Quand Alexandre revient de son travail, il est loin de se douter que cette journée va se terminer de façon exceptionnelle.

 Comme il en a l’habitude il fait ses courses rue Mouffetard et c’est donc muni de sa baguette bien cuite, son steak haché et sa livre de choux de Bruxelles qu’il entreprend de gravir les cinq étages qui mène à son appartement. Soixante-quinze marches en bois, usées par le temps, car l’immeuble date du début du siècle. Nous insistons sur le nombre de marches pour souligner qu’Alexandre a l’habitude de dénombrer tous les ensembles qu’il rencontre dans sa journée. C’est sans doute cet amour des chiffres qui l’a conduit à faire des études de comptabilité. Il est actuellement comptable à l’étude Bernard & Bernard qui sous-traite la comptabilité de plusieurs indépendants.

 Alexandre est encore jeune, mais soixante-quinze marches nécessitent quand même un effort cardiaque non négligeable. D’ailleurs le jeune homme quand il est en forme s’astreint à monter les marches deux à deux, car il estime que sa vie de sédentaire nécessite une pratique physique régulière.

Il faut ajouter que toujours pour satisfaire son amour des chiffres, Alexandre, à chaque montée, chronomètre son ascension.

 Il arrive sur le palier du cinquième. Un coup d’œil rapide sur le cadran de sa montre. Il n’a pas battu son record, de la une semaine dernière… Il engage ses clés dans la serrure, elle aussi est contemporaine de l’immeuble. Il n’a pas envisagé de la changer contre un système à trois points comme lui conseillent ses parents. Il est heureux dans son trois-pièces tel qu’il est.

Il est exténué. Il ouvre la porte et immédiatement il a un haut-le-cœur. Une masse énorme occulte la lumière de la fenêtre. Il lui faut un certain temps pour réaliser que cette masse est celle d’une statue ! Il appuie sur l’interrupteur, la lumière jaillit révélant les formes de la chose. Elle touche quasiment le plafond. Il n’en croit pas ses yeux : cette statue c’est la Vénus de Milo !

Il pense être victime d’une hallucination. Il approche sa main de l’apparition. La Vénus de Milo ne peut être là dans son salon ! Il la connaît bien, il a souvent été la voir au Musée du Louvre. Il la trouve très belle. Pendant son adolescence, elle alimentait souvent ses fantasmes nocturnes. Il croit que sa main va pénétrer l’image qu’il a devant lui. Il saura que tout cela n’est qu’un rêve. Il doit rêver, éveillé… Mais sa main heurte un marbre froid et dur…

Alexandre est stupéfait. Cette situation si inattendue le laisse complètement hébété et désarmé. Mettez-vous à sa place : que feriez-vous, si un jour vous trouviez la Pierre de Rosette sur votre buffet ou le sarcophage de Toutankhamon dans votre chambre ? Cette arrivée inopinée de la Vénus de Milo dans le salon d’un homme, habitué, à ce que 2 + 2 fassent 4, a de quoi  le perturber !

Un moment il pense interroger sa gardienne.

Mais vite il se rend compte du ridicule de la situation :

  • Madame Lelombec, étiez-vous là, quand on a livré une statue pour moi ?

 Absurde ! Comment une équipe de livreurs aurait-elle pu monter une statue de 2 m de haut, au cinquième étage, dans cet escalier si étroit ?

Absurde oui !

Mais il n’en reste pas moins qu’Alexandre a la statue de la Vénus de Milo dans son salon. Il touche une nouvelle fois ses formes, la pierre est là présente, dure et réelle. Il touche son front, espérant trouver le signe d’une fièvre qui pourrait tout expliquer. Même pas ! Sa température est normale…

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Hubert est gardien au Musée du Louvre.

 Comme tous les matins il va prendre son service, sans enthousiasme. La vie d’un gardien de musée n’est pas exaltante. Rester de longues heures par jour dans une salle n’a pas de quoi réjouir un individu. D’aucuns pensent que c’est un emploi peu fatigant, certes, mais cette inaction a de quoi saper le moral des plus optimistes. Évidemment on peut croire que de côtoyer toute une journée des œuvres magnifiques et réputées est une source d’enrichissement intellectuelle. Mais à la joie de la découverte succède vite une grande lassitude. Heureusement le passage incessant des visiteurs éclaire la monotonie des journées. Clarté malheureusement tempérée par un sentiment de frustration, car le gardien a la sensation d’être une potiche tant l’œil du visiteur ignore sa présence.

Hubert a déposé dans son casier la gamelle que sa femme lui a préparée. Il préfère déjeuner dans le vestiaire, plutôt qu’à la cantine, car ce n’est pas avec le traitement que le Musée du Louvre attribue généreusement à ses serviteurs qu’un gardien peut boucler sereinement les fins de mois. Le prix de la cantine est autant d’économisé. Il se régale par avance du bœuf bourguignon qu’il dégustera à midi.

