Je faisais, la queue, au marché devant l’étal d’un poissonnier. Mon cabas au bras, je fouillais dans ma poche à la recherche de la liste de commissions. Quand « elle » arriva…
« Elle » était dans une poussette, enfoncée, minuscule, les bras collés au corps. Elle me fit penser à Poucette couchée dans sa boîte d’allumettes. Tranchant avec la fraîcheur qu’elle semblait entraîner avec elle, une vigoureuse Sénégalaise, avec cette corpulence qui caractérise les bonnes nounous, essayait se frayer un passage à travers les passants et les caddies qui encombraient l’allée du marché. Forcée de s’arrêter, en raison de deux mémés s’obstinant à discuter dans la foule, la poussette s’immobilisa à côté de moi. Amusé par cette scène, je regardais la nounou marmonner contre cet obstacle barrant sa route. Mon regard se posa sur l’enfant assise dans la poussette. Nos regards se croisèrent. Je ne me souviens plus très bien, mais je ne pense pas qu’elle m’ait souri. J’ai du mal à relater cette rencontre, à distinguer réalité et imagination. Quoi qu’il en soit, quand mes yeux se plongèrent dans les siens je ressentis une sorte d’extase. Quel âge avait-elle ? Deux ans ? Ses yeux étaient-ils bleus, marron, gris ? Je suis incapable de le dire, mais ils me firent un effet indescriptible. Était-elle belle ? Je l’ai vu trop peu de temps pour émettre un jugement objectif. Je garde le souvenir du sérieux de son expression semblable à celle d’un adulte. Je ne pourrais l’expliquer, mais j’en eus immédiatement la certitude : quelque chose avait changé dans ma vie. Quand la poussette s’éloigna, un voile de tristesse m’enveloppa…
J’avais honte de l’émotion ressentie. Que peut-il y avoir de commun entre un homme de cinquante ans et une fillette de deux ans ? Le gouffre du temps les sépare. Il me serait plus facile de raconter la vision d’une beauté de vingt ans. L’Histoire et la littérature sont jalonnées de telles rencontres. Une enfant ! Étais-je un pervers, un pédophile ? Impossible ! Il n’y avait rien de sexuel dans la rencontre de nos deux regards. Regarder un enfant et s’attendrir sur lui n’a rien de condamnable. L’image que j’avais de la petite fille de la poussette n’était pas celle d’un enfant de deux ans, mais celle de la jeune femme qu’elle allait devenir… Ensuite je me suis demandé si cette attraction était réciproque. Est-ce qu’en grandissant cette enfant garderait le souvenir de mon visage ? Inconsciemment je le souhaitais… mais l’émeraude a-t-elle le souvenir du regard qui l’admire ? Pourtant, il m’avait semblé quand nos deux regards s’étaient croisés qu’une mystérieuse alchimie s’était mise en marche, dressant un pont vers l’avenir. L’avenir ? Encore une idée forgée par mon imagination. N’avais-je pas enjolivé cette histoire, transformant une banale rencontre en une chose exceptionnelle ? La poussette s’était éloignée, l’enfant avait sans doute déjà oublié mon visage, mais le sien s’était marqué à vie dans mon esprit. Un instant j’eus l’envie de m’élancer à la suite de la nounou, je craignis de me ridiculiser et de rompre le charme. Dans le monde moderne, les fées n’existent plus. Pourtant n’était-ce pas une fée que j’avais rencontrée ce jour-là ?
Les jours suivants, quand au loin, j’apercevais plusieurs nounous noires avec des poussettes, mon cœur battait la chamade. J’espérais la revoir….
Je ne l’ai jamais revue…
La vie a continué avec ses joies et ses peines. De temps à autre, je repensais à la petite fille dans la poussette. Je l’imaginais grandissant, parcourant une à une les étapes de la vie. Quand je voyais le visage d’une gamine puis d’une adolescente et enfin d’une jeune femme qui lui ressemblait, je le dévisageais avec attention. Jamais une étincelle n’a jailli… L’avais-je rencontrée sans la reconnaître ? Un regard peut-il se transformer au cours d’une vie ? Mon cœur tentait de convaincre mon intelligence de l’impossibilité d’une telle métamorphose. Même après cinquante ans on refuse de croire que les contes de fées n’existent pas. Dans l’âpreté de la vie, cette rencontre restait mon émeraude, un souffle de pureté dans mon jardin secret.
