La jeune océanologue se tenait droite sur le pont, ses jumelles à hauteur des yeux. La mer était calme et la brise lui rabattait les cheveux sur le visage. Elle savait l’existence de cet îlot, peut-être les courants y avaient-ils poussé quelques indices du naufrage ? Pour l’heure il fallait poursuivre les recherches de l’épave de ce navire disparu corps et biens dans cette contrée. Cela faisait presqu’un an, c’est ce qu’il avait fallu pour rassembler les moyens et l’équipe nécessaires à cette expédition. Un haut-parleur diffusait en sourdine et en continu de la musique et des chansons pour l’équipage. Elle aimait la chanson, il lui arrivait de composer de petites mélodies qui, espérait-elle, trouveraient un jour leurs paroles
Il marchait sur la plage sans un regard pour les splendeurs qui l’environnaient. Il avançait pensif et restait indifférent au plaisir de fouler le sable blanc qui lui glissait agréablement la fraîcheur de l‘aube entre les orteils. Cette nuit il n’avait pas réussi à composer son poème.
Cela faisait sans doute plusieurs mois, il avait perdu le compte du temps, qu’il vivait seul sur cette île. Un naufrage et finalement l’arrivée à bout de forces sur un esquif de fortune dans cet endroit qui présentait toutes les apparences de l’Eden. Cueillette, chasse et pêche lui prodiguaient plus que le nécessaire, aucune bête sauvage ne le menaçait et il ne faisait jamais froid. Rapidement il avait pu se construire un petit abri qui le protégeait de pluies chaudes mais fréquentes et parfois abondantes. Cependant, malgré cet apparent bien-être, il se savait atteint par un mal qui, s’il devait rester ici, le rongerait inéluctablement jusqu’à ce qu’il en meure : la solitude.
Sa nuit agitée avait été occupée par le rêve et la poésie. A nouveau elle était venue, tantôt dans les volutes de fumée, tantôt parmi les palmes des cocotiers à la lumière intermittente de la lune. Sa longue silhouette se détachait de ce décor nocturne. Il l’avait vue approcher à pas lents, comme sortant des flots, il lui avait même semblé l’entendre. Elle était sa compagne qu’il ne connaissait pas, celle qui rendait visite à ses insomnies et à son coeur. Alors il pensait un poème, qu’il reprenait et corrigeait dans sa tête, s’il en était satisfait et avant qu’il ne s’efface il l’apprenait par coeur, sinon il le chassait de sa mémoire comme autrefois il froissait et jetait une feuille à la corbeille. Mais cette nuit, plus que jamais, il avait senti monter en lui ce désir croissant, puissant et inassouvi et il n’avait su trouver les mots à fixer dans sa mémoire, son trouble était trop grand. Il souffrait que ses bras restent vides, que ses lèvres ne puissent déposer un baiser doux et chaud sur celles de son évanescente visiteuse, que sa main ne puisse recueillir au creux de sa paume son sein si délicat, que son ventre ne sente la chaleur de son ventre, que … Il marchait sur la plage où les seules traces de pas étaient les siennes.
La nature l’entourant était extravagante. La mer, dont les eaux transparentes ne dissimulaient ses coraux et ses poissons multicolores que par les reflets du soleil, venait mourir sur le sable en petites vaguelettes. Au-delà de la ligne de cocotiers il distinguait la montagne au centre de l’île, couverte d’une forêt dense et vivante qu’il connaissait parfaitement. Il n’avait plus rien à découvrir ici. Il marchait sans but, cette vie pourtant matériellement facile, avait-elle un sens ? L’heure était encore matinale, il s’allongea et s’assoupit pour laisser venir le temps.
Une embarcation légère fut mise à l’eau pour atteindre la plage. Aucun membre de l’équipage n’avait consenti à la suivre dans cette petite excursion en marge de leur mission, d’autant que leur sonar avait très probablement détecté l’épave. Elle guidait donc seule son canot vers l’îlot maintenant tout proche, le son de la musique diffusée sur le pont s’était lentement perdu dans le bruit du moteur et le son du clapotis à l’avant de la coque.
Elle marchait sur le sable fin lorsqu’elle s’arrêta subitement, le souffle coupé, le coeur bondissant : des traces de pas traversaient la plage. Son maigre espoir aurait été comblé par la découverte de quelques vagues débris issus du navire sinistré mais voilà que quelqu‘un vivait dans cet endroit isolé et éloigné de tout ! En dépit de toute prudence une irrépressible curiosité l’incita à suivre les traces et, n’ayant eu à marcher longtemps, elle découvrit un jeune homme étendu, apparemment endormi, hirsute et entièrement nu et qu’elle trouva beau. Elle s’en approcha lentement pour le regarder dormir.
D’un seul coup un phénomène étrange le dérangea dans son assoupissement, quelque chose s’était interposé entre le soleil et lui, sa peau ne sentait plus ses rayons, Il entrouvrit les yeux, non, il rêvait encore, ce n’était pas quelque chose c’était quelqu’un ! C’était elle , là tout proche ! Il tendit une main et cette main fut saisie créant en lui un effet foudroyant ! Il mit alors un long moment à comprendre qu’il ne s’agissait plus d’un de ces songes à la fois merveilleux et frustrants, dont pourtant il ne parvenait pas à se défaire. Cette main qui tenait la sienne irradiait son corps entier d’un délicieux frisson. « Mais qui êtes-vous ? » lui demanda la jeune femme. « Je suis celui…qui vous attend » répondit-il en hésitant, doucement bercé entre rêve et réalité.
Dans le canot, il lui reprit la main, elle le laissa faire, il approcha ses lèvres des siennes, elle ne recula pas et ils s’embrassèrent dans une brûlante étreinte. Une irrésistible attraction, une force à laquelle aucun des deux ne songea un instant à résister, les poussait à unir leurs vies. Il pensa à son plus beau poème, elle à sa plus belle mélodie, et se cherchant du regard et de la voix ils se mirent à chantonner. Du bateau qu’ils approchaient leur parvenait la musique du monde qu’ils n’entendaient pas. Ils n’entendaient que leur chanson, celle de leur courte et intense histoire, la plus belle. « C’est elle ! » comment pourrait-il en douter, envahi par l’immense bonheur de quitter un faux éden pour un vrai paradis. « C’est lui ! » le reconnut-t-elle dans le murmure d’une mélodie qui portait si miraculeusement ses paroles d’amour, cet amour qui les habitait depuis si longtemps et qui venait juste d’éclore.