Au centre d’une feuille blanche, tracé par un stylo et une règle s’étalait un rectangle. Il était assez content de lui, conscient de la rectitude de ses côtés, de la perfection de ses angles et la plénitude de sa surface.
Tracé sans doute par la même main apparut un triangle. Il fut outré de voir le rectangle vautré au milieu de la feuille.
- Qui es-tu donc pour prendre une place qui me revient sans conteste moi qui suis la plus parfaite des figures !
- La plus parfaite des figures – pouffa le rectangle – comment peux-tu proférer une telle ineptie ? Il est vrai qu’il te manque des yeux pour admirer la beauté de mes formes.
- Tu oses parler de la beauté de tes formes alors que tu as devant toi la figure la plus racée qui soit !
Le dialogue des deux figures fut interrompu par l’apparition d’une pointe qui vint se ficher dans la feuille blanche. Un crayon se posa et décrivit une courbe dont la trace se referma sur elle-même : c’était un cercle. Tout décontenancé d’être relégué dans un coin de la page il apostropha les deux figures :
- Pendant qu’une main habile traçait mon admirable silhouette, j’écoutais vos propos. Ainsi toi, rectangle tu te targues d’être la plus parfaite des figures. Tu ne manques pas d’un certain culot. Regarde-moi, regarde-toi ! Tu n’es composé que de quatre malheureux segments de droite joints de bric et de broc alors que moi je me développe sur le plan à une distance harmonieuse et constante de mon centre. Et toi triangle tu oses parler de race avec seulement trois côtés. C’est à mourir de rire. Le centre de cette feuille m’appartient, cela ne fait aucun doute !
Le sang du rectangle ne fit qu’un tour :
- Mais qu’est-ce cette figure qui a l’outrecuidance de se comparer à moi et au triangle ? Je trouve comique que tu aies l’audace de t’affirmer supérieure. Nous sommes formés de plusieurs côtés alors que tu n’en as qu’un ! Et ce n’est même pas un segment… Qu’y a-t-il de plus beau qu’un segment développant son corps élancé sur la feuille ? Existe t’il geste plus alerte et dynamique que celle d’une main traçant un de nos côtés, le long de la règle ?
Le cercle furieux s’écria :
- Vous pouvez toujours parler de vos misérables côtés : trois, quatre… des quantités négligeables ! Vos frères les polygones ont bien du mal à m’égaler. J’ai pitié de l’hexagone qui pense me ressembler et même le polygone à mille côtés est une médiocre imitation de ma beauté ! Il faut une infinité de côtés à un polygone pour devenir un cercle. Je l’affirme haut et fort je suis la perfection ! Un peu de respect pâles figures, vous avez devant vous un être infini !!!
Le triangle qui n’avait rien dit, réagit :
- Tu me fais bien rire avec ton infini pauvre cercle. A quoi te sert-il ? Un crayon qui suit ton contour revient comme pour nous à son point de départ. Et quelle monotonie ! Avec nos tracés au moins il y a de brusques changements de direction qui distraient l’observateur. Je le répète, car j’ai l’impression que vous ne l’avez pas compris la figure la plus parfaite, cela ne se discute même pas, est le triangle. Pouvez-vous comme moi exister sous des formes multiples ? Je puis être isocèle, équilatéral, rectangle. Mes angles sont à volonté aigus ou obtus. Pauvre rectangle… tes quatre angles sont éternellement droits et toi cercle tu n’as même pas un angle !
- Tu ne pouvais pas choisir meilleur sujet de comparaison – éructa le cercle – tu te vantes de trois angles alors que le rectangle en a quatre. Évidemment, je te le concède leur valeur est éternellement fixée à quatre-vingt-dix degrés, mais ils ont une supériorité que tu ne peux nier : leur somme fait trois cent soixante degrés alors que toi tu as beau faire, leur somme ne dépassera jamais cent quatre-vingts degrés ! En tout cas en matière d’angle je vous dépasse tous les deux : en un seul angle, j’arrive à trois cent soixante degrés. Cela vous laisse béats mes bons amis !
- Béats c’est vite dit – répliqua le rectangle – trois cent soixante degrés c’est trois cent soixante degrés, malgré tous tes efforts tu n’atteindras jamais trois cent soixante-cinq degrés. Alors, pourquoi te vanter ? Pour une figure parfaite, tu es bien monotone. Un centre que personne ne voit, un seul côté, un seul angle, un diamètre, qui de quelque façon on le trace, passe par un centre problématique et ne reste qu’un diamètre. Alors que moi si on relie mes sommets deux à deux on obtient des diagonales. Celles-ci se coupent en un point par lequel on peut tracer deux médiatrices passant par les milieux de mes côtés. Ah ! La nature est vraiment bien faite !
