Midi vient de sonner à l’église voisine. L’homme monte les escaliers. Trois étages c’est bien haut. La charge n’est pas lourde : une tranche de jambon, une demi-baguette, un paquet de chips. Pourtant le modeste cabas est bien pesant. À quatre-vingt-dix-sept ans, la moindre montée, le moindre fardeau est un obstacle à surmonter. Le temps, ennemi implacable, atrophie les muscles, fragilise le squelette, durcit les artères, diminue les forces et les réflexes. Et le cœur qui doit alimenter ce corps amoindri est lui aussi bien fatigué. Il peine à assurer son travail. L’homme est conscient de cette dégradation. Seul son esprit brûle encore telle une flamme sur une bûche presque consumée. Il sait, il sent que la fin se rapproche, mais il ne peut que subir son sort. L’homme atteint, péniblement, le dernier palier. Tel un nageur qui se noie, il ouvre la porte et s’assied sur une chaise. Le souffle est court, la respiration haletante. Chaque jour, les marches lui semblent plus hautes. Heureusement, les commerçants ne sont pas trop loin dans sa rue. Il vit seul. C’est un survivant. Il y a bien longtemps que sa femme est morte. Il a vu mourir sa fille et son mari. Ses petits enfants sont partis dans un lointain pays. Ses amis avaient son âge et sont maintenant tous enterrés. Il reste le seul témoin d’une époque révolue. Cela fait un quart d’heure qu’il est assis et il souffle toujours autant. Il commence même à étouffer et la tête lui tourne. Dans un ultime effort, il va s’allonger sur son lit. Il fixe une tache sur le plafond, essaye de contrôler sa respiration, mais rien n’y fait. La tache se met à tourner et il se sent comme emporté dans un tourbillon, puis plus rien… C’est faux d’ailleurs ; il est maintenant plongé dans une douce quiétude, ses douleurs ont disparu. Son esprit est comme libéré de son corps misérable. L’homme sourit. Quelqu’un lui tient la main. Il regarde… une femme est là, à côté de son lit. Quelle est belle ! Mais comme sa main est froide… L’homme essaie de s’asseoir.
- Calme-toi, n’ai pas peur !
- Qui es-tu ?
- Je suis la Mort. Ton heure est arrivée homme…
- Tu es bien trop belle, tu ne peux être la Mort !
- Je ne suis ni belle, ni laide je suis comme tu veux que je sois…
- Comme ta main est froide, elle me glace !
- Ma main n’est ni froide, ni chaude c’est ton esprit qui créé cette sensation. Chaque homme le jour de son trépas imagine la Mort sous une forme qui lui est propre.
- Pourquoi es-tu là ?
- Pourquoi cette question ? Tu sais bien pourquoi je suis là !
- Pourquoi ?
- Je viens t’accompagner pour ce long voyage que tu dois accomplir aujourd’hui.
- Tu es belle ! Tu es telle que j’avais imaginé la femme idéale quand j’avais dix-huit ans…
- Oui ! Mais aujourd’hui, ta vie terrestre est finie, une nouvelle vie s’ouvre…
- La vie commençait à me peser et je suis prêt à te suivre Mort, mais avant puis-je te demander une faveur ?
- Pourquoi pas s’il est en mon pouvoir de te l’accorder !
- Ne ris pas !
- Le rire n’est pas mon occupation principale ! Parle sans crainte…
- Je voudrais te poser une question !
- Une question ?
- Oui une question, tu vas me juger ridicule !
- La mort ne juge pas, d’autres sont là pour le faire… Parle !
- Pourquoi la dualité régit-elle notre univers ?
- La dualité ?
- Oui Mort, la dualité. Tout dans l’univers semble obéir à la dualité : l’homme – la femme, l’interne – l’externe, le simple – le compliqué, le bien – le mal, le continu – le discontinu, le zéro – l’infini….
- Voilà une bien étrange question. Tes frères d’habitude me demandent de prolonger leur vie terrestre ou de revoir un être cher. Ils me demandent « quel est le sens de la vie », « qu’est ce qui m’attend après la mort ». Aucun ne m’a jamais demandé pourquoi la dualité existait. Je ne suis qu’une modeste accompagnatrice incapable de répondre à une telle question. Il faut que je m’en réfère à mes supérieurs ! Je vais consulter l’au-delà…
La Mort disparaît quelques instants et la main de l’homme retombe sur le lit. En même temps, il sent son corps traversé de mille maux. La douleur lui fait presque oublier ces minutes exceptionnelles qu’il vient de traverser. Quand il sent sa main, à nouveau, serrée dans une main froide, il sait que la Mort est revenue.
