Gibraltar
Lieu de rencontre de pavillons de toutes les couleurs. C’est de tous les coins du monde que l’on y vient.
C’est vers toutes directions que l’on en repart.
La fraternité naît d’un désir commun :
Accueillir et être accueillis.
Dans le port de plaisance de Gibraltar, le capitaine du port est d’origine britannique, sa secrétaire est espagnole et son aide est marocain. Ce dernier, Abdul, est un Arabe qui me rappelle mon enfance ; les Arabes incroyablement gentils, polis et modestes de Basra qui travaillaient en Perse, le long de ma rivière, le Karoun.
Abdul est grand, maigre et bronzé. Il a environ cinquante ans mais il en paraît soixante-dix. Il a seize dents, dont six dans la mâchoire supérieure, m’a-t-il dit. Ses mains sont grandes et calleuses. Son nez est crochu comme le bec d’un oiseau de proie et ses oreilles sont décollées. Mais malgré tout, il est beau, et même très beau, grâce à l’immense gentillesse qui illumine son visage.
Il vit tout seul dans une petite maison avec une seule petite chambre sans fenêtre et située sur le port. Il travaille à Gibraltar pour gagner de l’argent pour sa famille qui vit au Maroc.
Nous sommes devenus de bons amis depuis qu’il a découvert d’où je viens, pas d’Amérique du Sud, comme il croyait, mais de Perse, où il a travaillé jadis pendant de nombreuses années.
Afin de préserver sa vie privée, il est plus logique d’amarrer avec la proue du voilier face à la jetée.
Étant un petit matelot, quand je quitte mon bateau, et que mon capitaine n’est pas là pour m’aider, je risque un accident susceptible d’entraîner quelques blessures : je dois m’accrocher à la proue, me laisser pendre, puis faire un saut d’environ cinquante centimètres.
Mais ici à Gibraltar, je sors quand je veux !
Dès que je suis sur le pont avant avec mon petit panier, tout à coup mon ange gardien, mon Abdul est là sur la jetée pour m’aider. Il m’attend avec ses doigts entrecroisés et les paumes des mains tournées vers le haut : mon escalier !
Je pose les pieds sur ses mains tandis que je glisse les miennes le long de la proue. Puis il abaisse ses mains tranquillement jusqu’à ce qu’elles touchent la jetée et j’y suis.
Des badauds nous applaudissent, nous photographient et nous filment : voici ma fierté et la joie d’Abdul immortalisées !
– Abdul, vous êtes très gentil avec moi, pourquoi ?
– Parce qu’on se ressemble un petit peu, car nous sommes tous les deux différents des autres.
Par réflexe, je tourne la tête pour regarder les pavillons de toutes les couleurs des bateaux qui arrivent après un long voyage.
Il suit mon regard et murmure : « Oui, ce sont les drapeaux du monde entier, mais les gens sont tous les mêmes. »
– Mais moi, je suis aussi un peu comme eux, je porte les mêmes vêtements qu’eux, je parle la même langue qu’eux, je mange les mêmes plats en savourant le même vin, et mon bien-aimé est l’un des leurs.
– Oui, vous parlez leur langue, mais vous choisissez vos mots d’une manière orientale.
– Peut-être est-ce une question de sang plutôt que de peau, non ?
Il m’apporte chaque jour un cadeau, comme un bouquet de menthe ou de basilic du Maroc, des grenades, des dattes… Et il n’oublie jamais de m’apporter aussi un bidon d’eau qui vient également du Maroc.
J’en reste perplexe. Pourquoi apporter de l’eau du Maroc, puisqu’elle est pure et limpide ici à Gibraltar ?
– Mais non, gardez votre eau pour vous. J’adore l’eau de Gibraltar, vraiment, c’est bien car elle ne sent que l’eau.
– C’est exactement pourquoi vous devriez l’accepter. Mon eau est différente ; elle sent l’Orient et cela est très important pour faire le thé.
– Comment ça ?
– Le thé devient un élixir magique qui vous fait croire que vous êtes assise dans votre propre jardin avec votre propre famille…
Avant de le boire, vous devez fermer les yeux… respirer… et voilà vous êtes là, le long de votre rivière dont vous m’avez parlé… Moi, je vois ma femme qui m’apporte le thé et j’entends la petite qui joue avec la chèvre. Je sens l’odeur de l’acacia que j’ai planté moi-même dans mon jardin, quand il était si minuscule, pas beaucoup plus grand que vous. Vous me rappelez mon acacia…
Ma femme est si belle…
Si vous me permettez, j’adore votre chapeau à fleurs. Il siérait aussi à ma femme.
