Pour tout le monde c’était l’Antoine. Il n’était plus très jeune et certains villageois, déjà parents d’une longue progéniture, se souvenaient du facteur de leur jeunesse, intrépide et alerte sur son vélo, ne renonçant jamais à de spectaculaires acrobaties pour épater la galerie. Chaque jour on attendait l’Antoine, comme on attendait les nouvelles, mais aussi parce qu’une journée sans lui était une journée incomplète. Tous avaient intégré dans leur quotidien sa casquette bleue et sa grande sacoche.
Ce jour là Antoine descendait prudemment la pente vers le village, sans se laisser emporter par la vitesse, le temps des facéties sur deux roues était bien loin. La lumière baignait une de ces matinées de printemps où tout s’éveille, où tout éclot, les fleurs, les amours et les vieilles rancoeurs. Au delà des murettes bordant la route quelques habitants, se relevant des sillons de leur jardin, le saluaient gaiment. Parvenu aux premières maisons il adossa sa bicyclette à un mur ensoleillé, parcouru par une glycine naissante et déjà bordé à son pied par l’herbe nouvelle. Il ôta ses pinces à vélo, ajusta son grand sac sur son dos et entrepris sa tournée à pied, dans ces rues mille fois arpentées. Son pas n’était plus celui du jeune homme qu’il fut mais Antoine portait beau, il marchait droit, fier, et le croisant des dames vêtues de noir se souvenaient qu’en son temps il avait fait tourner quelques têtes
Rien ne laissait supposer que cette tournée là Antoine ne la terminerait pas.
Il déposa le courrier à l’école d’où, par la fenêtre ouverte, s’envolait le chant des enfants, puis il descendit vers l’église et le curé, pas jeune lui non plus et perché sur son vélo, s’inclina cérémonieusement pour le saluer. Il entra ensuite dans la mairie où il donna directement une pile d’enveloppes à la secrétaire tout en refusant un café pourtant très gentiment proposé. Et c’est en parvenant aux dernières maisons du village qu’il entendit son prénom dans une chanson qui semblait suivre ses pas. Alors qu’il se penchait sur la dernière boîte à lettres il sentit tout à coup le froid métallique d’un canon sur son cou. Il ne voyait pas l’homme dans son dos mais il ne savait que trop qui il était, et la chanson disait « Adieu l’Antoine j’t’aimais pas bien tu sais … ». Le moment était donc venu, il n’eut pas le temps d’avoir peur et de réaliser que ce qui se passait ne collait pas tout à fait aux paroles qui montaient vers le ciel. La détonation résonna dans tout le village et le vieux facteur s’effondra sur son sac.
Elle, elle s’appelait Mathilde.
Mathilde avait eu une aventure avec Antoine il y a longtemps, une aventure que ni l’un ni l’autre n’avait pu oublier. Pourtant ils faisaient comme si de rien n’était et le temps s’écoulait sans effacer le souvenir de ce bonheur illicite. A cette époque il fut facile pour eux d’échanger des lettres enflammées au nez et la barbe du pauvre mari, et la passion fut si forte qu’un matin Mathilde déserta le foyer conjugal. Ils se voyaient en cachette et vécurent les moments les plus heureux de leur existence, d’une intense volupté, accrue par la clandestinité. Mais Mathilde ne put se satisfaire longtemps de cette vie en pointillés car son amour de facteur poursuivait ses tournées. Au village il parlait quotidiennement de choses et d’autres avec le pauvre époux qui pleurait sans s’en remettre le départ de sa femme. Si bien qu’un jour Mathilde lui revint. Déchiré, incapable de distinguer s’il s’agissait du retour du malheur ou de celui de l’amour le mari trompé finit par laisser ses bras se tendre vers elle.
Bien plus tard, après la découverte tardive d’une lettre sulfureuse lui révélant l’horrible vérité, il prit la décision radicale d’une vengeance calculée, savourée. Il mit au point un petit arrangement sonore qu’il jugea approprié à la circonstance et attendit le moment propice. Celui-ci se présenta par une magnifique matinée de printemps, il s’approcha dans le dos d’Antoine, affairé devant la boîte à lettres, la chanson égrenait ses paroles et sans hésiter il appuya sur la gâchette.
