en réponse au “Journal d’une femme marin” de Purana, peut-être à lire d’abord…
Comme Abdul, les singes redoutent l’orage. Ils ont regagné leur tanière. Bien à l’abri, ils s’épucent mutuellement dans ce calme d’avant la tempête. De belles enclumes noires s’amoncellent au-dessus du Rocher, le ciel s’obscurcit, les derniers rayons obliques disparaissent sur l’horizon, l’eau devient noire d’angoisse comme un plat d’étain.
Abdul songe, seul dans sa chambre monacale, aux murs nus.
Cette femme est une plume, quarante-cinq kilos au plus.
Tu l’aimes Abdul ! Ne pense pas, ne dis pas le contraire, n’essaie pas de t’égarer avec ces considérations techniques.
Je veux encore votre sourire rouge qui fait bouillir mon pauvre sang. Mon pauvre sang que je croyais figé pour toujours. Maîtresse, j’arrive pour vous prendre dans mes bras.
Ne rêve pas Abdul, tu n’es qu’un marchepied, tu n’es que son serviteur, jamais elle ne sera dans tes bras, n’y pense même pas !
Mon cœur bat, il bat trop fort quand je te vois de loin, figure de proue qui m’attend, tes mains si gracieuses, tes bras si graciles, qui battent l’air pour me saluer, pour m’appeler.
Les voiliers s’agitent dans le port. Le ciel éclate en zébrures d’or.
Cling-cling infernal des drisses sur les mâts. Le cœur du port bat à tout rompre. Un ciré rouge, ou jaune, court sur quelque pont pour enrouler une voile qui s’envole. Les verres à whisky, les théières abandonnées, tremblent, se remplissent d’une eau au goût de sel, puis se brisent sur des decks luxueux. Un dernier navire imprudent, voiles affalées, finit d’arriver au port, se faufile entre les coques et le fouet des embruns. Un marin saute sur le quai, enfile son cordage selon la règle, par en-dessous, et fait remonter l’œil pour coiffer les autres amarres.
Oui, je suis votre serviteur, et toujours je voudrais le rester, toujours vous offrir mes mains et attendre vos pieds de Shéhérazade magnifique. Mes mains pour toi en corolle de fleur, mes mains qui ne connaîtront jamais ta peau.
Le soleil est couché maintenant, mais l’ouest redevient lumineux. L’orage est terminé, tout dégoute encore de cette onde ravageuse. Aux terrasses des cafés, les serveurs marocains, cheveux de jais parfaitement gominés, essuient les tables lestées pour résister au vent, installent de nouveau les couverts pour le repas du soir. Des maîtres d’hôtel à la tenue impeccable, droits dans leur sourire, invitent les passants à s’installer. Les premiers clients viennent s’attabler. C’est déjà l’heure des Hollandais ; les Espagnols viendront beaucoup plus tard et hanteront le port loin dans la nuit. Que de nations, que de peuples chargés d’histoires maritimes, de vaisseaux, de gréements, de corsaires, de Sainte Barbe, de poudre à canon. Que de cœurs rompus aux roulis et aux tangages.
Quelle idée avez-vous de ne pas porter le pantalon ou le sarouel quand la brise souffle ainsi sur le quai ? Mais avec quelle grâce retenez-vous votre jupon qui s’envole ! Fleur rouge et jaune, étincelante, vous passez le long du môle.
Mon cœur s’affole encore, comme les coques qui s’entrechoquent au mouillage, quand je vous vois, plume sanguine et ocre ce matin, flâner sur le port, et il se serre quand vous souriez à ce capitaine qui attend sur le bateau vert.
Je ferais mieux de t’oublier tout de suite. Ne plus guetter tes allers et venues, ne plus mendier misérablement ton sourire rouge. D’ailleurs, ce sourire éclatant, tu donnes le même à tout le monde, comment savoir si tu m’aimes et si ton cœur me sourit lui aussi ?
Les rues encore mouillées du port sont bruyantes, éclats de voix dans toutes les langues, de plus en plus sonores au fur et à mesure que leur latitude d’origine s’abaisse. Dernier bastion anglais, melting-pot du bout de l’Europe, étrange atmosphère trop cosmopolite, mondaine et vulgaire à la fois. Un bonheur d’amateur de voitures rares. Ici les vieilles 205 des femmes de chambre marocaines côtoient les Rolls des émirs du Golfe et les Ferrari des nouveaux riches, toutes à égalité dans l’énorme embouteillage du soir.
Je ne suis que votre serviteur, une transparence, le filigrane qu’il vous restera du port de Gibraltar, une trace légère dans votre mémoire, un homme serviable et chaleureux.
Mais je me sens servile, piteusement amoureux ; j’ai des pensées troubles, comme les autres… Mais je sais faire bonne figure, je sais que votre serviteur ne doit attendre qu’une politesse aimable qui gardera toujours sa distance, la distance d’une maîtresse, d’une maîtresse attentive et généreuse dont le giron est intouchable par mes mains usées sur les drisses et les étais. Chacun restera à sa place et assumera son rang et son sang, la vie n’est pas un roman. Jamais tu ne seras à moi.
