Quand il lui avait dit qu’elle avait une ligne avec laquelle on aimerait pécher, elle avait aussitôt mis ses sourcils en accents circonflexes. Non, elle ne s’attendait pas à cela.

Jusque-là, il était resté parfaitement zen, s’appliquant à ratisser légèrement le petit carré de sable dans lequel ils jouaient tous les deux, patiemment, en traçant quelques petites vagues sages, de pudiques sillons bien alignés, en méditant ensemble sur la vie qui est la vie, sur les sentiments qui sont les sentiments, en mettant soigneusement à distance toute pulsion, et en se gardant de se dire les émois l’un de l’autre.

C’était comme cela… le confort d’une sorte d’amitié amoureuse qui savait qu’il ne fallait pas, qu’il ne fallait pas soulever ces voiles de pudeur, au risque de briser le charme. Une intimité fragile et délicieuse, hors des pensées de la chair. Deux purs esprits en communion, voilà comment ils se sentaient sans le dire, sans se le dire, sans même vraiment s’en rendre compte. Alors, la vie s’écoulait comme un fleuve tranquille, comme ces arabesques qu’ils traçaient, avec une volupté tue, dans le sable de ce lien qui les enchantait.

Pourtant, dans ce jardin qu’ils s’appliquaient à garder secret, rien ne fleurissait sinon quelques sourires pâles ; jamais leurs peaux ne se touchaient, et maintenant ils en prenaient conscience : leurs peaux ne se touchaient pas et cela devenait une sorte de torture. Leur retenue n’était plus spontanée, elle était voulue. Elle devenait une souffrance, une sorte de tantrisme accepté par obligation, obligation de ne pas casser ce miroir magique de leurs pensées non dites et pourtant limpides comme des sources si longtemps gardées, une volonté de prolonger encore les moments parfaits, les instants magiques où l’on flotte avec les nuages, sans savoir, sans pouvoir nommer cette félicité qui nous berce.

Oui, ils savaient inconsciemment que le désir est mille fois plus délicieux que son accomplissement, et même s’ils hésitaient parfois entre ce plaisir léger, renouvelé et renouvelable, et l’embrasement d’une fusion que tous leurs sens appelaient maintenant, ils jouissaient de cette attente en sages orientaux et continuaient de regarder la main de l’autre ratisser le sable qui, chaque jour, se paraît d’autres motifs, d’autres couleurs, de ces courbes sensuelles qui les surprenaient et de ces lignes droites qui leur allaient droit au cœur.

Alors, quand il avait parlé de sa ligne à elle comme cela, et de ce péché, elle, qui le désirait si intensément, qui l’attendait depuis les temps immémoriaux d’avant sa naissance, n’avait su que dire. Son cerveau fonctionnait à toute vitesse mais ne parvenait à rien de cohérent. Pourtant, elle avait mille fois imaginé le jour, le moment du grand basculement, en élaborant songeusement tant d’hypothèses sur la manière dont elle se comporterait quand serait venu le moment de fondre, de toucher sa main, sa joue. Planterait-elle ses yeux dans les siens ? réciterait-elle un poème ? ou tout simplement se tairait-elle pour couler en silence au fond de ses bras ? Et les larmes, viendraient-elles alors ? Viendraient-elles briser ces digues si patiemment construites ? Ces fragiles digues de sable et de pudeur qu’elle espérait tout contenir, même ses désirs inavoués, même ses désirs les plus violents qu’elle savait capables d’anéantir toute la tendresse délicate qui depuis toujours les avait portés dans cette sorte d’extase étonnée, cette extase qu’il venait maintenant de balayer d’un souffle.  Mais tout cela était resté drapé dans ses fantasmes, rêves délicieux auxquels elle ne croyait pas vraiment, dont elle se berçait quand elle était seule, dans le silence.  De plus en plus souvent, elle appelait de telles pensées moins innocentes, comme un baume inquiet sur son cœur.

 

En disant cela, ces mots plutôt inhabituels et crûs, il lui avait pris la main. Il ne lâchait plus cette main. Il avait piétiné le sable et, fiévreux, il attendait.

“Mais qu’est-ce qui te prend ! Qu’est-ce qui te prend !?” lui fit-elle. Puis, après un silence : “Viens ! Viens !”

Brusquement, le rideau était tombé, comme on affale une voile.

Ils surent alors que, dans ce commencement, tout était fini.