« C’est dur de mourir au printemps… »
Tout de suite le titre m’a interpellé.
« Chanson » et « destin » sont deux mots qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer ensemble. Et pourquoi ce « S » à la fin de « chanson » ?
Rien que le prénom « Antoine » a quelque chose d’ancien.
À notre époque les facteurs qui ne s’appellent plus facteurs ont abandonné la tenue qu’on leur connaissait autrefois. Et dans les campagnes ils sont le plus souvent dans une camionnette jaune. Ma première réaction a été de penser au facteur de Jacques Tati dans le film « Jour de fête ».
Ainsi le facteur Antoine maintenait à la fin de sa carrière les tournées en vélo et à pied.
D’emblée je me posais la question : l’intrigue se passait-elle de nos jours ou dans les années cinquante ?
Rien dans le récit ne me permettait de trancher.
Un curé sur un vélo n’est pas chose courante actuellement et en plus beaucoup de villages n’ont plus de curé en raison du tarissement des vocations. J’aurais aimé que ce curé soit en soutane noire pour me plonger dans le passé.
Mais ce n’est pas le curé qui est intéressant dans cette nouvelle, mais les aventures du pauvre Antoine !
Rien ne laissait supposer que cette tournée-là Antoine ne la terminerait pas.
Je sentais que nous étions au nœud du récit et un drame allait se nouer.
Mon imagination s’était mise à galoper. Je pensais à un accident sur la voie publique, un AVC, car Antoine n’est plus tout jeune. D’autant que je sais, ce n’est pas toujours du café que l’on offre dans les campagnes au facteur…
Mais ces hypothèses étaient trop simples. En plus la nouvelle aurait été d’une banalité consternante ce qui m’aurait étonné, connaissant l’auteur.
Niveau de l’intrigue, je m’interroge : cette chanson était-elle dans la tête d’Antoine ou l’entendait-il réellement ? Auquel cas était-ce son assaillant qui la chantait ?
https://www.youtube.com/watch?v=ohOPRkllcmw
Si on en croit les paroles de cette chanson, c’est le chanteur qui doit mourir.
Mais non c’est le facteur…
Décidément Chamans, tu as été beaucoup inspiré par Jacques Brel ! Mathilde est revenue sous la forme du souvenir d’une aventure passée.
À ce stade nous quittons Jacques Brel pour nous plonger dans « la femme du boulanger » de Marcel Pagnol.
Déchiré, incapable de distinguer s’il s’agissait du retour du malheur ou de celui de l’amour le mari trompé finit par laisser ses bras se tendre vers elle.
Ici la vengeance n’est pas un plat qui se mange froid, mais bien chaud.
Il est vraiment déraisonnable de laisser traîner des lettres compromettantes.
Cela pourrait être une morale d’une fable de monsieur de La Fontaine.
Tout compte fait ce n’est pas si dur de mourir au printemps, après une belle histoire d’amour ! Cela vaut mieux que de mourir grabataire au fond de la vie…
Pour mettre une pointe d’humour dans ce commentaire je dirais que mon rêve est de mourir à 98 ans, tué par un mari jaloux.
Mais je suis frustré ! Pourquoi ce « S » à la fin de « chanson » ?
Merci Loki pour ce long commentaire. J’ai en effet situé l’action dans le passé, au temps des facteurs et des curés à vélo. Dans une première version j’évoquais la soutane qui ne facilite pas le pédalage, puis je l’ai abandonnée. Je me suis amusé à rapprocher deux chansons de Brel (d’où le “s”), le “Moribond” et “Mathilde” en trichant un peu sur la première en effet. Pour moi ces deux chansons se situent très haut dans le répertoire, surtout “Mathilde” qui me paraît être une des chansons les plus achevées de l’ami Jacques, sur tous les plans.
J’ai également cherché un titre un peu intriguant, sans être certain d’avoir réussi je pense que le titre doit donner envie au lecteur de se lancer, il occupe à mes yeux une place essentielle dans une nouvelle.
