Des économies…
Massif, le château s’élève à la pointe du tertre. Il domine la propriété qui s’étend tout autour. Il semble la surveiller. Le vignoble étagé sur les pentes du coteau produit un vin d’appellation. La palus s’étire jusqu’au fleuve, partiellement ensemencée en maïs, elle laisse du pâturage à un troupeau d’une cinquantaine de vaches. Les bâtiments de la ferme, chais, étables, communs sur le flanc de la colline ont fière allure.
La bâtisse a été construite à la fin du 19e siècle par un enfant du pays natif d’une proche commune. Issu d’une famille particulièrement humble il a connu l’ascension sociale du Rastignac balzacien. De saute-ruisseau chez un notaire de sous-préfecture il est devenu propriétaire d’un empire de la presse parisienne. De la réussite à la politique, il est ministre de l’Agriculture. L’exploitation à l’époque passe pour un exemple de modernisme.
Le fils du bâtisseur, héritier du patrimoine, a suivi l’exemple, député, patron de presse, ministre. Maintenant âgé, il séjourne chaque été au château avec son épouse et leur fille. Le patriarche ne se déplace pas sans son valet de chambre, son chauffeur et la limousine. Ces dames recrutent le personnel de service dans la localité et se déplacent avec la berline du domaine. Gens de théâtre ou cinéma, académiciens, personnalités, les invités se succèdent pour meubler leur isolement provincial. Monsieur a conservé bon pied, bon œil, il arpente les chemins communaux une centaine de pas devant l’imposante Mercedes. Vendanges terminées, récolte entonnée, tout le monde regagne l’hôtel particulier de la capitale.
La gestion de la propriété au quotidien, personnel et travaux, est assurée par un régisseur. Madame et sa fille ont délégation pour la superviser. Chaque fin de mois elles « descendent » quelques jours au château pour la tenue des comptes. Le court séjour au creux de l’hiver nécessite la remise en route du chauffage central. Pour cela, trois jours avant leur arrivée, elles téléphonent au régisseur afin de faire allumer la chaudière à charbon. Ce délai est indispensable pour rendre habitables les pièces hautes de plafond.
Le fumiste en charge de l’entretien, de plus en plus souvent appelé pour remédier aux pannes, a signalé l’inexorable avancement de la vétusté. Il préconise le remplacement par une chaudière à mazout. Le régisseur y voit l’avantage de la suppression d’une corvée pour l’un des employés. Il expose avec conviction cette proposition à Madame et sa fille qui lui prêtent une oreille d’autant plus attentive que la chaudière récalcitrante n’a pas donné le plein de chaleur. Homme de confiance il se voit chargé de consulter l’artisan pour établir un devis.
Les affaires ne trainent pas. Le mois suivant, le chauffagiste est convié à présenter un projet chiffré. Mesdames sont convaincues des avantages de la nécessaire modernisation. Mais, pour engager une telle dépense dans le château, et non sur la propriété, elles doivent en référer à Monsieur. Pour la décision rendez-vous sera pris dans les premiers jours de Juillet, afin de pouvoir procéder à l’installation avant l’entrée dans l’hiver.
Depuis vingt ans qu’il travaille pour le château il n’a jamais eu l’occasion de rencontrer Monsieur. Sûr de la qualité de son travail, de l’exactitude de son avant-projet, il est confiant. Dans le couloir qui mène au bureau, Madame dit ses dernières recommandations sur les justifications à développer et le laisse face au détenteur du financement. Il énumère sans être interrompu l’état de l’installation qui justifie le besoin d’une rénovation. Le maitre des lieux opine.
Lorsqu’il est question de la nouvelle installation, des échanges se créent pour apporter des précisions techniques qui échappent à l’homme de presse qui n’a jamais porté d’intérêt à cet équipement en sous-sol dont il n’a pas subi les défaillances. Le manuel y voit un signe encourageant vers la réalisation du marché. Il pense que le moment est arrivé de présenter l’argument qui lors de précédentes offres de service a convaincu des clients réticents.
— Il faut aussi noter, Monsieur, les économies que vous allez réaliser par la suite.
— Pardon ?…
— Je disais que le chauffage au fuel est plus économique…
— Je vous entends. Vous croyez, jeune homme, que je suis venu à quatre-vingt-six ans pour faire des économies ? La chaudière restera en l’état. Vous poursuivrez l’entretien assurant son fonctionnement. Vous présenterez un mémoire de vos frais de dérangements et d’établissement du devis à notre régisseur. Je vous remercie. Au revoir, Monsieur.
Texte bien charpenté et agréable à lire sur l’évolution des « châteaux » dont la France s’enorgueillit à juste titre. Souvenir d’une époque où la politique de la France se faisait en province. Sous la IIIe République où les notables devenaient ministres. Une époque où l’ascenseur républicain fonctionnait encore. Aujourd’hui la vie politique est aux mains des Énarques.
L’héritier du patrimoine est un survivant d’une espèce disparue. Les propriétaires des « châteaux » sont maintenant des gens célèbres : artistes de cinéma, industriels ajoutant la possession de ses propriétés à leur réussite. D’autres préfèrent les oliviers.
Ils seront vite supplantés par des Chinois, des Américains, des rois du pétrole arabes qui ne voient dans ses « châteaux » que de bons placements.
Geno décrit bien la vie de ce patron de presse qui partitionne sa vie entre Paris et le retour à la terre. Mais il montre bien que ce retour n’est qu’une façade et la gestion de la propriété est déléguée à un régisseur.
Le mazout est décidément à la mode (rire).
Geno nous entraîne dans sa nouvelle sur l’idée que le changement de la chaudière se fera sans problème, une telle dépense pour un patron de presse n’est qu’une broutille. En plus présenter au propriétaire du « château » cette acquisition comme une source d’économie, comme les médias nous rabâchent les oreilles, ne peut être que décisif.
Paradoxalement cet argument se retourne contre le professionnel, créant une chute inattendue comme il sied à une bonne nouvelle.
Merci Loki. Tu es tellement bien entré dans le texte que tu as même deviné qui sont les propriétaires actuels du château : un groupe d’une douzaine de Chinois !