- Tu parles de monotonie pour ce pauvre cercle, mais tu n’es pas mieux loti – s’exclama le triangle – deux diagonales, deux médiatrices, quel exploit ! Mais regardez-moi pauvres figures indigentes… Si vous aimez la variété, vous allez être servies ! La main peut tracer les trois bissectrices de mes angles, elle peut abaisser trois hauteurs des sommets sur les côtés opposés. Si elle prend le milieu de chaque côté, elle peut joindre le sommet opposé pour tracer trois médianes. Et ce n’est pas fini… des mêmes milieux en traçant perpendiculairement elle peut lever trois médiatrices. Ne suis-je pas un être admirable, aux multiples propriétés. En vérité je mérite bien le titre de reine des figures. Rectangle écarte toi du centre de cette feuille pour laisser place à ta suzeraine !
- Tu n’as aucun sens du ridicule et tu es bien fat triangle ! – répliqua le rectangle – Veux-tu me dire à quoi servent tes hauteurs, tes médianes, etc… à lasser les écoliers ! Parlons plutôt du calcul de nos aires. Quoi de plus aisé que de calculer mon aire : « longueur multipliée par largeur ». N’est-ce pas enfantin ! Et attendez quand je me fais carré il suffit de multiplier un de mes côtés par lui-même : admirable ! J’ose à peine parler de ton aire, triangle. C’est vraiment l’art d’embêter les élèves…Ouvrez bien les oreilles ce n’est pas simple : il faut multiplier la demi-somme de la base par la hauteur. Cette hauteur on doit déjà la tracer et ensuite on doit la diviser par deux. Pourquoi la hauteur ? Pourquoi diviser par deux et pas par trois ? Et ensuite une multiplication ? C’est encore une élucubration d’un mathématicien en manque de calcul ! Tu ris cercle, mais tu ne vaux pas mieux ! Dois-je te rappeler le calcul de ton aire. Le pauvre élève hésite entre le rayon et le diamètre. Comme ton centre n’existe pas, il a le plus grand mal à tracer un rayon et on lui demande en plus de le mesurer. Tracer un diamètre n’est guère plus aisé. Quand il a surmonté cette épreuve il doit appliquer une formule où apparaît un nombre impossible appelé π. C’est à peine imaginable… un nombre infini : vous en avez à peine calculer les mille premières décimales que les mathématiciens vous disent que vous pouvez encore en calculer plusieurs millions d’autres. C’est décourageant. Avec moi l’écolier a plaisir à calculer mon aire, avec toi pauvre cercle il souffre et en plus il n’arrive jamais à calculer précisément ta surface !
Le cercle fit plusieurs tours sur lui-même tellement son indignation était forte :
- Tu oses critiquer les formules conduisant à mon aire alors qu’elles représentent la quintessence de la pensée des Grecs. De tout temps les hommes ont célébré mon existence. La première chose qu’un enfant dessine sur une feuille est un « rond ». Tout ce qui est admirable dans la nature contient un cercle : le soleil, la lune, l’arc en ciel. La moindre goutte d’eau est un témoin de ma splendeur !
- Sa splendeur ! – s’exclama le triangle – « une goutte d’eau célébrant sa splendeur », qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre et en plus il nous parle des Grecs alors que bien avant eux les Égyptiens ont construit les pyramides. Avec quelle forme ? Le triangle bien sûr ! Ces monuments symbole d’une magnifique civilisation n’ont jamais été égalés. Aujourd’hui encore, le ciel de l’Égypte consacre la gloire du triangle !
- C’est cet argument usé par le temps et les intempéries que tu nous proposes pour consacrer ta « gloire ». Vraiment c’est pitoyable ! – murmura le rectangle – Si la forme triangulaire était si géniale pourquoi toutes les civilisations ont utilisé le rectangle pour façonner leurs objets : maisons, buildings, tapis, tables, portes, fenêtres… A-t’on jamais vu une fenêtre triangulaire ? Et la liste est longue : lits, draps, serviettes, tableaux…. et la feuille dont vous prétendez être tous deux le fleuron, quelle est la forme de cette feuille… ? Et les billets de banque symbole de la richesse des peuples ?