– Voici, c’est pour elle ! Il est tout neuf ; je viens de l’acheter.
– Ah… Merci mais ma femme ne porte que des foulards.
– Mais vous pourriez admirer votre femme à la maison portant un chapeau à fleurs qui lui va si bien, non ?
Il part, portant mon chapeau à deux mains avec un grand sourire qui montre toutes ses dents.
Et je pense : « Quel merveilleux sourire lumineux. »
Purana
(Version anglaise ci-dessous)
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Version anglaise
Logbook of a woman sailor – The flower hat
Gibraltar
Meeting place of emblems of all colours. It is from all corners of the world that they come.
It is towards all directions that they go.
Fraternity born from a common desire:
To welcome and be welcomed.
In the marina of Gibraltar, the captain of the port is of British origin, his secretary is Spanish, and his helpmate is Moroccan. The latter, Abdul, is an Arab who reminds me of my childhood; the incredibly gentle, polite and modest Basra Arabs who worked in Persia along my river, the Karoun.
Abdul is tall, skinny and tanned. He is about fifty, but he looks seventy. He has sixteen teeth, six of which in the upper jaw, he told me. His hands are big and callous; his aquiline nose is an almost perfect copy of the beak of a bird of prey, and his ears are rather prominent.
Despite all that, he is handsome, even very handsome thanks to his immense and delightful kindness that illuminates his face.
He lives alone in a small hut on the other side of the harbour that consists of only one small windowless room, and he spends most of his waking hours at the harbour, working hard to earn just enough money for his family to have a relatively comfortable life in Morocco.
We have become good friends since he discovered where I come from, not from South America, as he believed, but from Persia, where he had worked in the past for many years.
To preserve their privacy, sailors tend to moor off with the bow of the boat facing the jetty.
Having quite a small posture, when leaving my boat in the absence of my captain who always helps me get off the boat, I risk an accident with injuries. I need to climb over the bow with my back to the jetty, dangle my legs whilst clutching the bow, then make a jump of about fifty centimetres.
Thus, I often feel restricted in my freedom of movement when my captain is not on board.
In Gibraltar, I feel free because I can go for a walk whenever I please, even when there is nobody on board.
As soon as I am on the foredeck with my little basket, suddenly my guardian angel, my Abdul is there on the pier to help me. He is waiting for me with his fingers crisscrossed and the palms of his hands facing upward: my stairs!
I put my feet on his hands as I slide mine down along the bow. Then he lowers his hands quietly until they touch the pier and I’m there.
Onlookers applaud us, photograph us and film us: I feel brave and proud, and the joy of Abdul immortalised!
– Abdul, you are very kind to me, why?
– Because you and I, we are a bit alike; because we are both different from the others.
By reflex, I turn my head to look at the flags of all of the colours; of the boats that arrive from all directions after a long journey.
He follows my gaze and whispers, “Yes, these are the flags of the whole world, but the people are all the same”.
– But I am also a bit like them, I wear the same clothes as them, I speak the same language as them, I eat the same meals whilst savouring the same wine, and my beloved is one of them.
– Yes, you speak their language, but you choose your words differently.
– Maybe it’s a question of blood rather than the colour of the skin, right?
He brings me a gift every day, a bouquet of mint or basil from Morocco, pomegranates, dates,… And he never forgets to bring me a can of water that comes from Morocco.
I am puzzled. Why bring water from Morocco, since the water is nice and pure here in Gibraltar ?
– No, keep your water for you. I love the water of Gibraltar; really, it’s good because it tastes like water.
– That’s exactly why you should accept it. My water is different; it smells of the Orient, and that is very important for making tea.
– What do you mean?
– Tea becomes a magic elixir that makes you think that you are sitting in your garden with your own family…
Before you drink it, you must close your eyes… inhale the vapour… and there you are, along your river you told me about… Me, I see my wife who brings me tea, and I hear the little one playing with the goat. I smell the acacia that I planted myself in my garden when it was so tiny, not much bigger than you are. You remind me of my acacia…
My wife is so beautiful…
If I may say so, I love your flower hat. It would suits my wife too.
– Here it is; it’s for her! It’s brand new; I just bought it.
– Ah … Thank you, but my wife wears scarves only.
– But you could admire your wife at home wearing a flower hat that suits her so well, right?
He leaves, carrying my hat with both hands and with a big smile that shows all his sixteen teeth.
And I think, “What a wonderful, bright smile.