Il arrive dans la Grande Allée. Il n’en croit pas ses yeux, il se sent presque défaillir : la statue de la Vénus de Milo a disparu !

Sans chercher à comprendre, les consignes sont strictes, il se précipite sur un bouton. Immédiatement le signal d’alarme retentit dans tout le musée.

Deux minutes après l’équipe du service de sécurité est sur place.

Un quart d’heure après arrive le directeur prévenu en toute hâte.

Le groupe entoure l’emplacement où trônait la statue. C’est la stupeur générale ! Comment la Vénus de Milo, œuvre connue du monde entier, a-t-elle pu disparaître ?

La salle est munie d’un système d’alarme ultrasophistiqué. La moindre intrusion, le moindre mouvement aurait dû déclencher l’alarme et alerter les services de sécurité. Le responsable de ceux-ci est formel, le système est intact et quand il est réarmé, il fonctionne parfaitement. Encore plus étrange : comment une statue de cette taille a-t-elle pu disparaître sans alerter le personnel du musée ?

Toutes les fenêtres sont intactes. Déplacer la statue nécessite un matériel de portage important qui manifestement n’a pas été utilisé.

Une cellule d’urgence a été mise en place au ministère de la Culture. Autour du Premier ministre : le ministre de l’Intérieur, le ministre de la Culture, le préfet de police et leurs conseillers. Le groupe essaie d’élaborer une stratégie pour pallier la gravité de la situation. Le vol de la Vénus de Milo, c’est bien comme cela qu’il faut qualifier la disparition de la statue, est une véritable catastrophe, à la fois sur le plan culturel et sur le plan financier. Quoique la valeur de cette antiquité soit inestimable. Aucun dispositif au sein du Musée du Louvre ne s’est déclenché et en plus le préfet de police a constaté que les effectifs autour des bâtiments n’ont pas relevé de déplacement ou d’événement anormaux.

 L’Élysée prévenu de cette disparition a immédiatement donné la consigne : une discrétion absolue et la nécessité de réaliser une copie pour remplacer la statue, le temps que les services de police retrouvent les auteurs du larcin et la statue. Le ministre de l’Intérieur met le maximum d’effectifs sur cette enquête, mais il est plus circonspect sur la possibilité de cacher cette disparition. Beaucoup de gens sont au courant et des sites comme MédiaSquare se feraient un plaisir d’informer le grand public.

Malgré tout malgré cette catastrophe le Musée du Louvre a de la chance, en 1939, un conservateur avait eu l’idée de faire réaliser une copie de la statue, en prévision d’une guerre imminente.  Cette dernière dort depuis cette époque dans les réserves.

 La nuit suivante dans la plus grande discrétion, cette copie est montée et prend place sur le socle de l’originale.

Mais comme le craignait le ministre de l’Intérieur, la discrétion ne peut être que relative surtout au XXIe siècle où la moindre rumeur se propage à la vitesse électron sur Internet et dans les médias. Évidemment comme dans de nombreux cas c’est le site de MédiaSquare grand spécialiste des poubelles qui a déniché le scoop. Le lendemain la disparition de la Vénus de Milo fait la une de tous les journaux.

 Au palais de l’Élysée, on est furieux. Il faut trouver des responsables.  Aussitôt le directeur du musée pourtant protégé par la ministre de la Culture qui apprécie ses compétences dans le domaine artistique, mais aussi son bon coup de reins, est promu directeur du Musée de la Vache-qui-rit, à Lons-le-Saunier.

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Alexandre est horrifié. À la une de tous les journaux, en gros titres, et dans tous les journaux télévisés l’information est en première ligne : « la Vénus de Milo a disparu du Musée du Louvre » ! Bien qu’il ne soit en rien responsable, il est terrorisé. Que se passera-t-il si quelqu’un découvre que la statue est chez lui ?

Il a beau être parfaitement innocent, il sait comment fonctionne la justice. La Vénus de Milo est chez lui, donc il est forcément coupable ! Au mieux il peut’être accusé de recel. De toute façon la police l’interrogera pour le faire avouer. Quels sont ses complices ? Comment ont-ils agi ? Personne ne voudra croire sa version des faits.

 La vie du comptable de Bernard & Bernard devient un enfer.

À chaque fois qu’il sort de chez lui, il vérifie à l’œilleton que personne n’est sur le palier. Il n’invite plus personne prétextant la Covid. Il a fermé le rideau du salon afin qu’aucun voisin ne puisse à percevoir la statue.

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On continue de chercher la Vénus de Milo.

Monsieur Antoine de Lamotte-Beuvron essaie de s’intéresser à l’histoire du célèbre fromage dont la vache est connue dans le monde entier. La ministre de la Culture a été obligée de nommer à la tête du Musée du Louvre un énarque qui serait bien incapable de faire la différence entre un Rubens, un Rembrandt ou un Picasso. Mais c’est un ami du président.

