– Pourquoi es-tu ivre tous les soirs, demandait la femme, chaque soir.
– Tu ne m’aimes pas assez, répondait l’homme.
– Mais si, je t’aime ! Sinon, pourquoi m’inquiéterais-je ?
– Mais tu ne m’aimes que par routine, comme un objet qu’on possède depuis longtemps. On ne lui donne rien, on se réconforte de sa présence, c’est tout… Mais moi, ce que je veux, ce n’est pas que tu m’aimes comme ça, c’est que tu me désires !
Le grand amour, la fusion qui fait trembler l’âme, c’est cela que voulait Sacha.
Quand Flora partait se coucher, il allait sur la terrasse regarder les étoiles, et il buvait. Du rhum, et aussi du gin, mais du rhum surtout. Les étoiles s’agrandissaient démesurément, elles s’approchaient, et la lune venait le caresser. Elle le touchait, s’arrêtait sur sa peau pour faire luire chacun de ses pores.
La nuit souvent, de plus en plus souvent, il se mettait à trembler de tous ses membres. Il serrait les poings et tremblait comme dans un orgasme. C’était devenu une habitude, une sorte de jouissance attendue et douloureuse.
– Pourquoi es-tu ivre tous les soirs, répétait la femme, chaque soir.
– Tu ne m’aimes pas assez, répondait l’homme.
Lasse, découragée, habituée à cette réponse, Flora continuait sans y penser sa vie terne et triste.
Sacha aurait voulu retrouver sa Flora d’avant, quand elle était gaie. Dès qu’il arrivait, elle le touchait, lui souriait, l’embrassait, lui prenait la main pour l’entraîner vers le lit, faisait voler ses mains sur son corps, en étincelles de plaisir.
Tous les soirs sur la terrasse, en tirant sur son cigare dont les volutes bleues montaient dans le feuillage des eucalyptus, Sacha laissait la lune tendre l’aveugler. Les lucioles qui passaient dans le ciel du soir allaient s’éteindre dans la lumière de l’astre. La lune devenait molle, elle coulait jusqu’à lui comme un grand fromage, nappait les feuilles des arbres, brûlait le sol. Parfois, elle se transformait en un grand réveil dont le tic-tac lui battait les tempes. Il buvait le rhum à même le goulot, jusqu’au bout de la nuit, avide de la délicieuse brûlure, dans sa poitrine et dans son ventre.
– Pourquoi es-tu ivre tous les soirs, continuait la femme, chaque soir.
– Tu ne m’aimes pas assez, répondait l’homme.
Sacha songeait que sa femme ne voulait plus de lui parce qu’il était ivre. Il se disait aussi qu’il était ivre parce qu’elle ne voulait plus de lui. Il ne savait plus comment tout cela avait commencé. Pourtant, il espérait toujours que quelque chose adviendrait, qui lui redonnerait la gaieté et la force de l’homme qu’il était lorsqu’il avait connu Flora.
Tous les soirs sur la terrasse, les fées le rejoignaient. Elles avaient le visage de ses anciennes maîtresses. En glissant autour de lui, sans un mot, elles lui souriaient d’un sourire pâle.
Le manège des fées le laissait rêveur et hébété. Alors verre après verre, les eucalyptus ployaient sous le poids des tarentules qui venaient courir sur son corps. Il s’agitait pour les détacher de ses membres, battant l’air en mouvements désordonnés, dans une sorte de transe ancestrale. Puis, malgré la pénombre, venaient les essaims de guêpes dont le bourdonnement l’affolait dans les faibles lumières du soir. Il se débattait, la tête entre les mains, puis il finissait toujours par pleurer, avant de retrouver le calme et la moiteur de la nuit.
– Pourquoi es-tu ivre tous les soirs, lancinait la femme, chaque soir.
– Tu ne m’aimes pas assez, répondait l’homme, comme par habitude.
Ainsi allait la vie de Flora et de Sacha.
Un jour cependant, Flora reçut la visite de sa sœur qui revenait d’un long voyage. Celle-ci lui parla des rouleaux de l’océan, des alizés et du vin de palme qu’elle avait ramené dans ses malles. Les après-midis, à l’heure du thé, elles prirent toutes les deux l’habitude de s’enivrer, pour oublier l’une la douceur passée de ces îles où les hommes la désiraient, et l’autre la tristesse et la monotonie de sa vie avec Sacha.
Maintenant, la sœur est repartie. Tous les soirs, Flora rejoint Sacha sur la terrasse. Ils font de nouveau l’amour, bercés par la lune mauve. Dans les brumes de l’alcool, sous les eucalyptus qui les baignent de leur odeur de résine, ils se laissent envelopper par un ciel nimbé d’étoiles aux reflets orangés. Les tarentules restent sages. Ils laissent leurs corps s’embraser, puis s’élever doucement jusqu’à flotter dans l’air avec les lucioles et comme elles enfin se perdre dans la lumière de la lune. Les molécules d’alcool descendent sur leur angoisse, vrillent leurs neurones jusqu’à l’extase.
La femme dit encore :
– Pourquoi es-tu ivre tous les soirs ?
Et l’homme répond :
– C’est parce que je t’aime…
Si je voulais faire de l’humour, je dirais : voici une nouvelle à consommer sans modération.
Une bonne idée, cette litanie en petits caractères qui se répète dans le texte. Cette nouvelle pose l’angoissante question : pourquoi un individu sombre-t-il dans l’alcoolisme ? En l’occurrence, ici on s’interroge sur la cause et l’effet, la poule avant l’œuf ou l’œuf avant la poule ?