Merci loki pour ta lecture attentive.
Merci Chamans, c’est une nouvelle très bien faite et un bel hommage: quelle bonne idée de mettre en scène les personnages si bien campés par Brel. Maudite Mathilde !
Tu enchaînes avec originalité les références à ces belles chansons avec un style très fluide et poétique : La lumière baignait une de ces matinées de printemps où tout s’éveille, où tout éclot, les fleurs, les amours et les vieilles rancoeurs… Un mur ensoleillé, parcouru par une glycine naissante et déjà bordé à son pied par l’herbe nouvelle.
De la belle ouvrage et un vrai régal, merci !
Au risque de devenir répétitif, je dirais que j’ai trouvé ce texte écrit dans une fort belle langue. “Très fluide et poétique” comme le dit si bien Line, particulièrement dans le plantage (la plantation ? Comment dit-on ?) du décor.
Et comme vous l’avez peut-être remarqué, les textes me font souvent aussitôt penser à une ou plusieurs chansons, et j’ai donc été ravi de lire ce couplet. Encore quelque chose qui pourrait très bien servir lors d’un atelier d’écriture. Je note cela à la rubrique des bonnes idées !
Par contre, un passage me laisse un peu perplexe. Je lis que Mathilde, sacré Mathilde, quitte le foyer conjugal.
Je pensais que c’était pour aller filer le parfait amour avec son Antoine, mais non ! elle continue dans la clandestinité à le voir en cachette et en pointillés… et j’ai du mal à comprendre pourquoi. Peut-être ai-je lu trop vite ?
P.S. Ah ! J’ai bien aimé le passage où tu écris : “Au village il parlait quotidiennement de choses et d’autres avec le pauvre époux“ car, comme le chantait l’ami Georges Brassens :
“Si madame Dupont, d’aventure, m’attire
Il faut que, par surcroit, Dupont me plaise aussi…
Ne jetez pas la pierre à la femme adultère, je suis derrière“.
“A l’ombre des maris” 🙂
Merci Hermano. C’est vrai, pourquoi dans la clandestinité ? Peut-être parce qu’il fallait quelque chose d’insatisfaisant dans cette situation pour que Mathilde décide de revenir, où d’aggravant pour lui donner du remords ? Ou parce que la clandestinité rend la liaison plus excitante ? Ou peut-être qu’en ces temps et à la campagne une telle liaison était difficile à assumer au grand jour ? Je ne sais pas, ç’est arrivé comme ça.
L’idée de cette nouvelle m’est venue à un atelier d’écriture dont le sujet n’était pas les chansons mais le facteur. Cependant je te rejoins, les chansons offrent une richesse inépuisable pour des exercices d’écriture.
Merci de nous avoir rappelé le merveilleux Brassens.
Comme toujours, je suis émerveillée par la puissance de ta plume : pas un mot de trop ni aucun effort pour créer un suspense tortueux.
Néanmoins, tu as réussi à planter une question non posée dans l’esprit de certains de tes lecteurs, moi y compris : pourquoi continuer dans la clandestinité après s’être enfuie et pourquoi revenir vers son mari ? Bravo Chamans !
Pour moi, cette petite histoire met en lumière le courage de Mathilde : choisir son amant et plus tard larguer son facteur probablement parce qu’il n’a pas eu le cran de faire de même pour elle.
Bravo Mathilde ! Sourire.
Pauvre Antoine… Est-ce un péché de vouloir garder à la fois l’épouse et la maîtresse ?
Wie het onderste uit de kan wil hebben, krijgt het deksel op de neus. [Proverbe néerlandais].
= Celui qui veut le fond de la boîte met le couvercle sur son nez.
Pauvre Antoine… Que Dieu bénisse son âme.
Merci Purana pour ce commentaire aimable. Oui, sous une apparence sympathique Antoine n’était sans doute qu’un frimeur indélicat.
Chamans, j’ai eu la conviction que le facteur sonne toujours deux fois ! Es-tu sûr qu’il n’y avait pas une deuxième Mathilde dans le jeu, qui était prise en charge par le pauvre époux et pour laquelle il a réagi si violemment ? 😉