Dans le laboratoire silencieux éclairé par une lumière bleue, elle est posée, à côté d’autres, dans une boite en verre. Trois heures de matin tous les chercheurs dorment depuis longtemps bien au chaud dans leur lit. Dans l’enceinte vitrée, il fait chaud également. La température idéale, voulue par les hommes pour que les œufs de mouche éclosent, se transforment en larves et enfin en nymphes (1). Justement, la nymphe se met à bouger, un tremblement secoue la membrane (2) et se fait de plus en plus rapide. Brusquement elle se déchire. La nymphe continue de tressauter : une patte apparait puis une autre. La déchirure s’agrandit laissant sortir une tête. Enfin, un corps entier se dégage. Drodro vient de naître ! Drodro est une gentille petite mouche appelée drosophile ou plus simplement mouche du vinaigre. Vous en avez tous vu. À chaque fois qu’il y a des fruits ou des légumes, elles apparaissent. Elles sont plus difficiles à voir que les mouches domestiques (3) qui viennent se poser familièrement sur vos tartines, elles sont plus silencieuses que ces grosses mouches qui s’obstinent à vouloir rentrer dans le réfrigérateur et qui refusent avec la même détermination (4) de sortir par la fenêtre que l’on vient d’ouvrir. Mais comme vous avez de bons yeux, vous les verrez poser sur les murs, si petites, qu’on peut les confondre avec des taches.
Donc Drodro vient de naître après avoir parcouru le cycle (5) qui est celui des insectes : œuf, larve (6) et nymphe. Elle déplie ses ailes et s’éloigne, sans regret, de la défroque(7) qui l’a si bien protégée. Pourquoi, Drodro comme prénom ? Pourquoi pas ? Après tout, c’est mignon. Les savants qui aiment les noms compliqués appellent ces petites mouches drosophila melanogaster. Avouez que Drodro c’est plus intime ! Mais je suis injuste avec les savants, car ils sont aussi poètes. Ils connaissent le latin ! Ils ont choisi ce nom pour ces mouches, car « droso » signifie en latin : la rosée et « philus » : qui aime.
Pour l’instant de la rosée il n’y en a point. Dans sa cage de verre bien chauffée, Drodro ouvre les yeux pour faire connaissance avec le monde. La lumière bleue est difficile à supporter, mais peu à peu elle s’y habitue. Elle voit que d’autres drosophiles sortent à leur tour de leur nymphe. Elle se sent moins seule. Plus tard des hommes en blouse blanche arrivent. Ils sortent Drodro et ses sœurs de la « boite à naissance » et les placent dans une autre cage où des mouches plus âgées bourdonnent. L’une d’elles se pose à côté de Drodro.
- Salut ma belle ! Tu viens de naître ?
- Naître ?
- Tu ne sais pas ce que cela veut dire ! Aucune importance ! Bienvenue au drosophilodrome…
- Drosophilodrome ?
- Ce que tu peux être niaise ! C’est le nom de cette cage où nous vivons.
- Tu viens casser une petite croûte… ?
Et la vieille drosophile amène Drodro au bord d’une boite en verre. Quand j’écris « vieille », tout est relatif. N’allez pas croire que les mouches à vinaigre vivent cent ans comme nous. Toute leur existence se déroule sur deux semaines et la copine de Drodro doit bien avoir treize jours. Mais elle a bon appétit et plonge sa trompe dans la gelée de la boite et aspire goulûment. Drodro l’imite et recrache immédiatement.
- C’est immonde (8)!
- Évidemment, il y a meilleur, mais il faudra t’en contenter ma belle. C’est la nourriture que nous offrent les hommes…
- Les hommes ?
- Mais oui les hommes ! Ce sont les monstres qui t’ont apporté ici.
- Que faisons-nous ici ?
- Écoute, Drodro, tu poses bien des questions ! D’habitude tes sœurs sont moins curieuses et se contentent de se gorger(9) de ce nectar (10) que tu refuses, de voler dans la cage, de se dorer sous la lampe et de se câliner avec les garçons.
- Câliner ?
- Je t’expliquerai quand tu seras plus grande…
- À quoi servent les hommes ?
