Le chocolat lui faisait les gros yeux. Cela avait commencé par un emballage à demi dissimulé dans un placard, de guingois sur l’étagère, un paquet neuf. Une boite de carton franc, qui ne laissait rien augurer, le papier blanc, frais, coupé avec soin aux ciseaux…
 
 Et puis, une révélation, une redécouverte au gré de la cuillère à café lorsque elle avait refermé sa bouche sur le petit tas bombé. Sa salive avait amalgamé la partie supérieure, comme une vague caresse languissamment les contreforts d’un château de sable. Oui, il y avait d’abord eu l’humide, puis le goût du chocolat, intense, puissant, qui empâtait un peu le palais…révélé après l’attente…
 
 La langue agissait comme une petite truelle, amassant au centre ce frisson brun. La poudre s’alentissait, glissant à degrés comme du sable sec vers la gorge, les remparts cédaient les uns après les autres… jusque à cette sensation attendue, prévisible …cet emprisonnement des papilles, l’enfouissement de la luette, du larynx, jusque à lui semblât il des cordes vocales…
 
 Des années après, cette onde le long du cou, ce sursaut de la moelle épinière et ce recueillement, pour ne pas tousser, surtout ne rien montrer, un frémissement à peine après la première bouchée.
 
 Elle saisit la petite casserole idoine, qui lui venait d’une grand-mère évanouie, le récipient servait, serti de son manche de bois, à puiser autrefois le lait chaud et épais à même un seau.
 
 Elle regarda le mélange frémir : cacao, lait, cannelle, une branche d’étoile d’anis étoilé et un grain de poivre. Le flou ourlait le bord de la casserole en longs flots écumeux, le crémeux lui renvoya une image, celle de la tasse de chocolat de Colette…
 
 Elle se rappela de ses incursions, enfant, à la boulangerie de quartier, où les jours de bombance, elle se hissait à hauteur de la poignée de porte en porcelaine, faisant joyeusement tinter la clochette, afin de s’acheter les côtes de chocolat empaquetées dont l’emballage figuratif promettait à lui seul un exotisme qui aujourd’hui lui semble désuet, sous ses yeux étincelaient le papier d’argent et ses bagues prosaïques des délices convoités, citron, café, vanille, framboise, orange…
 
 Et puis, elle se souvint de ces barres de chocolat qu’elle enfouissait au plus profond d’un quignon de pain beurré, pour que le plaisir dure plus longtemps, elle attisait son désir, qu’ainsi elle n’atteignît le meilleur qu’à la toute fin, savourant son trésor alors que les autres autour d’elles retournaient déjà à leurs occupations.
 
 Adulte, elle avait d’autres jeux, armée d’une fourchette à escargot, elle carguait un à un les carrés de chocolat et les soumettait au brûlant de la braise. Les éclats marrons se délitaient doucement, formaient des cloques, alors elle les retirait du feu, les enfournait en se brûlant un peu.
 
 Le chocolat lui fait les gros yeux. Elle a six ans, elle a repoussé d’un air de dégoût cette épaisse langue jaunâtre et rosée que forme la peau du lait frais, le chocolat une fois bouilli.
 Pourquoi le beurre de ses tartines forme-t-il des yeux à la surface du cacao, elle les regarde flotter, elle rêve… Et pourquoi les bulles du chocolat bouillant sont-elles irisées, elle les regarde songeuse. Tout à l’heure elle ira à l’école, en courant, foin de genoux couronnés, pour rattraper son retard, mais sur le trottoir elle se mettra en équilibre, bras écartés, les pieds sur la bordure, elle avancera à pas comptés, en rêvant qu’elle est un avion…

 
 Le chocolat lui fait les gros yeux, elle rêve.
 Mais cette voix tendrement inquiète ne s’élèvera plus pour lui dire :
 -Arrête de rêver, tu vas être encore en retard !
 
 Laissez-nous rêver…