Le temps était magnifique. Mais que faire quand le temps est magnifique, si ce n’est aller se promener ? C’est donc ce que décida de faire César Birotteau. Mais c’est un homonyme. César Birotteau n’est pas le célèbre personnage de la comédie humaine d’Honoré de Balzac, mais bien un jeune Parisien, d’une vingtaine d’années, habitant, rue Quincampoix.

Si vous avez l’occasion d’aller vous promener rue Quincampoix, la promenade vaut le détour.

César avait la chance d’habiter rue Quincampoix, et c’est tout naturellement qu’il commença sa promenade dans cette rue. En débouchant du couloir sombre de son immeuble imprégné de l’humidité, engorgée dans des pierres de plusieurs siècles, César Birotteau fut saisi par la lumière et la chaleur extérieures qui inondaient la rue. Ses yeux mirent quelque temps pour s’habituer à la clarté. Il put voir qu’il n’avait pas été le seul à avoir eu l’idée de se promener. Il faut dire qu’en cette journée de printemps qui suivait un hiver maussade, la soif de lumière taraudait une majorité de Parisiens.

César connaît bien cette rue et beaucoup de commerçants sont ses amis. Il ne se lasse pas de l’arpenter. Et en cette journée ensoleillée, c’était particulièrement agréable. Comme il avait le soleil placé derrière lui, il observait son ombre qui se déplaçait devant lui au rythme de ses pas.

Par jeu, il se mettait à courir pour essayer de dépasser sa silhouette, mais elle accélérait simultanément. Il s’arrêtait brusquement pour voir si elle continuait, mais elle s’immobilisait également.

César pensa : décidément Lucky Luke est plus rapide que moi !

Un moment, il a aperçu une jolie fille qui s’avançait vers lui. Il rit intérieurement de ses pensées : la pauvre fille traîne son ombre, cela doit la freiner…

 

Il la croisa : comme il était timide, il esquissa un sourire. Il lui semblait qu’elle lui répondait. Ce n’était qu’un sourire, mais pour César c’était beaucoup. Il continua son chemin et pendant plus de 50 m, il pensa à ce sourire. Elle était vraiment ravissante et elle lui avait souri. Jamais il n’aurait osé l’aborder, pourtant, il avait la sensation, qu’en un instant, sa vie avait été bouleversée. Quand une bicyclette manqua de le renverser, il revint à la réalité.  Un nuage cacha le soleil. Il continua à marcher. Au bout de quelques minutes, il sentit à nouveau la chaleur du soleil sur sa nuque. Il ne s’en aperçut pas immédiatement, il lui fallut même quelques minutes pour qu’il réalise un phénomène étrange. Son ombre n’était plus devant lui ! Intrigué, il se retourna, le soleil était là, brillant de tous ses feux.

Pourtant, son corps ne projetait plus d’ombre !

Abattu, César Birotteau rentra chez lui et essaya de se raisonner.

Ne plus avoir d’ombre n’est finalement pas aussi grave que cela.

 La majorité du temps, il déambulait sans ombre et cela ne l’empêchait pas de vivre.

En fait, ce qui le perturbait le plus, c’était la soudaineté et la bizarrerie du phénomène. Les choses sans explication n’existent pas. Perdre son ombre est impossible, une explication plausible certainement existait, mais il ne la trouvait pas.

Un épiphénomène s’était produit, sans doute passager. Tout allait rentrer dans l’ordre.

Il se rhabilla et quand il déboucha du couloir sombre de son immeuble, la clarté de la rue lui fit cligner des yeux. Quand ils s’habituèrent aux rayons du soleil, il regarda. Il regarda et vit qu’il n’y avait rien devant lui, à droite, à gauche et derrière.

Il déambula dans la rue Quincampoix, fixant les yeux sur la chaussée, et il eut beau parcourir une centaine de mètres : il n’avait toujours pas d’ombre !

Que faire dans ce cas-là ?

Il était désemparé, il quittait la rationalité de l’univers dans lequel il avait toujours vécu. Il vit Momo, le marchand arabe, chez lequel il faisait souvent ses courses, et qui était devenu au fil du temps, un véritable ami. Il était devant sa boutique. Il l’aborda :

  • Momo, sais-tu ce qui vient de m’arriver ?
  • Non !
  • J’ai perdu mon ombre !

Momo éclata de rire :

  • Tu as surtout perdu la tête, mon frère !

Rentrant dans sa boutique, il se retourna, et ajouta :

  • Tu es sûr que l’on ne te l’a pas volée ?
  • Volée ?

