séparait les deux femmes, on avait l’impression de voir la même…
*****
Le 21 février 1916, à 7 H 30, un déluge de feu s’abat sur les forts de Verdun et sur les tranchées où sont tapies trois divisions françaises. L’artillerie allemande mobilise 1300 obusiers en tout genre. Pendant neuf heures, sur un front de quinze kilomètres elle déverse un feu roulant avec une intensité jamais encore connue. Un total de deux millions d’obus ravage la zone. C’est au point que, par exemple, la fameuse cote 304 va perdre 7 mètres de hauteur et ne plus culminer qu’à 297 mètres. Au milieu de l’après-midi, un grand silence tombe sur le champ de bataille ! À 16 H 45, l’infanterie allemande monte à l’assaut des lignes françaises. Certains soldats sont équipés d’un lance-flamme. C’est la première fois qu’est employée cette arme terrible.
Le caporal Étienne Gautier est là, vautré dans la boue attendant l’attaque ennemie. Le pilonnage a été terrible, les trois quarts de la section ont été décimés par les obus. Quand il voit, tout autour de lui, les corps de ses camarades déchiquetés, Étienne se demande comment il a survécu à cet enfer. Au moment où les canons se sont tus, il a cru que c’était terminé. Faux espoir…maintenant il aperçoit sur l’horizon s’avancer les troupes allemandes. Il attend désespérément que l’artillerie française, à son tour, couvre d’obus l’avance ennemie et stoppe son avance. Mais rien ne se passe et Étienne voit progresser les fantassins allemands de plus en plus proches. Il a conscience que sa fin est proche. Que peut-il faire avec les quelques camarades survivants contre ce déferlement ? Les ennemis ne sont plus qu’à quelques mètres. Il fait ce qu’il avait fait toujours fait depuis le début de cette guerre effroyable : il tire sur les hommes les plus proches, rechargeant rapidement son fusil. Quelques-uns tombent, mais les autres continuent d’avancer. Une silhouette surgit au-dessus de lui, il voit la lame de la baïonnette briller, il essaie de parer le coup, trop tard le fer lui traverse le corps…
Il rouvre les yeux : mon Dieu que le ciel est beau ! Les gémissements de blessés, les pleurs des hommes, les appels des mourants le ramènent à la réalité : il est sur le champ de bataille. Il a mal, très mal, il sent le sang couler de son bas-ventre. Il sait qu’il va mourir. Il n’a pas peur, cela fait deux ans qu’il côtoie la mort et il n’a pu survivre qu’en se forgeant une carapace d’indifférence pourtant bien loin de son caractère. Maintenant que sa mort est proche, il pense à Marie et à Ernestine cette petite fille, fruit de leur amour. Où sont-elles en cet instant ? Il désespère d’être là allongé dans la boue, dans ce trou parmi les cadavres. Il ne les reverra plus… et le caporal Étienne Gautier pleure. Alors, quelque chose d’insensé se produit ! Une pie se pose à côté de lui. Une pie dans cet univers de mort que l’humanité a déserté ! L’oiseau regarde Étienne. Dans son regard, il y a comme une attente. Le soldat ne sait pas pourquoi, mais il sent que cet oiseau est un messager. Presque par réflexe il détache son alliance et la tend vers la pie. Il murmure :
- ..
L’animal prend l’anneau dans son bec et s’envole.
Étienne se sent gagné par une grande paix…
****
De retour chez elle, Isabelle, dans un geste d’amour plaça la photo de ce couple mort si jeune sur le buffet, avec devant… les deux alliances l’une dans l’autre.
****
À l’est dans la campagne en Champagne une pie s’est posée sur un monticule de terre. Quelques os enfouis sous la glaise rappellent que le caporal Étienne Gautier n’est pas seulement qu’un nom sur le monument aux morts de Blois…
Merci @Loki pour ce conte doux-amer bien écrit sur cette terrible tragédie de la guerre de 14-18 qui a laissé exsangues l’Allemagne et la France. Tant de jeunes vies fauchées, tant de chagrin, de désespoir, de haines attisées qui ont conduit à encore plus d’horreurs. Il faut en garder la mémoire.
Pour la forme, quelques remarques: Mamie Françoise chez ses parents en 1995 me semble un anachronisme, une coquille “Étienne se sent gagner par…”
Très bien écrit, je trouve : la langue, le vocabulaire, l’histoire. Parfait d’un bout à l’autre ! Et même la conclusion qui tombe tout naturellement.
Une atmosphère paisible et bucolique et cette pie (qui n’est pas dans la neige), tout cela ne manque pas de me rappeler les tableaux de Claude Monet, débordant d’herbes sauvages et de coquelicots. Ton texte arrive même à me faire respirer l’odeur de ces champs.
Et, puis, l’intrigue arrive, qui nous fait basculer dans un autre univers, où les objets ont une âme. Et nous en possédons tous, de ces objets-là.
J’ai adoré l’idée du retour de la pie génération après génération, cela rend le texte à la fois original et prenant.
Je sais que je me répète car j’y fais souvent allusion, mais ce texte me fait encore penser au « Dormeur du val » de d’Arthur Rimbaud.
Un vrai plaisir à cette lecture. Bravo et merci Loki !
92 ans, cela fait du 2006… Je pensais qu’on était en 2022, c’est la seule chose qui m’a un peu perturbé. Il faudrait peut-être seulement donner la date au début du texte quand tu évoques Isabelle et sa maison.
@Line et @Hermano merci d’avoir apprécié cette nouvelle que j’ai écrite en 2007.
@Line
Je n’arrive pas à voir la coquille
une coquille “Étienne se sent gagner par…”Étienne se sent gagner par une grande paix…
@Hermano
Dans ce texte un peu long je comprends qu’il puisse y avoir des confusions dans la dates !
Une date apparait à un moment du récit :
Si Étienne avait 20 ans en 1914, il a maintenant, en 2006, 112 ans. Il est probablement mort. Et Marie ?
@Loki Étienne se sent gagné par une grande paix… voix passive avec un complément d’agent
Poignante histoire que je viens de relire le coeur serré, mes deux grand-pères ayant été pris dans cet horrible massacre, le maternel est mort en 1927 des suites du paludisme contracté à Salonique, sur le front d’orient, le second est revenu avec une jambe en moins, je l’ai bien connu. Que de vies et d’amours brisées !
Oui Hermano a raison le début de ta nouvelle peut faire penser à Monet, ces paysages aux environs de Paris que finalement je ne connais que par les impressionnistes, ou presque, en cette atmosphère de début d’été.
Jolie idée de confier à une pie (ou à plusieurs générations de pies ?), volatile fascinant par sa proximité avec les hommes et une distance toujours observée qui semble cacher un mystère, le souvenir d’un amour tragiquement interrompu.
Le geste d’Etienne mourant qui cède à la proposition muette de l’oiseau est chargé de poésie et d’émotion, une façon de transcender une mort sordide, de permettre à son amour une évasion, loin de la boue et du sang, un rêve de survie. Très belle nouvelle Loki. N’oublions pas les poilus.