Rouler sur un lac est une transgression !
Oui Sylvain. Seuls les dieux et les araignées marchent sur l’eau, ajoutes-tu. Mais alors tu ne connais donc pas mon lac ! C’est que nous transgressons toutes les nuits mon gars ! Il y a les dieux et les araignées, c’est vrai. Soit dit en passant, les araignées sont plus discrètes que les dieux, il faut les calmer ceux là. L’autre nuit Jupiter nous a bien importunés avec ses éclairs, le lac était plus illuminé qu’en plein jour et les rayons transperçaient impudiquement le voile blanc dont se drapait le lit des amoureux, bercé par le lent mouvement de l’eau. Mars est plus rigolo, il dépose son bouclier sur les flots et le pousse avec son épée à la manière d’un cerceau. Il est ridicule mais ne gêne personne. En fait nous sommes tout un petit monde qui s’éveille dès le soleil couché. Il y a les habitués dont je suis, mais également quelques visiteurs farfelus, occasionnels et multicolores.
C’est pendant les nuits de lunes roses que nous sommes le plus nombreux, quand de joyeux petits nuages descendent danser avec nous. Alors naît une longue farandole qui serpente au centre du lac. Le rythme est donné par des grand-mères en tutu d’une incroyable légèreté qui sautillent en tête, suivies d’un cortège de moines encapuchonnés et lumineux, bure retroussée chacun tient à la main un cierge, diffusant une profonde obscurité à carreaux noirs et gris. Viennent ensuite des jeunes gens, garçons et filles, enveloppés de senteurs irisées, puis la foule des riverains de tous sexes et de tous âges, se tenant par la main et s’inclinant en levant la jambe. Quelques vieux cerfs aux bois enguirlandés, avachis dans leurs transats, observent de la rive en sirotant un verre de sève d’érable.
C’est par ces nuits enchantées que Vénus nous fait parfois la grâce d’une petite visite. Alors là ! Mais alors là ! Mon dieu (le cas de le dire) qu’elle est belle ! Tout le monde fait cercle autour d’elle. Lascivement allongée, une cuisse a demi immergée, frangée par une ligne d’eau qui vient caresser son sexe, elle nous offre ses formes parfaites, ses seins de rêve, son cou gracile, ses épaules arrondies, son abondante chevelure. Tout en elle éveille l’admiration et le désir. Il arrive qu’une mygale un peu jalouse bougonne « Saperlipopette ce n’est quand même pas juste ! » Mais à part cela pas un mot ni un geste déplacé.
Ce sont des nuits merveilleuses, où l’on emplit son coffre de phantasmes et de souvenirs, trésors des jours à venir, que personne ne viendra pirater. Ah ! Oui ! Il y a aussi des vaisseaux fantômes, Rackam le Rouge et le capitaine Haddock. Les plus étonnés sont les poissons, qui sortent leur tête d’un air curieux. Certains portent un casque de mineur avec sa petite lampe et ajoutent à la féérie ambiante en lançant des signaux de morses aux oiseaux, manifestement très heureux de cet échange. On dit que quelques amours tendres en sont nées.
Parfois j’enfourche mon olifant à propulsion vaporisée pour faire le tour du lac, environné d’une nuée de phosphibellules virevoltantes. Et là dans une petite anse que je connais il m’arrive de l’apercevoir, elle, ma Vénus à moi. Quand les lunes sont bien roses, leurs rayons entrelacés viennent mourir sur sa peau, les feuilles frissonnent dans un doux balancement de berceuse et l’air est sucré, puis le lac se couvre de fleurs. Alors je calme mon olifant et nous nous laissons envahir par le silence bleu. Loin des dieux et des araignées.
En modeste hommage à Boris Vian dont on vient de célébrer le centenaire de la naissance, ce texte est un exercice d’atelier d’écriture, pas de celui de Villenave d’Ornon, celui de Laudun-L’Ardoise (à vos cartes !), à partir de la phrase suivante :
Rouler sur un lac est une transgression. Seuls les dieux et les araignées marchent sur l’eau. (Sylvain Tesson « Dans les forêts de Sibérie »)
Un texte qui transgresse en effet le classicisme des nouvelles, mais qui touche l’imaginaire que nous avons tous en nous et qui peut s’épanouir dans la diversité des personnages et des situations. Un texte débridé qui nous entraine dans la folie, l’inexplicable, le surnaturel.
En plus, et ce n’est pas rien, nous avons l’occasion d’enrichir notre vocabulaire.
Ainsi moi j’ai été choqué par « phantasmes » et avec la méchanceté qui me caractérise (rire) j’allais le classer dans le registre « fautes ». Mais le dictionnaire m’a fait sortir de ces errements. « Phantasmes » est la forme ancienne de « fantasmes ». Zut ! c’est raté mon fantasme de justicier de la grammaire ne pourra pas s’assouvir…
Je me contenterai donc de rouler sur ce lac imaginaire et de me délecter des trouvailles de l’ami Chamans.
Oui, oui, je me rappelle ce passage de Sylvain Tesson, à propos du lac Baïkal, je crois bien.
Je trouve ton texte magnifique !
D’abord, écrit dans une très belle langue, mais aussi qui me transporte dans un imaginaire ou le médiéval le dispute à un érotisme discret (que de cierges ! quel olifant !) mâtiné de science-fiction. Cela me rappelle aussi « la fête » du Grand Meaulnes et c’est un vrai compliment ! Vraiment très réussi !
Il faudra que tu nous dises pourquoi cela constitue un hommage à ce cher Boris Vian ?
Merci Loki et Hermano !!
Hermano, pour répondre à ta question, je suis en train de lire « L’écume des jours », ce que je n’avais jamais fait. C’est une vraie délectation. Et Boris Vian n’y hésite pas à déformer la réalité en toute fantaisie, à s’évader sur des chemins imaginaires. C’est sous cette bénéfique influence que j’ai écrit ce texte, il me fallait avoir l’honnêteté de l’avouer.
Merci pour l’atelier d’écriture qui m’apporte les stimulations sans lesquelles le gros fainéant que je suis n’écrirait pas grand chose.
Ah, oui ! « L’écume des jours », ça change la vie !
Après cela, l’écrivaillon que je suis s’est dit : « Alors, on peut se permettre de sortir des sentiers bien tracés de nos chers classiques parfois si magnifiques, parfois si plombants et surtout à l’inaccessible perfection tellement blindée de règles à ne pas transgresser (pour reprendre ton terme de transgression) ?« .
« L’écume des jours » : La liberté d’écrire du fantasque, de l’incohérent, du burlesque, de la poésie finalement ! Merci Boris !