L’idée n’était pas venue à César.

Jusqu’à maintenant il était convaincu d’avoir perdu son ombre. Il se rendit compte que cette idée était absurde, quand il était retourné, parcourir la rue Quincampoix, il aurait retrouvé son ombre. C’était évident ! Comme il n’avait pas perdu son ombre, c’est qu’on la lui avait volée !

N’allez pas chercher de la rationalité dans l’esprit de César Birotteau, il n’était pas le même homme avant, et après la disparition de son ombre…

Il est des jours qui bouleversent la vie d’un homme : rencontrer le même jour une jeune femme, qui, il en était persuadé, était la femme de sa vie, rater l’occasion de l’aborder et perdre son ombre, cela faisait beaucoup !

Il avait maintenant sa propre logique, et celle-ci le conduisait, à penser que s’il avait perdu son ombre, tout naturellement, il y serait allé la rechercher rue des Morillons au bureau des objets trouvés.

Comme ce n’était pas le cas, il fallait tout aussi naturellement qu’il aille porter plainte auprès du commissariat le plus proche.

Il se rendit à un commissariat à proximité de la rue Quincampoix.

Il était très stressé quand il poussa la porte, car pénétrer dans un commissariat n’est pas une chose banale.

Il fut accueilli froidement par un officier de Police, d’un certain âge, affecté à un bureau depuis un certain nombre d’années, car, à l’évidence, il était inapte au terrain.

Il ne se donna même pas la peine de sourire, car il réalisa que cette visite allait l’empêcher de choisir dans les chevaux qui allaient courir dans une heure à Vincennes.

  • Bonjour, monsieur, que désirez-vous ?
  • Je voudrais porter plainte !
  • Sans aucun doute, vous êtes au bon endroit, que vous a-t-on fait ?
  • On m’a volé mon ombre !

L’officier de Police sursauta, comme si on lui avait porté un uppercut.

  • Votre ombre ?
  • Oui, mon ombre !

Le fonctionnaire était prêt à se mettre en colère et à évacuer le quidam, mais il se souvint combien il peut être dangereux de contrarier un individu manifestement fou. Ce genre de client peut s’exciter et devenir dangereux.

Il vaut mieux les prendre avec douceur et marcher dans son délire.

Il se plaça devant son ordinateur et dit à César.

  • Décrivez-moi votre ombre !
  • Ben, elle est noire et sa taille varie en fonction de la position du soleil !
  • Quand a-t-elle disparu ?
  • Il y a trois heures rue Quincampoix !
  • C’est parfait, donnez-moi votre identité !

L’officier de police imprima une déclaration de vol et la fit signer à César.

  • Merci, monsieur, nous allons effectuer des recherches, nous vous tiendrons au courant !

Quand César Birotteau fut parti, il prit l’imprimé, le déchira soigneusement et le plaça dans la poubelle. L’appui d’une touche fit disparaître la déposition de l’ordinateur.

Rasséréné, il sortit un journal du dessous du comptoir.

  • Bon ! Finalement Tagada a toutes ses chances dans la troisième !

***

Rentré, César Birotteau, qui ne buvait jamais sortit d’un placard une bouteille de whisky. Il était déchiré par deux sentiments. Il se souvenait encore du merveilleux souvenir de la jeune fille, rencontrée rue Quincampoix et du traumatisme qu’il avait ressenti en s’apercevant qu’il avait perdu son ombre. Au bout de deux ou trois verres, le traumatisme s’estompa, et il ne resta dans son esprit que la vision de ce qu’il pensait être la rencontre de sa vie.

Quel imbécile il avait été ! Pourquoi n’avait-il pas eu le courage de l’aborder ? Apparemment elle n’avait pas l’air hostile, puisqu’elle lui avait souri…

La perte de son ombre était sans doute une punition du ciel pour s’être comporté comme un pleutre !

Il lui revint à l’esprit, un livre qu’il avait lu au lycée. Un des récits les plus étranges et les plus beaux que le romantisme allemand ait engendrés. L’histoire de Peter Schlemihl, l’homme qui avait vendu son ombre au diable contre la bourse de Fortunatus – bourse magique qui restait pleine en toutes occasions – tout le monde évitait le pauvre Peter depuis qu’il avait cédé son ombre.

Il était malheureux comme une pierre.

Pressé par Peter Schlemihl, le diable consentit à lui rendre son ombre en échange de son âme.