- J’avoue que je n’en sais rien. Ils viennent parfois apporter de jeunes mouches et prendre quelques-unes d’entre nous.
- Où vont-elles ?
- Cela, non plus, je ne le sais pas. Aucune n’est jamais revenue pour nous le dire !
Ce que la vieille drosophile ne sait pas, je vais vous l’expliquer : les drosophiles servent depuis longtemps aux savants pour faire des expériences. Ne pleurez pas ! Sans leurs sacrifices, beaucoup de médicaments, de vaccins n’existeraient pas. Comme elles vivent plus rapidement que nous et nous ressemblent sur bien des points, cela permet d’étudier sur elles des phénomènes (11) qui nous touchent également.
Drodro n’est pas une mouche à vinaigre comme les autres ! Le Bon Dieu l’a pourvu d’un cerveau plus exceptionnel que ses sœurs. Cette vie décrite par la vieille drosophile ne lui convient pas. Jamais elle ne pourra s’habituer à cette nourriture fade et cet espace restreint. Elle s’interroge : où vont ces mouches, emportées par les hommes ? Elle sent intuitivement qu’il existe autre chose que cette cage de verre, cette atmosphère chaude et humide. Il faut qu’elle sorte !
Plusieurs heures passent… La chance lui sourit…. Un des savants vient chercher quelques drosophiles pour une expérience. Pendant qu’il s’escrime à attraper, une par une, les plus grosses, Drodro dans un effort « surhumain » fonce vers l’ouverture et parvient à quitter la cage. Le monstre trop occupé par sa chasse ne la voit pas passer. Drodro va se poser sur le plafond dans un coin obscur. Elle attend son heure. Dès que deux savants ouvrent la porte du laboratoire, Drodro se faufile à tire-d’aile dans le couloir. C’était la première fois qu’elle voit la lumière du jour ! Elle est à la fois aveuglée, éblouie et heureuse : quelle merveille à côté de la lumière bleue glacée de la salle où elle est née ! Elle erre dans le bâtiment découvrant mille choses nouvelles. Mais le plaisir de la nouveauté passé elle commence à avoir faim. Elle a beau explorer son nouvel univers, il n’y a rien à se mettre sous la trompe… L’appétit des drosophiles est important. Vous, les petits enfants, vous adorez les bonbons et les glaces, les mouches à vinaigre aiment aussi beaucoup le sucre, mais cela ne leur suffit pas (comme à vous). Il leur faut autre chose. Elles se régalent de fruits et de légumes et aussi…. de vinaigre ! Ne grimacez pas, chacun ses goûts : vous trouvez ce liquide bien acide, les drosophiles l’adorent… Malheureusement, dans le bâtiment d’une propreté immaculée, point de fruit, de légume ou de vinaigre. Même pas une petite épluchure à se mettre sous la dent (12) !
Le temps passe (il passe très vite pour les drosophiles…) et Drodro s’affaiblit. Elle en vient à regretter sa cage en verre et la gelée sans saveur qui au moins la nourrissait. Heureusement, madame Fortuna Dialo Maouré lui sauve la vie. Femme de ménage attitrée du laboratoire, elle vient à passer avec son chariot, ses seaux, ses balais et la bonne odeur de sale qu’adorent les mouches. Drodro se précipite et se pose sur une serpillière bien crasseuse[i] dans laquelle elle plongea sa trompe. Évidemment, le liquide a un petit goût de chimique, mais que ne mangerait-on pas quand la faim vous tenaille (13) ? Les forces reviennent peu à peu dans son corps amaigri. Madame Fortuna Dialo Maouré finit de nettoyer toutes les pièces, sort du bâtiment et va ranger ses instruments dans l’annexe. Notre drosophile se retrouve ainsi à l’air libre. C’est une deuxième surprise. La lumière est encore plus éblouissante qu’avant. Elle fait connaissance avec une chose inconnue : le vent. Elle est emportée par un courant d’air et projetée dans la rue. C’est une merveille ! Un véritable garde-manger ! Des poubelles regorgent de choses sucrées, d’épluchures variées et d’autres immondices délicieuses… Drodo se rassasie pendant plusieurs heures. Elle pense alors que tous les hommes n’étaient pas des monstres de laboratoire !