- J’ai la réponse de l’au-delà ! Je ne peux te répondre et l’au-delà ne veut pas te répondre !
- … !
- Mais il t’accorde une faveur exceptionnelle… Avant que tu n’accomplisses, avec moi, le grand voyage, il t’accorde le droit de chercher, en ce monde terrestre, l’explication à ta question. Tu quittes ton enveloppe charnelle et ton esprit aura le droit d’interroger qui il veut, où il veut, dans le monde des êtres vivants ou inanimés, réels ou imaginés ayant existé. Quand tu auras ta réponse, je reviendrai te chercher…
Puis la Mort disparut…
L’homme se retrouve seul. Seul ? Non ce n’est pas tout à fait exact. Il est dans son corps et il n’y est pas. Il essaie de remuer le bras, rien ne se produit… Il pense « je vais m’élever au-dessus de mon lit » et il s’élève ! Il a toujours la sensation d’être lui-même et pourtant il peut se voir allonger sur le lit. Il pense : – cette expérience est une première réponse à mon interrogation sur la dualité… Toute ma vie j’ai pensé être « un » alors que j’étais « deux ». Avec ma mort je viens de dissocier mon corps psychique de mon corps matériel. –
Il repense à la proposition de l’au-delà : « ton esprit aura le droit d’interroger qui il veut, où il veut dans le monde des êtres vivants ou inanimés, réels ou imaginés ayant existé ».
- Oui… ! Mais comment vais-je faire ?
Un esprit libéré de son corps fonctionne plus rapidement, la matière est un frein à la pensée. La solution jaillit, évidente : – maintenant que je suis pur esprit, il me suffit de vouloir… ! –
Et l’homme voulut… Il voulut d’abord interroger un grammairien. Pourquoi un grammairien ? Peut-être pour se renseigner sur le sens du mot dualité.
Un nom lui vint à l’esprit : Vaugelas.
- S’il existe une référence en grammaire, c’est bien lui. Il aura sûrement des choses intéressantes à me dire sur la dualité !
Il se concentre et arrive… À côté de Vaugelas. Celui-ci est assis dans un jardin et lit avec attention un ouvrage dont il tourne les pages en marmonnant. L’homme s’approche doucement, il est gêné de troubler une si profonde réflexion. Il croît bon pour entamer la conversation de lui donner son titre.
- Monsieur le baron excusez-moi… !
Vaugelas lève brusquement la tête.
- Monsieur, on ne dit pas : excusez-moi, mais veuillez avoir l’obligeance de m’excuser !
- Monsieur le baron veuillez avoir l’obligeance de m’excuser !
- C’est bien. Qu’y a-t-il ? Je vous suis tout ouïe !
- Monsieur le baron j’ai question de grammaire à vous poser…
- Intéressant ! Je ne sais si je pourrai vous répondre. Comme je l’ai dit de mon vivant : « Je ne suis qu’un simple tesmoin qui dépose ce qu’il a veü et ouï». Posez votre question.
- Monsieur le baron quelle signification donnez-vous au mot « dualité » ?
- « Dualité », mais c’est élémentaire ! Ce mot est dérivé de « deux ». Et deux est un adjectif numéral et un nom masculin, il vient du latin duo. De nombreux préfixes sont dérivés de ce mot : bi- , deutéro -, dupli – , re – , emi – , hémi – , dia – , di – , dicho – , dy – , herma – , ambi.
- Certes monsieur le baron, mais tout ceci est bien abstrait pour moi !
- Abstrait ? Je vais séance tenante, vous donner des exemples concrets. Avez-vous déjà mangé des biscuits ?
- Certes oui, c’est délicieux !
Et l’homme pense à la bonne odeur des gâteaux que lui faisait sa mère. Bien qu’il n’ait plus de cœur, il le sent se serrer à ce souvenir lointain.
- Et bien vient de bis, deux fois, et cuit…
- Maintenant que vous me le dites, monsieur le baron ! Effectivement ma mère les faisait cuire deux fois.
- Avez-vous connu vos bisaïeuls ?
- Je suis en peine de vous répondre, car j’avoue à ma grande honte je ne connais pas la signification de ce mot…
- C’est pourtant simple : parents des grands-parents c’est-à-dire les arrière-grands-parents.