Traduit par Purana
Cette histoire est jolie, légère et bien contée. Le bonheur est devenu parfaitement limpide et je me réjouis de cette écriture, de ce récit où affleurent la pudeur et la délicatesse des sentiments. Une légèreté bienheureuse.
Oui, Gibraltar est une ville vraiment à part. Et comme je ne suis qu’un terrien, je me souviens pour ma part de cette bande de singes parfois trop fraternels sur le rocher, le long de la route qui mène au belvédère sur le détroit, pour lesquels Churchill avait dit que les Anglais seraient là tant qu’il y aurait des singes.
Je crois que tu devrais retourner cette histoire et nous conter maintenant les pensées et l’autre visage d’Abdul, celui qui est seul, dans sa chambre aveugle, celui qui a la nostalgie de son pays, celui qui parfois se sent triste d’être loin de ceux qu’il aime, celui qui ne partage qu’en façade souriante l’insouciance bienveillante des nantis, mais qui pleure amèrement le soir sous les mémoires de son acacia, en regardant le chapeau à fleurs.
Hermano, Merci pour ton passage et ton commentaire bienveillant. Oui, avec le temps, écrire en français devient moins laborieux, bien que cela reste pour moi un événement qui exige toujours beaucoup de temps et d’énergie.
Aucun endroit sur terre n’est aussi enchanteur que celui où l’Orient et l’Occident se rencontrent dans la paix. Là, des fleurs étranges mais fantasmagoriques sont en plein essor et le mot-clé pour entrer dans ce jardin n’est que “l’amour”.
Avec ton talent et ton imagination, je suis sûre que tu pourrais te mettre dans la peau de mon “Abdul”, ou même de l’abeille, des fleurs sauvages sur le pont arrière, de la mouette ou de cette énorme tortue ; tous “ceux” qui m’ont suivie au gré des flots.
Pourquoi ne pas écrire en tant qu’Abdul ou en tant que l’un de mes autres amis ?
Je ne blague pas ! Ce serait merveilleux ! Une histoire parallèle à la mienne.
Je ne sais si je ne me trompe, mais il me semble avoir vu ce texte en d’autres temps et en d’autres sites.
Il est agréable à lire et plein de poésie. Aussi je ne l’aurais pas publié dans la rubrique “Nouvelle”, mais dans la rubrique “Poésies” ou alors “Essais”. D’autant qu’il ne comporte pas de chute, comme il sied à une nouvelle normalement constituée.
Je ne pas résiste pas à l’envie de raconter une anecdote à propos de Gibraltar.
Il y a quelques années me rendant au Maroc avec ma voiture et ma famille, en juillet, nous nous y sommes arrêtés une demi-journée. Une température caniculaire : 40 °C à l’ombre…
Nous avons fait l’ascension de la montagne, une épreuve terrible, j’avais promis à ma femme de lui offrir à boire dans un pub en haut. Le guide indiquait qu’il y en avait un .
Arrivé au but : nous étions dimanche et le pub était fermé !
Perfide Albion…
C’est drôle, tout de même, de considérer que le Maroc c’est déjà l’Orient, alors que Marrakech est bien plus à l’ouest que Brest !
D’accord, Purana, je vais aller voir si ton cher serviteur a supporté que tu prennes le large.
Merci Hermano, merci Loki d’avoir lu et commenté mon texte.
Ce texte fait partie d’une série que j’ai écrite en différentes langues, selon mon humeur, l’époque et l’endroit. C’est une sorte de carnet de bord où l’accent est mis sur les pensées et les sensations qui traversent l’esprit d’une femme marin, plutôt que sur la partie technique d’un voyage à la voile.
Le thème prépondérant est les rencontres plutôt que les lieux et les ports de plaisance. Ce sont souvent des flashs, de courtes réflexions ou une interprétation personnelle de ce qui se passe pendant un tel voyage ; ce qui n’est pas toujours aussi agréable que l’on ne peut parfois l’imaginer.
Ces notes sont écrites à la main sur un petit carnet que j’emporte partout avec moi. Presque tous les épisodes sont encore inédits. Ils sont sans séquence dans le temps ou l’espace. Cela, pour être en mesure de sauter les épisodes qui ne sont intéressants que pour ceux qui aiment les côtés techniques et géographiques des récits de voyage.
@ Loki
Oui, ce texte est l’un de mes “best-sellers”. Sourire…
Et oui, tu as raison, ce n’est pas une nouvelle, pourtant pas un poème non plus. Pour le moment, je vais le déplacer sous la rubrique “Essais”.