Gers immense de collines douces que je caresse encore de la main ; de loin en loin un peuplier tranche l’horizon, juste pour rythmer le paysage.

Et Raymond, Raymond qui tous les soirs va traire les quatre vaches dans l’étable, donne à chaque chien une tranche de gros pain, puis roule sa cigarette pour aller fumer, tranquille, sur le seuil.

Raymond, c’est l’Italien aux yeux bleus qui m’a appris à pisser. Ah ! Pisser au milieu des champs, bonheur insondable ! Tu te sens le maître du monde ! Inclus dans cette nature parfaite, au milieu de ce grand champ de blés qu’on vient de faucher, sous ce ciel si lumineux, un avant-goût de paradis. Rien ne peut t’arriver, la vie va continuer à couler comme cela. Toujours.

“Tou vois, tou fé comme ça, tou mets ta main autourrr et person’ né té voit”.

J’essayais, j’apprenais, je mouillais mon short en nylon. “Cé né pas grav’, ça viendrrra !”

Et puis on allait pêcher les tanches, en bas, dans la mare après le ruisseau. On parlait, il fallait m’expliquer tout, j’étais dans la période des pourquoi, la plus passionnante. Raymond savait toujours comment me répondre.

En revenant, sur le chemin qui montait, ce vieux panneau rouillé, truffé de plomb de chasse, ne cessait de m’intriguer. On n’était pas si loin de la guerre, et la poudre gardait ce parfum si particulier. Raymond confectionnait lui-même ses cartouches, sur la table de la cuisine, avec gravité : il sortait plusieurs boîtes du buffet et le rite commençait, des étuis en carton, bleus, verts, rouges, jaunes, se dressaient. Il les remplissait patiemment, deux pincées de plombs de chasse, de la poudre bien tassée, il fermait enfin la cartouche. Un arsenal de fusils pendait au râtelier. Quelquefois, j’avais le droit d’accompagner les hommes à la chasse. Quelque perdreau, c’est ce que Raymond préférait, souvent un lapin, ou alors un étourneau quand plus rien ne se montrait, et aussi des grives gorgées de raisin.

Le temps s’étirait ainsi pendant les vacances qui étaient vraiment de “grandes” vacances, entre les devoirs du même nom, les soins aux animaux, les raids dans le verger de pêchers dont je revenais les poches pleines, la bouche dégoulinante, et parfois avec quelques problèmes d’intestin. Les toilettes, c’était dans l’étable, à même le sol, ou derrière la porcherie, là où je trouvais de la bardane aux feuilles larges et douces, pour m’essuyer. On jouait à se lancer des bourrichons (*).

Brel n’avait pas encore chanté “Mon enfance”,  Nino Ferrer n’avait pas encore trouvé “Le sud”, mais c’était tout cela en même temps.

Une fois par semaine, on mangeait du lapin. Tante Augusta, sortait son grand couteau de cuisine, très long, très effilé, et je me dirigeais avec elle vers ce vieil appentis ruiné où se trouvait le parc aux lapins. Elle choisissait la victime, la prenait sous son bras, et machinalement, elle lui assénait un grand coup derrière les oreilles avant de sortir son couteau et de lui arracher un œil, pour la saigner. Barbarie ordinaire qui finissait par ne plus m’émouvoir. C’était bon, ce lapin. Aussitôt pelé, vidé, et sauté dans la poêle, simplement,  avec un peu d’ail et du persil.

Raymond restait toujours attentif et tendre envers moi, beaucoup plus que les femmes de la maison qui me rudoyaient souvent. J’étais fasciné par sa main immense de travailleur de la terre lorsque, aux repas, il saisissait le cul de la grande bouteille de vin d’un litre pour se servir. Un vin qu’on faisait là, et qui avec les saisons devenait “une horrible piquette”. Pourtant, il ne manquait jamais d’en verser un peu dans ma petite timbale en argent, cadeau de baptême.

Crrristian, oun pé dé vin, avé dé l’eau, ça té férrra dou bién !

 

 

Cela fait trois ans. Raymond, l’Italien aux yeux si bleus, avait quatre-vingt-douze ans, il en avait assez. Un après-midi d’automne, quand les collines sont si belles, il a pris sa vieille 4L et l’a jetée contre un arbre.

 

 

 

Bardane : La bardane est une plante bisannuelle, originaire d’Asie et d’Europe. Elle est connue pour ses propriétés anti-inflammatoires et antioxydantes ! Pour ne pas risquer d’avoir le feu au cul…

Dictionnaire “A visto de naz” :

http://www.abistodenas.sitew.com/DICTIONNAIRE_A_a_L.I.htm#DICTIONNAIRE_A_a_L.I

(*) Bourrichon

n.m. Bardane, petite buglosse, fleur des champs velue, poussant dans les lieux incultes. Les enfants jouaient à se lancer des bourrichons car ses fleurs restent accrochées à la laine. Les filles en faisaient des petits paniers. – Et où vous avez trainé comme ça ! Vous avez vu que vous êtes couverts de bourrichons ! (occ. borrasson [pron. bourassou]). Voir agafaròt, arrapatous, cafarot, gafarou, gahine ; monter le bourrichon (se).