- Effectivement dit comme cela c’est simple. Je ne les ai pas connus, mais je pense que je vais bientôt faire leur connaissance… Monsieur Vaugelas tous les exemples, que vous me donnez, sont fort intéressants et je pense que vous pouvez m’en citer bien d’autres, mais je m’interroge sur le pourquoi de la dualité !
À ce moment une litanie, apprise à l’école, se superpose au dialogue.
Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize
Répétez ! dit le maître
Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize…
L’homme secoue la tête pour faire cesser cet inventaire, mais essayer de secouer la tête quand vous n’êtes plus qu’un esprit !
L’inventaire continue lancinant…
et huit et huit à leur tour s’en vont
et quatre et quatre et deux et deux
à leur tour fichent le camp
et un et un ne font ni une ni deux
un à un s’en vont également.
Et l’oiseau-lyre joue
et l’enfant chante
Il crie excédé : – monsieur Jacques Prévert il est impoli de se mêler à la conversation des autres quand on n’y pas été invité !-
Monsieur Vaugelas intervint :
- Ayez un peu de respect pour monsieur Prévert, ce n’est pas n’importe qui ! Il a peut-être des choses à nous dire sur la dualité…
- Vous le connaissez ?
- Nous nous connaissons tous dans l’au-delà, vous verrez quand vous nous rejoindrez !
Et l’Homme d’interroger :
- Ayez l’obligeance de bien vouloir m’excuser monsieur Prévert, avez-vous des précisions à m’apporter sur la dualité ?
L’Homme se trouva transporté dans un café, devant le zinc d’un comptoir (c’est vraiment pratique d’être un pur esprit). Jacques Prévert, est appuyé sur le comptoir son éternelle casquette sur la tête et un mégot à la bouche.
- De deux choses lune l’autre c’est le soleil…
- Amusant monsieur Prévert j’apprécie votre humour, mais je vous rappelle que je suis en conversation avec monsieur Vaugelas et que nous parlons de dualité. Le deux semble vous inspirer, mais en tant que poète avez-vous des choses à m’apprendre sur le sujet ?
- Monsieur quand j’étais vivant j’avais coutume de dire : -J’écris pour faire plaisir à quelques-uns et pour en emmerder beaucoup– Même mort voyez- vous j’ai gardé cette mauvaise habitude ! Je plaisante… La dualité vaste sujet. Vous savez nous les poètes notre dualité c’est surtout l’amour !
Des milliers et des milliers d’années
Ne sauraient suffire
Pour dire
La petite seconde d’éternité
Où tu m’as embrassé
Où je t’ai embrassée
Et encore…
Quel jour sommes-nous
Nous sommes tous les jours
Mon amie
Nous sommes toute la vie
Mon amour
Nous nous aimons et nous vivons
Nous vivons et nous nous aimons…
Ah ! Quelle plus belle dualité que l’amour : Roméo et Juliette, Tristan et Iseut. Vous avez l’esprit bien tordu, monsieur, pour allez chercher plus loin !
L’homme remercia Jacques Prévert et retourna vers Vaugelas.
- Je vous prie d’excuser cette interruption, monsieur le baron. Pouvez-vous me dire ce qu’est la dualité ?
- La dualité : caractère de ce qui est double en soi !
- Je crois que j’avais compris la signification, mais cela ne répond pas pour autant à mon interrogation : « Pourquoi la dualité régit-elle notre univers ? »
- Je ne sais pas pourquoi, mais je peux vous dire qu’elle régit souvent la grammaire. Je prends comme exemple la conjonction de coordination et, elle associe bien deux choses. Et la conjonction de coordination ou également !
- Mais ce n’est pas le cas pour le ou inclusif !
- Objectivement vous avez raison, mais dans ce cas ne peut-on pas dire que l’on se trouve dans une double dualité : une dualité vrai-faux et une dualité vrai-vrai ?
L’homme se gratta la tête (c’est une image).
- Tout ceci demande réflexion, mais ne m’explique pas le pourquoi !
- Mon bon monsieur, vous demandez à la grammaire, des choses auxquelles elle est bien incapable de répondre ! Je pense que vous devez aller chercher ailleurs la réponse à votre question. Ceci étant, je m’en vais ou je m’en va l’un ou l’autre se dit ou se disent.
Et l’homme se retrouve suspendu dans l’éther contemplant son corps exsangue.