Mais la réalité n’est pas un conte de fées. Aujourd’hui je suis allongé dans ce lit d’hôpital. « Il » est là qui me ronge m’enlevant chaque jour un peu plus de mes forces. Les médecins, la famille, les amis viennent me voir l’air faussement enjoué me distillant des paroles d’espoir. Je joue la comédie avec eux, je sais bien qu’il n’y a plus d’avenir et que le cancer finira par triompher. Cela m’est indifférent, je suis fatigué de la vie. Je ne souffre pas : la chimie est vraiment une chose merveilleuse. Mon esprit est déjà détaché de mon corps. Les infirmières se succèdent à intervalles réguliers venant régler le débit de mes tuyaux et changer mes flacons. Je les connais toutes, j’en préfère certaines. En fait, tout m’est indifférent, je ne suis plus qu’un spectateur étranger de ma fin de vie.
Puis, une jeune infirmière stagiaire est entrée. J’ai pensé : dur métier. Après avoir réglé ma pompe à morphine, elle s’est assise sur mon lit et m’a pris la main. J’ai tourné la tête et nos regards se sont croisés. Un souffle de vie a parcouru mon corps épuisé. La petite fille de la poussette ! Il m’a semblé que son visage tressaillait. Nous étions au bout du chemin.
Lorsque j’ai lu ce texte pour la première fois, j’ai trouvé la tournure des événements trop éloignée des réalités de la vie quotidienne pour que je puisse l’apprécier, même dans le contexte de la fiction.
Cependant, après l’avoir relu et l’avoir connecté aux travaux de recherche acceptés, un nouvel éclairage commença à être jeté sur les événements et j’y ai vu un compte rendu sincère d’une rencontre inoubliable vécue par un adulte qui vient de connaitre un moment magique de perception, chose que seuls les bébés sont capables de vivre.
À mesure que nous grandissons, cet état élevé de perception est remplacé par un rétrécissement de la perception. Cela signifie que l’on pourrait passer à côté de certaines différences. C’est une partie normale du développement du cerveau et de la vision.
C’est ainsi que je peux maintenant imaginer le fil des événements comme le résultat d’une hausse temporaire de la perception.
C’est quelque chose qui n’existe plus à l’âge adulte, sauf dans certaines circonstances telles que la méditation, l’hypoglycémie, les médicaments, etc. ; parfois sans aucune raison évidente.
L’événement perçu peut être tellement puissant que ces souvenirs peuvent durer toute la vie.
Le narrateur a habilement décrit son étonnement devant une telle rencontre et ses doutes exprimés sous forme de questions allant jusqu’à se demander s’il ne s’agissait pas de pédophilie.
La dernière partie, encore un état de perception accrue, est loin d’être impossible grâce à « la petite poucette » toujours présente dans sa mémoire et cette infirmière qui est venue régler sa « Pompe à morphine ».
Pour moi, c’est un texte intéressant et il est très bien écrit.
Pour moi, c’est un bravo !
Cependant, ce texte pourrait éventuellement poser problème à certains lecteurs.
Bonjour Loki,
J’ai aimé cette histoire étrange et très bien écrite. Tu as le don de camper les personnages.
Peut-être la morphine est-elle à l’origine de ce sentiment de déjà-vu? Peut-être l’explication n’est-elle pas aussi rationnelle? C’est au lecteur de conclure et cela rajoute au charme de l’histoire.
Je me demande juste pourquoi le narrateur a honte de son émotion. Les regards d’enfant sont parfois directs au point de donner l’impression de lire au fond de votre âme. Il y a de quoi être agrippé et désarçonné.
Je partage l’avis de Line au sujet de ce sentiment de culpabilité… Encore quelque chose d’acquis grâce à une sorte de matraquage culturel qui pervertit nos sentiments les plus nobles.
Une mention pour « mais l’émeraude a-t-elle le souvenir du regard qui l’admire ?«
Par contre, tu pourras peut-être trouver mieux que « poussant une poussette » ?
Moi aussi, je trouve toutes les émotions qui traversent le narrateur fort bien écrites et fort bien décrites.
Bien sûr, comme il est question d’émeraude, je vois forcément cette fille avec des yeux verts, bien que le narrateur en ait oublié la couleur…
Je ressens aussi un tranquille apaisement final pour ce pauvre bougre qui, comme dans beaucoup de contes de Loki, finit sur un lit d’hôpital, pour que ses yeux soient enfin fermés par cette fée qui l’a hanté toute sa vie durant.
Tiens, je t’ai trouvé un sous-titre poétique « La belle faucheuse… »