Le préfet de police remercie tous les jours le ciel d’avoir échappé au siège éjectable. Il sait que l’Élysée a une certaine reconnaissance pour la poigne avec laquelle il a traité les événements des Gilets jaunes. Mais il sait aussi que rien n’est jamais acquis !

Les enquêteurs n’ont pas avancé d’un pouce. Pas la moindre explication sur cette mystérieuse disparition…

Alexandre continue de vivre dans l’angoisse.  Quand il part travailler chez Bernard & Bernard, il vérifie trois fois de suite qu’il a bien fermé la porte de son appartement. Pourtant, comme les poilus dans les tranchées il commence à s’habituer à cette cohabitation pleine de danger. Et ce soir comme depuis une semaine il ouvre sa porte, résigné. À chaque fois il espère que la statue aura disparu, mais elle attend, immobile, dans la pénombre du salon. Ce soir il va se consoler en se faisant une bonne omelette aux truffes. Il allume, la lumière de la cuisine, ouvre le frigo, prend les œufs, le beurre, les truffes les poses à côté de la gazinière. Il va chercher une poêle. Là, c’est comme s’il recevait un direct en pleine face. Sur le mur au-dessus de la table est accrochée la Joconde…

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Ce n’est pas Hubert qui découvre la disparition, mais Kevin membre de l’équipe de gardiennage en effet depuis la disparition de la vénus de Milo tout le système de sécurité du musée a été renforcé. Le nouveau directeur a fait appel à une société de protection. C’est trop tard, pense-t-il, le mal est déjà fait, mais il veut prouver à la ministre de la Culture qu’il est plus efficace que le « minable » qui l’a précédé.

Le préfet de police qui ne veut pas être en reste a doublé les effectifs autour du musée. Même un chat ne pourrait passer ! Les œuvres d’art ne craignent plus rien… Toutes les demi-heures les équipes de sécurité font une ronde dans l’ensemble des salles. Pour Kevin c’est une routine, il pénètre dans la salle déserte. Quelle différence avec la journée durant laquelle les visiteurs se massent devant de la rambarde de protection.

Il balaie le mur avec sa lampe torche. Rien ! Il n’y a plus rien sur le mur ! Il se frotte les yeux, plusieurs fois, mais la triste réalité est là : la Joconde a disparu. Le panneau en verre est intact…

 

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L’angelette Entropie s’est endormie devant son cadran. Respecter et surveiller l’ordre du monde est particulièrement éreintant. Entropie est une angelette courageuse et appliquée, fière de la mission que lui a confiée Dieu. Mais sans le vouloir, elle s’est endormie.

Brusquement elle se réveille secouée par une main énergique, elle ouvre les yeux : sa copine angelette Enthalpie, est là, la regardant, furibarde.

  • Mais tu vas te faire virer ! Dieu est furieux. Le désordre s’est abattu sur la Terre. Je crains qu’il ne te dessaisisse de ta mission et qu’il ne t’envoie au bout du système solaire surveiller l’ordre d’un bout de comète ridicule.

Entropie prend conscience de sa faute et se précipite sur les boutons de son cadran et en manœuvre plusieurs.

Ouf ! Il n’est pas trop tard ! L’ordre revient sur la terre.

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Cela fait deux heures qu’Alexandre est assis devant la Joconde. Elle est très belle, mais il ne cesse de pleurer, non pas d’émotion devant la perfection du tableau, mais sur la malédiction qui semble s’être abattue sur lui. Jamais deux sans trois ! Il grimace. Qu’est-ce qui va apparaître dans son appartement ? Le radeau de la Méduse ? Le collier de Marie Antoinette ?

Il se lève, hébété pour aller boire un verre de cognac dans le salon pour se réconforter.

Il n’en croit pas ses yeux : la Vénus de Milo a disparu !

Il se précipite dans la cuisine plus de Joconde !

Au Musée du Louvre, un gardien est en permanence jour et nuit devant le mur où était accrochée la Joconde. On se demande bien pourquoi ? Il fait les cent pas. Il a une envie pressante, heureusement c’est bientôt la relève. Pour la cinquantième fois, il regarde la vitre qui ne protège plus rien… Il manque de s’étrangler, la Joconde le regarde avec son étrange regard.

Au même moment un autre gardien est planté autour du socle vide de la Vénus de Milo. On a vite retiré la copie… Il aurait été ridicule de la laisser après la révélation de sa disparition !

Il baille, quel métier ! Garder une niche où il n’y a plus rien ! C’est interdit, mais il sort de sa poche une fiasque de rhum, en boit une rasade, puis il se tourne : la Vénus de Milo est là, voluptueuse ! Les bras lui en tombent…