Tout à coup surgit le cardinal de Richelieu. Un cardinal dans sa chambre ! L’homme se sent tout ému…
- Vous voulez des précisions sur une question de grammaire et vous ne vous adressez pas aux immortels. À quoi sert que j’ai créé l’Académie française ?
- Ne nous énervez pas mon cher duc. J’allais le faire, si monsieur Vaugelas ne m’avait pas affirmé que la réponse à ma question n’était pas dans la grammaire. Entre parenthèses vos immortels ne le sont pas vraiment…
Richelieu se retourna brusquement le visage rouge de colère et disparut.
Une silhouette se faufila à travers le mur, se pencha sur le corps allongé sur le lit et le mordit au cou.
- Eh ! Que faites-vous ?
La créature se retourna et l’homme reconnut le comte Dracula.
- Vous voyez, je fais mon travail de vampire !
- Mais je ne vous ai pas dit de venir !
- Sans le vouloir, vous y avez pensé. Et quand on est mort, l’inconscience trop longtemps emprisonnée dans les méandres du cerveau se libère. Toute votre vie la dualité a été représentée dans votre inconscient par des personnages à double personnalité : docteur Jekyll et mister Hyde, la créature créée par le docteur Frankenstein à partir d’un cadavre et le cerveau d’un criminel, le docteur Faust qui a vendu son âme au diable pour retrouver la jeunesse, etc. J’étais le plus près me voici donc !
- En tant que personnage dual que pouvez-vous me dire sur la dualité ?
- Rien !
- Quoi rien ?
- Vous savez je ne suis que le fruit de l’imagination d’un auteur, j’exécute ce qu’il invente. N’allez pas me demander en plus de réfléchir sur la nature et la finalité de mon personnage !
Dracula disparut dans le mur.
- J’ai compris je n’ai rien à attendre des personnages à double personnalité. Puis-je espérer quelque chose des couples ?
L’homme se retrouve dans une immense prairie. Brusquement un lapin blanc habillé avec une redingote lui passe entre les jambes.
- Je suis en retard, je suis en retard, je suis en retard…
Interloqué il le regarde s’éloigner.
- Pardon, pardon écartez-vous !
Une petite fille blonde aux yeux cyan manque de le bousculer. Il la reconnaît. Il crie :
- Vous êtes Alice ?
Elle s’arrête brusquement.
- Bien sûr ! Vous ne reconnaissez pas le pays des merveilles ?
- Bah si… !
- Que voulez-vous ?
- Que peux-tu me dire sur la dualité ?
- Ne connais pas ! Et puis je suis pressée, mon lapin vient d’entrer dans un terrier ! Salut !
L’homme se retrouve bredouille. Au loin il aperçoit deux silhouettes familières. Pas de doute ce sont Laurel et Hardy. Il se précipite :
- Hello Stan, hello Oliver ! vous êtes mes sauveurs !
Stan soulève son chapeau et se gratte la tête.
- Oh yes ! Nous sommes ses sauveurs n’est-ce pas Oliver ?
- Naturellement Stan ! – réponds Hardy
- Que pouvons-nous pour votre service monsieur ?
- Vous êtes deux ?
- Assurément Stan est comme mon frère !
Laurel :
- Mais je ne suis pas ton frère !!!
- Tais-toi imbécile – s’exclame Hardy en donnant un coup de chapeau à Laurel.
- Excusez-le, monsieur, je vous écoute…
- La dualité cela vous dit quelque chose ?
- La dualité ? Certainement la dualité nous adorons ! N’est-ce pas Stan ?
- Oh oui nous adorons !
L’homme comprit qu’il ne pourrait rien tirer de ces deux-là et que ce serait la même chose de tous les personnages fictifs. Comme l’avait dit Dracula, un personnage est créé pour obéir à son auteur et non pas pour penser par lui-même.