Tu m’appelles Abdul, je t’appelle Madame…
Assis devant sa tasse de thé, sur le toit- terrasse où donne sa petite chambre, Abdul fume le narguilé. Il aime se détendre ainsi, seul, après sa journée de travail. De là, il peut voir les lumières de l’Afrique. La nuit est tombée depuis plusieurs heures, les odeurs de terre chaude se mêlent à l’iode du vent du sud-ouest. Tout est calme de nouveau. La nuit l’enveloppe et Abdul pense encore. Il ne pense pas à l’Afrique ce soir. Il pense à cette femme. Il est plein de ces sentiments mélangés qui vous empoissent, il ne sait plus, il se demande ce que c’est qu’aimer, à quoi sert d’aimer.
Une douce caresse à laquelle on s’abandonne en aimant l’amour, ou une souffrance qui rend enfin vivant mais qui demeure une souffrance ? Il sait la différence entre le feu de paille et le feu de la bûche d’orme, mais il ne sait pas quel feu il vient d’allumer en lui. Il pense à la plume sur le bateau vert et il pense à sa femme, ancre fidèle sous l’acacia.
Et puis, bizarrement moins romantique, moins nostalgique, il pense aussi au nouveau code de la famille au Maroc, mais il sait qu’il ne sera jamais assez riche pour avoir plusieurs épouses. D’ailleurs, le voudrait-il vraiment ? Il n’aime pas les situations compliquées. Pourtant… il se dit qu’on n’a droit qu’à une seule vie. Non, Abdul n’aime pas les situations compliquées.
Oui, j’aime la paille et j’aime l’orme.
Mais la paille n’aime pas l’orme qui n’aime pas la paille, je crois.
Mais qu’est ce qui m’arrive ? Voilà que je raisonne, que je deviens mélancolique !
Demain, mon amie – mais puis-je vous appeler mon amie ? -, vous partez. Je me demande si vous ferez de nouveau escale au retour, si vous chercherez à me revoir, ou si déjà vous m’aurez oublié.
Non, je ne dois pas imaginer vous retrouver un jour, je ne suis rien pour vous, pas même un ami que vous inviteriez à la maison pour boire le thé. Vous croyez connaître mon cœur, vous croyez que mon cœur est simple, que mon âme est claire est limpide, vous croyez que toutes les petites gens comme moi ont l’âme limpide et le cœur simple, une vie toute tracée, un sillon bien profond creusé au soc des morales ancestrales qu’on ne discute pas et qui rendent la vie facile, qui évitent de se questionner sur soi-même, sur ses sentiments et sur ses devoirs. Vous croyez que cette servilité, remerciée d’un sourire, d’un chapeau à fleurs, me comble. Oui, vous croyez tout cela de moi. Vous ne savez pas combien je sais mesurer la distance entre votre aimable majesté et mon amertume.
Mais moi, je t’aime comme un fou. ¡No quiero tu sonrisa! Je veux regarder le noir profond de tes yeux et y connaître que tu m’aimes, pas comme une touriste de passage qui rend grâce à son aimable marchepied, mais que tu m’aimes comme une amante brûlante. ¡Tanto quiero tu sonrisa! Madame, je veux sombrer sous vos baisers.
Ne pense plus à cela, tu es un vieil homme déjà, et tu sais que le souvenir et le rêve sont plus doux que la vérité. Laisse plutôt le charme te bercer, le charme de l’illusion qu’elle aurait pu t’aimer.
Deux ans ont passé. Le chapeau à fleurs reste pendu au mur de la chambre, seul artifice sur le mur blanc. La même émotion l’étreint toujours quand il le regarde. Pourtant, d’habitude, le goût des choses s’efface peu à peu, se dilue dans les méandres du temps, mais ce chapeau ne cesse de faire bondir son cœur.
Non, jamais il ne le portera à sa femme, sur l’autre rive. Jamais non plus, il ne reverra l’étrangère. Seul Allah, qui voit tout et qui comprend tout, qui sonde tous les cœurs, saura si elle pense encore à lui, parfois. Un jour, il le sait, il sera apaisé de cette fièvre, pourtant, jamais les fleurs ne faneront, jamais ne fanera le cœur d’Abdul.
Abdul, comme les singes, redoute les orages.
Le jour où j’ai écrit mon “Chapeau à fleurs”, jamais je n’aurais pu imaginer qu’un jour tu allais te mettre dans la peau de mon “Abdul”.
Tu l’as fait et tu l’as fait d’une façon éblouissante !
En te lisant, je me suis sentie presque coupable envers mon Abdul dont je n’oublierai jamais la gentillesse.
Je te suis profondément reconnaissante de t’être inspiré de mon modeste journal pour écrire un texte que je trouve très bien écrit, orné d’un vocabulaire riche et sur un thème oublié : l’amour impossible entre les “personnes différentes” dans les sociétés où le système de castes est censé être tabou et où la distribution injuste des richesses semble ne jamais changer.
Il faut du courage pour en parler comme tu le fais.
Mille bravos et merci !
une belle lecture ce soir et une belle découverte.
merci .
Merci à vous deux de vous être penchés sur Abdul.