Le petit Marcel vit avec ses huit sœurs au quatrième étage de ce vieil immeuble sans âge.
Aujourd’hui, les filles ont décidé de faire des crêpes, c’est la Chandeleur.
Par malheur, le feu a pris à la poêle et la cuisine entière commence à brûler. N’écoutant que son courage, Marcel est sorti chercher de l’aide chez son oncle Samuel qui habite au septième.
L’ascenseur n’a toujours pas été réparé. Il fait très noir dans l’escalier. Comme d’habitude, la lumière ne fonctionne pas. Marcel monte les marches de plus en plus lentement, il est perdu, il commence à crier.
Une femme sort sur le palier d’un appartement, amenant un peu de lumière dans l’escalier.
– Gérôme, dit-elle, te voilà enfin ! Mais où étais-tu passé ?
– Mais j’étais avec mes sœurs ! Elles ont mis le feu à la cuisine en faisant des crêpes ! Il faut appeler les pompiers, Madame !
– Gérôme, quand est-ce que tu vas arrêter ces conneries ! Et en plus, maintenant tu m’appelles Madame ! Allez, rentre ! Va te laver les mains ! Ça fait une demi-heure que je t’attends pour manger ! C’est prêt !
Marcel – Gérôme rentre, va se laver les mains, et s’installe à table.
Dans la pièce flotte une vague odeur qu’il ne reconnaît pas. Il se sent tellement fatigué.
Dans la soupe posée devant lui, le vermicelle alphabet s’anime, des mots se forment, s’enchaînent comme un serpentin, ondoient dans le liquide tiède : Aglaé, Julie, Natacha, Perrine, Dorothée, Justine, Pascale.
Il manque Anna, songe Marcel – Gérôme…
Un a un, le nom de chaque sœur disparaît en glissant au fond de l’assiette, lentement, très lentement, pendant que le potage refroidit.
– Arrête de rêvasser, c’est déjà froid ! lui lance la femme.
L’enfant avale le vermicelle alphabet, puis s’endort sur la table.
Il fait de plus en plus chaud.
J’aime beaucoup cette nouvelle, car elle contient tout ce que j’apprécie dans ce genre littéraire. Tout d’abord une histoire. Elle commence par une action qui semble anodine : faire des crêpes à la Chandeleur… Ensuite, immédiatement, le drame arrive, la poêle s’enflamme. Le lecteur s’attend que Marcel arrive au 7ème. Idée intéressante : l’escalier est tout noir. Le nœud de l’histoire est dans la simple description du lieu de l’intrigue : « un vieil immeuble sans âge ». D’ailleurs elle aurait aussi bien se dérouler dans une HLM de Saint Denis, car tout aurait été en place : l’ascenseur en panne, la cage d’escalier sans fenêtre, le système électrique défaillant. Cela aurait été même plus crédible, car rares sont les vieux immeubles ayant un ascenseur et sept étages. Par contre beaucoup ils avaient des fenêtres. Mais ce n’est pas grave, car chaque auteur est maitre chez lui… Pour avoir vécu dans un tel immeuble, la description d’Hermano me remet en mémoire cette odeur si particulière d’humidité et de froidure grise. Dans l’immeuble HLM on remplacerait cette odeur par l’oppression du béton, du béton partout gris et sale, sonore dont chaque marche de l’escalier sous le pas résonne dans tout le bâtiment. Mais tout compte fait pour l’intrigue un bon vieil escalier en bois vétuste fera mieux l’affaire, il brûlera magnifiquement comme un tas de bûches dans une cheminée. Le locataire tentant de s’échapper y sera grillé comme une saucisse.
Mais voilà qu’intervient, de manière d’inattendue, cette voisine à demi-folle. Je ne peux m’empêcher de penser à madame Rosa de « La Vie devant soi » du roman d’Émile Ajar.
À ce moment l’auteur ajoute une marche supplémentaire au drame : la timidité du gamin l’empêche de réagir aux élucubrations de madame Rosa.
J’aime aussi cette litanie de l’alphabet de la soupe associé aux prénoms des sœurs. On sent que l’auteur a connu ce type de nouilles devenu rare dans les supermarchés du vingt et unième siècle.
Enfin une fin fabuleuse : « Il fait de plus en plus chaud. »
En conclusion : une nouvelle de qualité qui brille par sa concision et le déroulement harmonieux des étapes de l’histoire. Chaque phrase apporte sans un mot inutile de plus une gradation supplémentaire au drame qui se noue…
Deux broutilles à corriger :
tu vas arrêter ces conneries ?
Un a unUn à un
Merci beaucoup, Loki, de ce commentaire “de luxe” pour ce pauvre texte qui se languit depuis une semaine !
J’en rougirais presque.
Je n’ai pas construit ce texte avant de l’écrire, j’ai commencé et puis les idées me sont venues au fur et à mesure. Je voulais tout de même créer une ambiance dans laquelle s’introduisait une espèce de distorsion du réel, comme on en trouve dans certains romans, de Murakami par exemple, ou avec le “réalisme magique” des sud-américains, ces grands maîtres inatteignables.
C’est pourquoi je me demande si le fait de préciser davantage le lieu (St Denis par exemple) n’aurait pas nuit à cette intention en rendant les choses plus concrètes alors que je voulais rester un peu dans l’onirisme.
Ce que tu me dis me montre tout de même que j’aurais pu “étoffer” davantage cette histoire, la faire traîner un peu plus pour ajouter à cette ambiance que je voulais étrange.
Encore merci, donc !
tu vas arrêter ces conneries ? (J’ai voulu une exclamation (!) et je n’ose pas trop doubler un point d’exclamation avec un point d’interrogation, je n’ai jamais trop su si on avait le droit… !? Faut que je cherche dans la vraie littérature)
Un a unUn à un Merci !
Non Hermano ne change pas une ligne de cette nouvelle ! Comme le dit le dicton : “Le mieux est l’ennemi du bien”. Pratiquant la même activité que toi, j’ai constaté que les textes jaillis spontanément sont souvent de meilleure qualité que ceux résultant d’une élaboration laborieuse. J’ai parfois participé à des concours de nouvelles demandant d’écrire une nouvelle sur un thème donné, d’une dimension imposée. Ce carcan imposé a bridé une imagination que j’aurais développée par ailleurs, me cantonnant à un “besogneux”de la nouvelle.
L’évocation de Saint Denis n’avait rien de contraignant, c’était simplement une suggestion du déroulement de l’intrigue dans un autre lieu.
Tu me diras par ailleurs qu’est-ce “la vraie littérature” ? Je pense que je vais suggérer à Jean Michel Blanquer (s’il est encore là) de poser ce sujet à l’épreuve de philo du prochain baccalauréat (donc en 2021)…
Merci Hermano de préciser la référence au réalisme magique et de nous rappeler le talent de ces grands maîtres Sud-Américains (je note d’emprunter quelques-uns de leurs ouvrages à ma prochaine visite à la médiathèque).
Tu as évoqué avec élégance un drame du “mal-logement”. Par le rêve, le petit Marcel saisit de façon moins cruelle la disparition de ses soeurs et échappe au cauchemar bien réel de sa vie détruite.
C’est triste, sobre et émouvant.