Il est de retour dans chez lui. Son corps est toujours là, inerte. Il aperçoit à travers la porte, près de la chaise le cabas renversé… Il pense à la tranche de jambon, à la demi-baguette, au paquet de chips. Tout cela va être gâché ! Il sourit… plus rien d’importance maintenant. Je suis mort ! – avec tout cela je n’ai toujours pas réponse sur la dualité ! À qui m’adresser ? –
Son esprit tourbillonnant essaye de se raccrocher à une idée. À force de tourbillonner, il en accroche une qui traînait par là. La science ! La science a sûrement des choses à m’apprendre sur la dualité ! Mais qui interroger ? Einstein ? Il est beaucoup trop sollicité, il doit être bien fatigué le pauvre… Je vais plutôt demander à Isaac. Voilà bien longtemps qu’il est mort. Il a eu tout le temps de réfléchir à ses découvertes et à ses erreurs et il n’a pas dû cesser d’observer les travaux de ses successeurs. Ces gens-là ne décrochent jamais…
L’homme se retrouve brusquement à l’intérieur d’une cathédrale. Une messe est en train de s’y dérouler. Et la foule des participants entonne un chant. Pas de doute c’est de l’anglais. – Où suis-je ?- pense l’homme. Il sort, s’éloigne et examine l’immense monument. Il reconnaît la cathédrale, pas de doute c’est l’abbaye de Westminster ! C’est vrai je ne m’en souvenais plus, Newton est inhumé dans cette abbaye… Retournant à l’intérieur de l’édifice, l’homme traverse la foule (ce n’est pas une image, car effectivement il traverse les personnes et les chaises comme si ceux-ci n’opposaient aucune résistance matérielle). L’homme semble ne pas exister. Arrivé au fond de la cathédrale il s’immobilise devant le tombeau d’Isaac Newton. Personne ! Sur le mausolée est gravé en latin : « Ici est enterré Isaac Newton, chevalier, qui par une force d’esprit presque divine, et des principes mathématiques à lui propres singuliers, a exploré le cours et les figures des planètes, les chemins des comètes, les marées de la mer, les dissimilitudes dans les rayons de la lumière, et, ce qu’aucun autre disciple n’a précédemment imaginé, les propriétés des couleurs ainsi produites. Diligent, sagace et fidèle, dans ses expositions de la nature, de l’antiquité et des Saintes Écritures, il a défendu par sa philosophie la puissante et bonne majesté de Dieu, et a exprimé la simplicité de l’évangile à sa façon. Mortels, félicitez-vous qu’un si grand homme ait vécu pour l’honneur de la race humaine ! Il est né le 25 décembre 1642 et est mort le 20 mars 1726 »
Déçu l’homme s’apprête à repartir quand un petit homme, malingre presque difforme surgit de derrière une colonne.
- Vous me cherchez monsieur le français ?
- Comment savez-vous que je suis Français et comment se fait-il que je comprenne l’anglais maintenant ?
- Vous êtes vraiment un fantôme débutant. Nous les esprits nous n’avons pas besoin de parler ou d’écrire pour nous comprendre, notre langage est universel. Je sais même pourquoi vous êtes venu ! La dualité n’est-ce pas ?
- Je vois que vous êtes direct Sir, après quatre siècles nous n’avez pas perdu la vivacité de votre esprit !
- Vous ne croyez pas si bien dire, le corps dans lequel vous me voyez n’existe plus, les atomes qui l’ont constitué se sont dispersés aux quatre coins de la terre. Et c’est bien ! Il m’a fait terriblement souffrir ! Je peux maintenant penser sans aucune contrainte. Mais trêve de bavardages, vous voulez savoir pourquoi la dualité régit le monde !
- C’est cela même…
- Quelque temps avant de mourir j’ai écrit : « Je ne sais ce que j’ai pu paraître aux yeux du monde, mais à mes yeux il me semble que je n’ai été qu’un enfant jouant sur le rivage, heureux de trouver de temps à autre, un galet plus lisse ou un coquillage plus beau que les autres, alors que le grand océan de la vérité s’étendait devant moi, encore inexploré». Maintenant je sais que les galets que j’ai ramassés étaient peu de chose à côté de l’immensité des galets à ramasser… et la dualité ne figurait pas dans ceux que j’ai ramassés.
- … !
- Ne faites pas cette tête ! Je n’ai pas cessé pour autant d’observer de l’au-delà les travaux de mes successeurs. Et certains furent très bon les bougres ! Voyez-vous ce rayon de lumière qui traverse le vitrail devant nous ? Est-il meilleure illustration de la dualité ?
- Je ne comprends pas !
- Vous allez comprendre ! Savez-vous de quoi est constituée la lumière ?
- Si mes souvenirs sont bons, de photons.
- C’est exact ! Et qu’est-ce un photon ?
- Une particule lumineuse.
- Vous avez dit une particule et c’est là qu’apparaît la dualité. Les photons sont incontestablement des particules. De nombreuses expériences le prouvent. Mais de nombreuses autres expériences prouvent que la lumière n’est pas qu’un flot de particules, mais aussi une onde.