- Et les pièces de monnaie – ricana le cercle – sont-elles rectangulaires ? Tu as oublié dans ta liste : la roue. Objet extraordinaire sans lequel il n’y aurait pas de civilisation digne de ce nom. Pourrait-on faire avancer une carriole, une voiture avec des roues triangulaires ou rectangulaires ? Ma foi, cela serait fort amusant. Je le répète le cercle est la forme la plus parfaite ! Le doute n’est pas permis : laissez-moi le milieu de cette feuille. Dans ma générosité, je vous en concède les côtés.
La dispute des trois figures continua de plus belle. Elle ne serait pas encore terminée si la pointe d’un crayon n’avait déposé une minuscule trace.
Le triangle, le rectangle et le cercle se tournèrent vers l’intrus :
- Qui es-tu pour oser troubler notre planitude ?
- Je suis le point – murmura doucement et timidement – le nouvel arrivant.
- Le point !! Vous connaissez cette chose frères triangle et rectangle – rugit le cercle – c’est quoi un point ?
- Je suis la plus parfaite de toutes les figures – répondit le point – car je n’ai ni longueur, ni largeur, ni épaisseur.
- Ni longueur, ni largeur, ni épaisseur tu n’es donc « rien » !
- Oui, mais pourtant, vous le voyez j’existe… !
Le triangle se tordit de rire :
- Un « rien » qui se déclare la plus parfaite des figures. Jamais je n’ai entendu une chose plus extravagante. Et en plus, il a l’outrecuidance de se comparer à nous. Quitte donc cette feuille avant que je ne me fâche !
Et le point vexé quitta la feuille. Il entraîna à sa suite tous ses frères !
La feuille redevint blanche ….
je vous trouve très intéressant Loki .
Oh … comme j’aime ce texte qui, à mes yeux, ne se limite pas à une histoire de lignes et de figures géométriques dans un concours de beauté.
J’y vois l’histoire de l’humanité, de l’univers avec ses « Riens », ses trous noirs devenant le « Tout » et finissant par redevenir le « Rien ».
C’est un bon texte, drôle et triste à la fois.
Il esquisse les pitoyables concours de rien, les gains de rien et la perte de rien.
Bravo !
Et pour moi, le point, c’est le joueur de flûte de Hamelin…
Et cette conclusion me fait penser à :
« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière » (Genèse 3:19).
et encore à : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
Un exercice que je trouve pédagogiquement vraiment intéressant : demander à 3 groupes d’élèves de se faire chacun l’avocat d’une des figures !
Merci Loki !
Et pour moi, le point, c’est le joueur de flûte de Hamelin…
Et cette conclusion me fait penser à :
« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière » (Genèse 3:19).
et encore à : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme« .
Un exercice que je trouve pédagogiquement vraiment intéressant : demander à 3 groupes d’élèves de se faire chacun l’avocat d’une des figures !
Merci Loki !
Merci pour ce texte réjouissant, spirituel, philosophique et qui mine de rien nous fait réviser notre géométrie. J’aime beaucoup la suite de vifs dialogues et la personnification des figures qui ont un côté « Précieuses Ridicules ».
Une morale de l’histoire pourrait être qu’il ne faut pas négliger plus petit que soi et que la réussite ne se bâtit pas sur son seul mérite individuel mais aussi sur une somme de contributions modestes.
Je reviens vers ce texte qui semble avoir plus ! Je m’en réjouis…La poésie et l’humour sont partout, même dans ce qui, injustement, est jugé rébarbatif…les mathématiques.
Dernièrement Hermano dans un texte splendide a donné de l’humanité aux parallèles. Je l’en remercie !
Pour en revenir à « Dialogues géométriques » je dois avouer que cette nouvelle m’a été inspirée par un auteur qui n’a pas eu la gloire qu’il méritait, contrairement à son homonyme Gabriel Fauré , Gabriel Faure un écrivain qui a écrit des textes magnifiques plein de poésie.
En particulier dans un livre que j’ai eu beaucoup de mal à me procurer, « Le bel été », ensemble de textes empreints de poésie, celui qui m’a inspiré est « Dialogue dans le vent » : dialogue entre un noyer et un peuplier. Un texte inoubliable que je peux envoyer à ceux qui le souhaite
Poétiquement votre.
Loki
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Faure