Pour avoir été confronté des cas d’alcoolisme dans ma famille, je sais que l’alcoolisme est un appel.
Sacha boit parce qu’il croit que Flora ne l’aime plus ou Flora ne fait plus l’amour avec Sacha parce qu’il boit ? Quoi qu’il en soit il suffit que Flora s’enivre au vin de palme pour qu’elle retrouve le désir pour Sacha.
Quand on sait les dégâts que cause l’alcool, on peut s’interroger sur la durée de l’idylle enfin retrouvée, mais cela pourrait faire le sujet d’une suite tragique à cette nouvelle…
Pour faire un clin d’œil à l’actualité, espérons que l’intervention du rhum et des îles lointaines n’attire pas l’attention des censeurs qui sévissent dans le monde trouvant du racisme partout et voulant reconstruire l’Histoire a posteriori.
Perrault a des soucis à se faire quand ces mêmes censeurs voudront réécrire « la Barbe bleue » sous la pression des ligues antiféminicides, et « le petit Poucet » sous la pression des ligues de la protection de l’enfance.
Mais je m’éloigne de cette nouvelle qui évoque alcoolisme et ne répond pas à la question de la cause. La tristesse et la monotonie de la vie de Flora avec Sacha sont-elles les causes recherchées ? Cela serait trop simple, car des millions d’hommes ou de femmes auraient sombré dans l’alcoolisme si c’était l’unique raison. Mais approfondir ces réflexions c’est ouvrir un débat trop complexe.
Je pense que l’objectif de cette nouvelle n’était pas d’ouvrir un débat, mais de la relater sous une forme semi-poétique l’épreuve que traverse un couple dans une situation tout à fait banale. Mais la banalité ne cache-t-elle pas souvent la tragédie ?
De l’ivresse
Lorsque que l’ivresse rencontre la poésie :
“La lune venait le caresser.
Il serrait les poings et tremblait comme dans un orgasme.
Sacha laissait la lune tendre l’aveugler, avide de la délicieuse brûlure, dans sa poitrine et dans son ventre.
Puis, malgré la pénombre, venaient les essaims de guêpes dont le bourdonnement l’affolait dans les faibles lumières du soir. Il se débattait, la tête entre les mains, puis il finissait toujours par pleurer, avant de retrouver le calme et la moiteur de la nuit.
Tous les soirs, Flora rejoint Sacha sur la terrasse. Ils font de nouveau l’amour, bercés par la lune mauve. Dans les brumes de l’alcool, sous les eucalyptus qui les baignent de leur odeur de résine, ils se laissent envelopper par un ciel nimbé d’étoiles aux reflets orangés. Ils laissent leurs corps s’embraser, puis s’élever doucement jusqu’à flotter dans l’air avec les lucioles et comme elles enfin se perdre dans la lumière de la lune. Les molécules d’alcool descendent sur leur angoisse, vrillent leurs neurones jusqu’à l’extase.”
” Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront, il est l’heure de s’enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.”
Charles BAUDELAIRE.
@Loki : merci de ce long commentaire. Je n’avais pas vu que les dialogues étaient si minuscules et je viens de les corriger. Un petit bug qui fait que quand on importe des puces dans l’Oasis, le texte qui va avec est “minimisé”, mais pas à première vue dans la page écran qui s’affiche aussitôt après la saisie… Dommage !
Je reconnais bien ton pragmatisme, mais je n’avais nulle intention d’écrire là un essai sur les méfaits de l’alcoolisme que je ne connais d’ailleurs ni de près ni de loin. Ouh la la ! Je ne vois pas non plus ce que le racisme viendrait faire là-dedans et je trouve ton regard un peu étrange. Je ne vais pas abonder non plus dans les voies anti antiféminicides ici, ni ailleurs d’ailleurs.
Et comme tu le dis l’intention n’était pas d’ouvrir un débat, mais peut-être d’évoquer une sorte de rêverie, de dérapage pas trop banal, et de retour à un réel un peu fataliste mais pas malheureux non plus et qui, lui, peut apparaître parfaitement banal. Et j’adoooore les histoires banales !
@Tanagra : merci de ce sobre (!) commentaire qui m’associe à Baudelaire. Un honneur que je ne mérite sûrement pas, mais ce petit addendum me ravit vraiment et je trouve que cette référence au grand poète prolonge et termine tellement bien mon pauvre texte.
Merci encore !
Merci Hermano pour ce texte mélancolique plein de très belles images: Les lucioles qui passaient dans le ciel du soir allaient s’éteindre dans la lumière de l’astre. La lune devenait molle, elle coulait jusqu’à lui comme un grand fromage, nappait les feuilles des arbres, brûlait le sol. Parfois, elle se transformait en un grand réveil dont le tic-tac lui battait les tempes.
Merci @tanagra de nous rappeler cette belle référence à Baudelaire.
Cette histoire me fait penser à une chanson interprétée par Liane Foly où elle commence à reprocher ses fautes à son compagnon avant d’admettre qu’elle en a fait. Comme ici, Sacha reproche à sa femme de ne pas l’aimer assez, puis celle-ci commence à comprendre ce qu’il vit (grâce au vin de palme), lui aussi fait un pas vers elle et il dit que son ivresse est parce que lui, l’aime trop.
paroles: https://www.musixmatch.com/fr/paroles/Liane-Foly/Au-fur-et-%C3%A0-mesure
musique : https://www.youtube.com/watch?v=YTxK-PJgJuM