- Et alors ?
- Et alors… on sait maintenant que le photon a une double personnalité. Il est parfois une particule parfois une onde, il est dual ! Comme si vous, vous étiez parfois un homme et parfois une femme. Mais cette image est incomplète le photon est simultanément une particule et onde. Cela peut vous sembler fou c’est comme si je vous disais que vous êtes à la fois dehors et dedans.
- C’est effrayant !
- Mais non, vous vous y habituerez. Vous êtes actuellement dans cette abbaye et pourtant vous êtes encore là-bas à côté de votre cadavre. Vous croyez me voir, mais je suis ailleurs. Mais revenons à des sujets plus scientifiques. La dualité ne désigne pas deux points de vue différents sur un phénomène, si ces deux points de vue sont successifs dans le temps. Ce qui ne se rencontre pas ne saurait être contradictoire. Par exemple, pour la lumière, que la théorie ondulatoire ait historiquement supplanté, un certain temps, la théorie corpusculaire ne fait pas émerger une dualité : simplement un point de vue sur le phénomène succède à un autre point de vue. La dualité désigne deux éléments différents (corpuscule / onde) qui coexistent et provoquent une tension, un antagonisme, au coeur d’un même phénomène. C’est alors qu’une dualité se révèle et, souvent, semble narguer le chercheur qui serait resté épris du principe de contradiction. Après tout, un amphithéâtre ne saurait être en même temps rempli d’étudiants et vide d’étudiants. Et bien c’est possible pour la physique quantique !
- Je vois que vous n’êtes pas resté inactif Sir Newton !
- Repos éternel ne signifie pas inactivité éternelle !
- Puisque mon propos sur la dualité onde/particule semble vous avoir intéressé, je vais vous parler, dans la foulée, du principe d’indétermination d’Heisenberg.
- Heisenberg ?
- Werner Heisenberg est un grand physicien allemand qui énonça son principe en 1925. En simplifiant, ce principe dit : qu’il est impossible de mesurer simultanément la position et la vitesse d’un objet quantique. Plus on connaît une grandeur avec précision, moins l’autre peut être connue précisément. Ainsi si vous étiez une particule et si vous étiez, par exemple, dans une voiture vous ne pourriez pas lire votre vitesse sur le compteur et repérer votre position sur une borne kilométrique, d’une façon simultanée. La vitesse et la position forment une dualité de grandeurs antagonistes. Vous ai-je éclairé sur la dualité ?
- Certainement Sir, d’après vos explications je vois qu’il existe au moins deux sortes de dualité : une dualité où les deux grandeurs existent simultanément comme dans le cas onde/particule et une autre, où une grandeur exclut l’autre comme c’est le cas dans le principe d’indétermination d’Heisenberg.
- Vous comprenez vite ! Mais ce n’est qu’un petit galet que vous venez de ramasser… En sciences, toute dualité est « provisoire », quand elle n’est pas tout simplement instrumentalisée, à prendre puis à laisser. En sciences, les dualités ne figent pas les choses, mais permettent juste d’aider à aller de l’avant. Aucun jugement de valeur, évidemment, entre les deux pôles d’une dualité en sciences. Les dualités se contentent de rester humblement pragmatiques.
- Je comprends ! Vous m’avez éclairé sur la dualité en sciences, mais je m’aperçois que je n’ai toujours pas de réponse à ma question : pourquoi la dualité régit-elle notre univers ?
- Nous les savants nous restons modestes. La science ne régit pas le monde, mais nous aide à comprendre comment le monde est régi. Ce n’est pas dans la science qu’il faut chercher le pourquoi, elle ne peut qu’éclairer le comment! Bonne chance…
Et l’homme se retrouve dans sa chambre. Sa dépouille est toujours là immobile et froide. Il la contemple et maintenant qu’il l’a quittée il repense à la longue route qu’ils ont faite ensemble. Les souvenirs reviennent en vrac, sa femme, sa fille, cette balade qu’ils avaient faite au Touquet, son prix d’excellence en CM2, son premier baiser avec Angèle une petite voisine de palier, Georges un copain de régiment, l’odeur de la mer sur les rochers de la côte sauvage à Quiberon…
La Mort a raison. Pourquoi se poser des questions sur la dualité ? « Quel est le sens de la vie », « qu’est-ce qui m’attend après la mort » sont des questions plus pertinentes, plus « politiquement correctes » quand on décède. Seulement voilà, tout petit, il était déjà curieux. Sans arrêt il demandait : pourquoi ? Son père un monsieur extrêmement sévère, au mieux, lui disait : « je t’expliquerai cela quand tu seras grand », au pire il recevait une claque. Quand il fut devenu grand, les choses ne s’arrangèrent pas. Les professeurs n’aiment pas les élèves qui posent trop de questions et qui perturbent le bel agencement du cours, surtout s’ils n’ont pas la réponse à la question posée. Au régiment ce fut pire. Comme le disait très finement l’adjudant Gromollar : penser c’est déjà désobéir.