Dans le délire qui l’affectait, César Birotteau était tenté de s’identifier à Peter Schlemihl.

En l’occurrence, il n’avait fait aucune tractation, mais il n’était pas exclu que le Diable le contacte un jour pour lui échanger son ombre contre son âme.

Ayant perdu tout sens du rationnel, il était persuadé que l’auteur du vol était le diable !

Petite cause, grands effets !

Si, au début, César avait considéré que la perte de son ombre n’était finalement pas aussi grave que cela, maintenant, son esprit dérangé en faisait tout un pataquès.

La hantise d’une rencontre diabolique l’obsédait.

Ils sortaient dans la rue, en rasant les murs, le moindre passant, le doublant le faisait sursauter. Il faisait ses courses rapidement, sans un mot, lui, qui autrefois, était si bavard et avenant.

Il crut défaillir quand un homme, au visage anguleux, arriva à sa rencontre. Manifestement, il voulait s’adresser à lui. C’était cette rencontre qu’il redoutait tant !

 L’homme lui sourit, mais César vit dans ce sourire aimable, un sourire diabolique.

Il s’attendait à une voix grave et infernale et fut tout surpris d’entendre une voix aiguë, presque une voix de châtré.

  • Pardon, monsieur, pouvez-vous m’indiquer la direction du boulevard Sébastopol ?

Il fut tellement interloqué, qu’il bredouilla quelque chose d’inaudible sûrement incompréhensible, puisque l’homme leva les yeux au ciel et s’éloigna sans un mot.

Paradoxalement César n’était plus que l’ombre de lui-même !

Il avait la chance d’avoir encore un médecin à une époque où c’est un véritable luxe. Ce médecin en plus était le médecin de famille qui avait accompagné toute son enfance.

Quand il vit arriver, César Birotteau, dans son cabinet, son diagnostic fut immédiat : le jeune homme était victime d’un burn-out…

Aussi, quand César lui expliqua qu’il avait perdu son ombre, les larmes aux yeux, il n’eut plus aucun doute.

Il savait que son client travaillait dans une firme américaine, et que celle-ci harcelait ses employés pour en tirer le maximum de rendement.

 Que César Birotteau se plaigne d’avoir perdu, son ombre était un signe évident d’une grande fatigue psychique. Il aurait pu aussi bien dire qu’il voyait des éléphants roses, qu’il entendait des voix comme Jeanne d’Arc, ou qu’il voyait se promener des dromadaires dans la rue Quincampoix.

Notre époque est dure, notre brave médecin voyait souvent arriver dans son cabinet de tel patient, au bout du rouleau.

Il aurait pu, comme nombre de ses confrères, prescrire au jeune homme des médicaments antidépresseurs, mais il était de la vieille école et pensait que le repos et le dépaysement étaient les meilleurs remèdes au burn-out.

César Birotteau, sortit donc du cabinet avec un arrêt maladie d’une durée d’un mois et le conseil d’aller d’urgence dans une agence de voyages, pour retenir un séjour dans un pays ensoleillé, éloigné, où lui dit le médecin, en souriant, il retrouverait son ombre…

César était convaincu par le diagnostic de son médecin. Il n’avait pas perdu son ombre, mais il était seulement malade. Le repos et le voyage conseillés allaient rétablir les choses.

Il se précipita vers l’agence de voyages la plus proche et en ressortit avec un catalogue de destinations lointaines.

Plutôt que d’aller chez lui et de ruminer ses problèmes, il prit la décision d’aller le long des quais de la Seine et de s’asseoir sur un banc pour consulter le catalogue.

Il avait parcouru une dizaine de pages, quand levant la tête, il l‘aperçut…

Pas de doute, c’était la jeune fille qu’il avait vue, l’autre jour rue Quincampoix.

En  passant elle tourna la tête vers lui.

Un grand sourire illumina sa face.

César oublia sa timidité congénitale, il se leva d’un bond et il cria presque :

  • Vous ? Mademoiselle ? Depuis que je vous ai vu l’autre jour, je ne rêve que de vous.

La jeune fille, interloquée, s’immobilisa :

  • Confidence pour confidence, moi aussi je me souviens avec émotion de notre rencontre !

César regarda par terre, derrière la jeune fille, elle avait deux ombres : la sienne et celle de César Birotteau !

Son ombre avait été plus audacieuse que lui !

Est-il utile d’écrire qu’ils s’aimèrent toute la vie, eurent de beaux enfants ? Une vie sans l’ombre d’une ombre ou presque…

 

Peter Schlemihl