Le jour était à peine levé, il sirotait son café matinal, rituel, ponctuel. Un rai de soleil traversait la table et venait mourir sur le rouge intense de sa tartine de confiture, le liquide noir et fumant exhalait ses arômes, attendus par ses narines qui en cherchait les effluves, comme tous les matins. C’était toujours un moment de calme, devenu nécessaire, comme une plage déserte qui s’étendrait paisiblement du sommeil à l’activité de la journée, un moment où rien ne se passe si ce n’est l’éveil de la pensée, engourdie et encore habitée de songes qui s’estompent. Il approchait la tasse de sa bouche, anticipant déjà le goût âcre et sans surprise de son petit noir quand il entendit un frôlement dans le couloir, tournant son regard vers la porte il vit que l’on venait de glisser une enveloppe sous celle-ci, une enveloppe de couleur jaune clair qui renvoyait la lumière perçant sous le battant, il se leva, intrigué,

Plus pressé de l’ouvrir que de se demander qui avait pu la déposer là, si anonymement. Il s’approcha, imposa à son vieux corps l’effort de se baisser jusqu’au sol pour la saisir et l’ouvrit en tremblant. Elle contenait une photo dont la vue l’emplit d’une vive émotion. Cette photo il la connaissait et pensait être le seul à en posséder un exemplaire, elle représentait un jeune couple emporté par le tourbillon d’une valse dans une rue de village, ce couple c’était ses parents le jour où ils se sont connus à une fête donnée par des amis de sa mère. Lui, il passait par là et attiré par le son de l’accordéon il avait invité cette jeune femme pour une valse et elle avait gentiment accepté. Quelques semaines plus tard ils se mariaient, quelques mois plus tard il venait au monde. Sans cette valse il ne serait certainement pas là. Mais qui a pu avoir un quelconque intérêt à se livrer à cet acte étrange et clandestin et pourquoi ? Il posa la photo sur la table, à côté de son enveloppe et se précipita dehors, bien sûr il n’y avait plus personne. Il revint dans la pièce pour l’observer, elle le bouleversait, le retour de cette image de ses parents au temps de leur jeunesse était aussi soudain qu’inattendu dans ce matin tranquille. Tous ses sens étaient maintenant en alerte. Debout, ses deux bras appuyées sur la table de part et d’autre de la photo il la fixait, et son regard ne quittait plus cette main blanche à peine appuyée sur le dos de l’homme. Ainsi pouvaient naître les amours; et il partit dans une rêverie où il voyait non plus ses parents mais lui, dansant la valse.

C’est en dansant la valse qu’il connut ses premiers émois, c’est la plus grisante et la plus voluptueuse des danses. Il était revenu au sortir de son adolescence, une époque où l’on allait au bal avec orchestre. Les filles dansaient la valse, souvent entre elles car les garçons en étaient incapables pour la plupart. Comme lui il savait, il ne lui était pas trop difficile de trouver une cavalière et il arrivait alors que le miracle se produise, lorsque dès les premiers tours on sent que ça marche, que l’on s’accorde merveilleusement, happés par une même spirale. Quand on a quinze ans, que l’on n’a pas si souvent tenu une fille dans ses bras et que là, sans interdit et sans gêne on entre en fusion dans un mouvement unique qui lie les corps. Quand tout le décor devient un manège flou, de silhouettes et de couleurs, quand l’univers se restreint à un visage, à un sourire à peine esquissé et quand les regards se croisent enfin pour dire « J’ai plaisir à danser avec toi », alors on ressent une morsure inconnue, à la fois incisive et douce, aujourd’hui si lointaine et si présente. Il y a dans cette danse comme la balancement d’une barque où il n’y aurait que deux passagers, unis pour quelques instants sur un océan qui les porte, seuls, au pays nouveau des émotions partagées. La main droite sur son dos, pas très loin de son cou, l’autre main vibrante et nouée à la sienne. Des regards qui disent encore « Je referais bien la prochaine avec toi ». Et un peu plus tard dans la soirée les mains s’étreignent ou glissent sur l’épaule en timides caresses, et les yeux n’ont plus à se chercher car ils ne se quittent plus. Et ça tourne et ça tourne !

Son regard embué, il exhumait de son passé les “Passantes” qui avaient valsé dans ses bras et il fit ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps, retourner la photo qui tremblait de plus belle entre ses doigts car au dos il y avait un texte écrit d’une main mal assurée :

“Mon cher Gilles. Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes vus ! J’ai coupé tous les liens depuis la mort de ton frère, mon mari. En classant de vieux documents j’ai retrouvé cette photo de tes parents, peut-être l’as-tu déjà, j’ai pensé qu’elle te ferait plaisir, elle est belle et, on le sait, pleine d’avenir. Mais ce couple, dont le mouvement semble l’isoler du monde, évoque aussi pour moi un moment précis de ma vie. Te souviens-tu de cette valse que nous avons dansée toi et moi le jour de mon mariage ? Un court instant où j’eus le sentiment vertigineux de m’être trompée de frère. Tu comprends mieux maintenant pourquoi je me suis toujours tenue à distance. Je ne sais si j’ai raison d’évoquer ce souvenir et de prendre le merveilleux risque de porter cette enveloppe jusque chez toi, une petite folie après une vie si raisonnable ! Mais le temps est passé, nous ne nous reverrons jamais, je garde mes vieux rêves. Adieu. Simone”.

Une larme coulait le long de sa joue, bien sûr qu’il s’en souvenait, cette valse il n’avait jamais réussi à l’oublier, malgré toutes ses résolutions.

Machinalement il porta la tasse à ses lèvres mais le café était froid.

J’ai repris ici quelques lignes publiées dans un commentaire d’un très beau poème de Tanagra intitulé “La valse” (16-07-2020)