En mathématiques le nombre deux le fascinait. Le système binaire fut une découverte. Toutes les applications technologiques qui en découlaient le conduisirent naturellement à se poser des questions sur la dualité. Elle était partout. Même la vie était duale. Les êtres unicellulaires se divisent en deux. Il faut deux êtres sexués pour en créer un nouveau. Est-ce cette dualité vitale qui a induit la dualité dans la pensée de l’homme ? Le bien- le mal, la justice – l’injustice, le beau-le laid, dieu – le diable… Sans doute, mais cette dualité existe intrinsèquement en dehors de l’homme : l’interne – l’externe, le simple – le compliqué, le continu – le discontinu, le zéro – l’infini…. On peut raisonnablement penser que la vie n’est qu’une expression d’un principe universel.
Un grand découragement s’empare de l’homme. Il comprend maintenant que la réponse à sa question n’est pas à sa portée. Seul Dieu s’il existe peut lui répondre.
Il se retrouve allonger sur son lit, sa main enserrée dans celle de la Mort.
- Alors Homme es-tu prêt pour le grand voyage ?
- Je suis prêt Mort… Allons-y !
Bravo ! Je trouve que cela est écrit comme un conte : pour éloigner la mort, le vieux lui pose une question à laquelle elle ne sait pas répondre ! Et… il finit par obtenir un délai ! A partir de là, toutes ses pérégrinations vont me sembler « naturelles » !
La « décorporation », je ne sais pas pourquoi, mais je l’attendais depuis les premières lignes. Encore une façon déguisée d’échapper à la faucheuse.
La dualité qu’il recherche est déjà « matérialisée » par cette séparation du corps et de l’esprit.
C’est aussi cette dualité qui est au cœur de certaines religions comme le manichéisme (Mani/Manes) ou le zoroastrisme (Zoroastre/Zarathoustra), dont les Cathares ont pu en partie s’inspirer. Pour avoir sa réponse, le vieux aurait peut-être dû interroger d’abord les théologiens, ou au moins le philosophes s’il veut répondre à la question « pourquoi » et ne pas rester celui qui constate des faits.
On voit bien, dans sa quête de vérité, que notre vieux est quelqu’un de systématique, mais qui procède trop à la manière d’un « bon élève » pour trouver la réponse à sa question…
J’ai bien aimé cependant l’exposé de Newton. On dirait un bon cours de physique ! Je dois dire que j’ai un peu regretté que l’esprit renonce et se livre finalement à la mort dans une sorte d’éternelle frustration. Il faudrait peut-être trouver une pirouette pour qu’il parte serein et apaisé, même s’il n’a pas trouvé.
Du moment où « l’homme » posa sa question pour la première fois, je ressentis le besoin de participer à la discussion.
Bien que très bien écrit et surtout, à bon escient, je ne serais pas surprise si peu de lecteurs étaient enclins à le lire jusqu’au bout. Le sujet commence légèrement et est facile à suivre. Il devient progressivement difficile à saisir à mesure que la fin approche.
Cependant, seule une connaissance globale des bases de la théorie quantique suffirait pour lire ce texte avec beaucoup de plaisir dans son intégralité, du début à la fin.
J’aime cette approche graduelle au cœur du récit, à savoir la première tentative sérieuse pour répondre à cette question apparemment étrange.
Il est clair que ce texte est le fruit d’une étude bien étayée sur le sujet. Le mélange de faits vérifiables et de fiction donne une saveur à la fois agréable et piquante à l’ensemble. Mille bravos !
Nous nous trouvons, au moins, entre deux réalités : le monde quantique et l’univers.
Je crains que nous ne soyons jamais capables de comprendre ce que nous observons au-delà de notre petite réalité chaleureuse tant que nous employons la physique classique pour observer et mesurer les phénomènes dans les « autres mondes ».