Mais le temps passe très vite pour Drodro. La nourriture c’est bien… mais il lui manque quelque chose…d’indescriptible et de confus. Ce quelque chose se manifeste sous la forme d’un beau garçon-mouche. J’ai oublié son prénom. Il se pose à côté de Drodro pour déguster une magnifique peau de melon. Quand elle le regarda sans tourner la tête (15), il lui sourit. Elle le trouve très séduisant ! Il s’approche doucement, de plus en plus près… Elle comprit enfin ce que la vieille drosophile avait voulu dire en parlant de câlin ! C’est plutôt agréable.
Et c’est ainsi que se termine l’histoire de Drodro. Plusieurs œufs résultent de ses amours. Elle les pond avec le plus grand soin dans une magnifique pomme, puis s’éloigne sans regret. Les mouches ne sont pas maternelles !
De nouvelles histoires peuvent commencer.
Une fille | Un garçon |
(1) La nymphe : c’est une étape dans la vie d’une mouche.
(2) La membrane est la peau qui entoure la nymphe.
(3) On les appelle des mouches domestiques, car elles vivent le plus souvent dans les maisons et se nourrissent des aliments consommés par les hommes.
(4) Détermination : cela veut dire qu’elles sont têtues.
(5) Cycle : cela veut dire que la vie est comme une roue qui tourne : un insecte va pondre des œufs qui vont devenir à leur tour larve puis nymphe.
(6) Larve : quand les œufs des insectes éclosent, il en sort des larves. Exemples : pour les mouches ce sont les asticots et pour les papillons ce sont les chenilles.
(7) Défroque : c’est le nom un peu compliqué d’un vieil habit que l’on utilise plus.
(8) C’est immonde : c’est sale ou laid.
(9) Gorger : boire ou manger beaucoup.
(10) Nectar : jus sucré de certaines plantes
(11) Phénomène: tout ce qu’on peut observer.
(12) Se mettre sous la dent : c’est une expression humaine pour dire que l’on mange.
(13)Crasseuse : très sale.
(14) La faim vous tenaille : cela veut dire que Drodro a tellement faim qu’elle souffre comme si son estomac était serré par une pince.
(15) Les mouches ont des yeux en forme de boules qui voient sur les côtés
Elle est trop ! Drodro ! Un conte comme vecteur du savoir ! Une histoire vieille comme le monde, à la source de la pédagogie populaire. Merci Loki j’ai appris plein de choses sur ce petit insecte si familier et si ignoré.
J’ai beaucoup aimé cette histoire si bien “contée” et qui se termine – presque – comme un conte : ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfant !
Et qui n’est pas sans me rappeler un roman d’Amélie Nothomb qui m’avait beaucoup plu : ‘La métaphysique des tubes”…
Bravo Loki !
J’ai appris je ne sais où que c’était la lumière du matin qui faisait éclore les œufs des drosophiles. Des expériences ont été menées je crois. On pourrait d’ailleurs qualifier le drosophilodrome de drosophilarium en référence aux terrariums (tortues, serpents,…).
P.S. La conclusion pourrait, elle aussi, être écrite au présent, Non ?
Chamans et Hermano, merci d’avoir aimé ce conte “pédagogique”. Vous avez gardé vos âmes d’enfant.
Ayant eu six petits-enfants je me suis lancé dans l’écriture des contes avec un certain succès. Un moment j’avais envisagé de proposer à un éditeur, une série de contes “pédagogiques” pensant qu’elle pourrait intéresser les enfants en mêlant des connaissances scientifiques et du rêve. Cela ne s’est pas fait et cela ne se fera sans doute jamais.
Hermano tu me fais bien de l’honneur en me comparant à Amélie Nothomb, il en est résulté chez moi stupeur et tremblements !
Je risque d’être fat ! (rire)
Le conte et la nouvelle sont des genres qui me conviennent. J’ai essayé de me lancer dans le Haïku en respectant à la lettre les règles de rédaction. Mais je m’interroge sur le résultat : a-t-il une âme ?
Cela me fait penser aux robots d’Asimov, ils atteignent la perfection mécanique et électronique, mais n’auront jamais une âme humaine…