Même notre explication actuelle de la « dualité » en quantique est, par essence, fausse, car nous avons tendance à mesurer et à interpréter nos observations conformément aux lois de la physique telles que nous les connaissons dans notre physique « classique ».
J’ose dire que nous ne sommes pas seulement incapables du « pourquoi » mais également du « comment » de ce que nous avons découvert jusqu’à présent « au-delà ».
C’est pourquoi j’adore la chute : « Un grand découragement s’empare de l’homme. Il comprend maintenant que la réponse à sa question n’est pas à sa portée. Seul Dieu s’il existe peut lui répondre ».
Merci, Loki, pour ce texte que j’ai vraiment beaucoup aimé lire et que je trouve très inspirant.
Merci mes bons amis de vos commentaires aussi développés qu’étayés !
Le sujet mérite sans aucun doute d’autres échanges…
Je suis preneur.
En son temps j’avais envisagé d’autres fins en voici une. Qu’en pensez-vous ?
Le mot « vie » fouette un instinct qu’il croyait éteint !
Il se tâte, pas de doute il est bien vivant, d’ailleurs sur la table, la vue de la tranche de jambon, le pain et le paquet de chips le font saliver. Cette promenade dans l’au-delà lui a ouvert l’appétit. Il a retrouvé des forces.
Il hoche la tête. La dualité ? Qu’en a-t-il à faire de la dualité ? Derrière la fenêtre le soleil brille, il pense aux arbres, aux fleurs qui l’attendent.
Il s’assied devant la table. Il se saisit du pain.
Une main glacée lui saisit l’épaule.
– Alors homme, es-tu prêt pour le grand voyage ?
– Pas tout de suite Mort, j’ai encore beaucoup de choses à faire, en particulier savourer cette bonne tranche de jambon et ces quelques chips. Écoutez si vous voulez vraiment voyager quelqu’un j’ai ma voisine du deuxième qui souffre affreusement d’un cancer depuis deux ans. Vous pouvez lui rendre un grand service !
Devant ce retournement de situation, la grande Faucheuse est bouche bée, pâle comme la mort.
Le vieillard se tourne vers elle.
– Tu es sourde ou quoi ? Je n’ai pas que ça faire, dans 10 minutes mon infirmière arrive, elle est plus gironde que toi, alors au revoir, je ne retiens pas … tu connais le chemin, je crois…
Pour ma part, je préfère la version originale bien que celle-ci ne soit pas mal du tout.
Toutefois, je regrette que dans cette nouvelle tentative, la chute semble être poussée dans la direction « le Seigneur prend soin et mène les choses à bien ».
Moi, je préfère voir cet homme mort sage et frustré plutôt qu’accroché à la vie dans un état de bêtise éternelle. ?
Merci, Loki, de nous avoir épargné cette saucissonade au jambon et aux chips ! Rires !
Cela serait vraiment en rupture (pour moi) avec le reste du texte.
J’imaginais plutôt une fin ou le malheureux protagoniste se verrait proposer une audience ce divine et se réjouirait de rencontrer Dieu en personne pour se faire expliquer la chose.
Enfin, je dis Dieu dans le cas ou la Mort l’accompagnerait au Paradis, sinon, ce serait plutôt Satan, ce qui ne manquerait pas de le faire s’interroger encore un peu plus sur la dualité à laquelle les Zoroastriens,les Bogomiles et autres Manichéens paraissaient croire fermement.
So… R.I.P.
Merci Loki pour ce scénario intéressant et mené avec style, richesse documentaire et humour.
Purana et Hermano ont fait des commentaires talentueux et étayés. Je me contenterais de quelques remarques, n’ayant pas leur talent.
Comme Hermano, je trouve que notre homme est bien rangé car il s’adresse à des hommes d’ordre: grammairien, cardinal, physicien… qui sont des gens qui classifient. Je me serais attendue aussi à ce qu’il consulte un philosophe et un théologien…
Étant assez allergique à la physique, j’avoue avoir décroché sur le passage de Newton qui m’a semblé un peu long.
Enfin, les puces alias « bullet points » que tu utilises souvent me perturbent car elles suggèrent une argumentation et non un dialogue; C’est un élément de typographie très utilisé par les consultants pour bien asséner leur point de vue!!! Or là nous avons des dialogues et la lecture gagnerait en fluidité avec des tirets. En fait, la typographie a des règles très précises (voire tatillonnes) qui ont pour but de guider la lecture.
Voilà!