Un bateau, c’est comme un poème.
Chaque bateau doit être unique, avec sa propre couleur et sa propre texture.
Sinon, ce n’est qu’un lave-linge parmi d’autres dans un port de plaisance de lave-linges.
Puerto Jose Banus : lieu de rencontre de (nouveaux) riches.
« Puerto Jose Banus est un grand complexe snob », me dis-je, en entrant dans le port, debout sur le pont avant avec des cordages lâches autour du poignet, à la recherche du meilleur endroit d’amarrage.
Tous les lieux appropriés sont occupés par d’énormes yachts. « Nous aurions dû appeler avant pour réserver une place », pense-je.
Cependant, la chance de recevoir un signe de bienvenue en réponse à une réservation par téléphone ou par radio VHF, aurait été presque nulle en haute saison.
En revanche, quand on arrive en pleine nuit et par mauvais temps, comme maintenant, personne n’aurait le courage de nous renvoyer en mer, pas même l’impitoyable maître de port d’un tel port de plaisance.
Et puis, selon moi, cela serait interdit par la loi.
On peut toujours se faufiler entre les gros ventres de deux grands yachts.
Le lendemain matin, tandis que je marche sur le pont de mon joli bateau, et regarde le port en plein jour, je sens l’embarras, l’offense, l’impuissance et la confusion ressentis par mon fier navire ; tout ceci à cause de ce poste d’amarrage.
Ayant été presque toujours le plus beau bateau du port et un voilier qui méritait le nom extravagant de « Kishti », qui signifie « le navire », il ne peut pas supporter cette disgrâce.
C’est le seul bateau vert ; il est emprisonné dans l’interstice entre deux grands yachts à moteur si hauts qu’il se sent étouffé, comme une petite maison ancienne, protégée par la loi sur la protection des monuments culturels, cernée par les gratte-ciels.
Tous les yachts, celui du roi d’Arabie saoudite y compris, sont de la même couleur blanche etdes mêmes matériaux.
Pour la première fois, ce spectacle m’a fait penser à une sorte de port de plaisance de lave-linge ; d’une uniformité singulière !
Un silence de mort pèse sur le port. Les riches du monde semblent avoir abandonné leurs bateaux, préférant ces villas climatisées autour de la marina.
Personne à bord, sauf les hommes de pont qui, très tôt le matin, commencent à nettoyer et à polir les bateaux de leurs maîtres.
En se promenant dans les rues de Puerto Jose Banus, on n’entend presque que des gens qui parlent anglais. Les seuls espagnols visibles semblent être les serveurs en uniforme, debout devant les portes des restaurants, sans bouger ni cligner des yeux et avec leurs bouches qui semblent avoir été congelées dans un éternel sourire.
Il n’y a pas beaucoup de possibilités pour faire les courses près de la marina car ici, on ne cuisine pas mais on va au restaurant.
L’eau n’est que de la boue chlorée. L’électricité est incluse dans le prix mais la prise doit être louée pour la journée.
Partout des résidences magnifiques avec de beaux jardins.
Les arbres sont évidemment taillés par des élagueurs qui pourraient être coiffeurs.
Voici les riches décrépits qui hibernent ; voici un cimetière habité par des fantômes silencieux qui sont embauchés pour nettoyer les bateaux pendant la journée et qui trop souvent dépensent l’argent gagné pour s’enivrer pendant la nuit.
– Chéri, tout est tellement agréable et propre. Que me manque-t-il ici ?
– L’élément humain, répondit-il.
Purana
Merci d’avoir saisi pour nous l’ambiance si particulière de ce port d’ultra-riches. La métaphore du lave-linge est amusante et appropriée. Il s’agit de présenter le produit standard le plus haut de gamme possible. En effet, les comparaisons doivent être immédiates: nous sommes clairement dans un univers où il faut montrer que sa fortune est plus importante que celle de l’autre. Au royaume de l’argent, les hiérarchies se dessinent à coups de yachts, de voitures de luxe, de femmes parées de bijoux, de maîtresses reines de beauté… Il est important que le voisin puisse compter les richesses de l’autre, se comparer, pour pouvoir si possible le dépasser. C’est cela la distraction principale, d’où l’ennui qui se dégage de ces endroits où aucune originalité ne dépasse.
Le lave-linge froid, quantifiable et carré est parfait pour rentrer dans les petites cases des tableaux financiers.
Et les esprits mal tournés – dont le mien sans aucun doute – pourraient même voir dans cette métaphore le symbole de la lessiveuse à argent sale.
Un beau texte qui fait penser à du Balzac !
Puerto Jose Banus n’est sûrement pas en France ! je me rappelle avoir un tel type de ports à Malte, mais il doit en exister d’autres du même genre dans des paradis fiscaux…
Je revois une pâle imitation de Puerto Jose Banus dans le port de St Tropez. Heureusement que le port de Monaco permet de relever un peu le niveau.
Je ne voudrais pas faire du misérabilisme en parlant des innombrables ports français où des milliers de bateaux sont amarrés toute l’année et ne prennent la mer qu’une dizaine de jours par ans. Eh oui ! Il y a bien de la misère en France ! Comme les inspecteurs des impôts sont inertes ou peu nombreux en n’allant pas vérifier les revenus réels des commerçants et des industriels propriétaires de ces bateaux de dix mètres.
Ah ! Qu’il est bon comme Purana de pouvoir décharger un peu sa bile…
Elle décrit magnifiquement ces sanctuaires qui permettent à nos « frères riches » d’oublier dans la soie et le champagne une misère qu’ils ne sauraient voir…
Un « desperate » univers que je trouve fort bien décrit, où je ressens à la fois une sorte d’angoisse et de profonde tristesse devant ce port « déshabité », devant cet étalage de richesses qui n’a vraiment rien à voir avec la fastueuse caverne d’Ali Baba : aucun cœur ne bat dans ce lieu immobile qu’on ne pense qu’à fuir. Je ressens le même silence et la même angoisse que quand je vois Neil Armstrong faire ses premiers pas sur la lune.
Le même désespoir m’habite quand je regarde aujourd’hui un parking de super marché où quatre-vingt-dix pour cent des voitures sont blanches, noires ou grises. Mais où est passé le temps des voitures orange et bleu turquoise, le temps des klaxons « cucaracha » ? Oui, quelquefois je m’ennuie dans ce monde plus propre et plus insipide, plus fade.
Mais je me dis que peut-être faut-il éviter de se jeter ainsi dans la gueule du loup, sauf cas de force majeure comme par exemple pour se mettre à l’abri de quelque tempête… Oui, je me souviens de cette côte du sud de l’Espagne, à l’urbanisme souvent contestable qui a fini par éradiquer toute beauté naturelle, Je n’avais pas un joli bateau vert mais, desperado que j’étais dans tous les sens du terme, seulement ma petite auto rose métallisé pour me faufiler entre les Rolls couleur beurre frais des émirs. Tout un monde qu’il me hâtait de fuir.
Bien écrit, Purana, mais pourquoi mettre au passé cette dernière phrase (répondit-il) alors que tout le reste est au présent ?
Tiens, je suis heureux de constater que mon « Coup de foudre d’Abdul » voisine avec ton texte… pour apporter un peu de sentiment, un peu d’âme dans ce monde de machines à laver… !
P.S. Voilà à quoi ne fait penser, en réaction, l’univers que tu décris…
Les évocations me viennent souvent en chanson.
Un clip délicieusement flou, coloré et quasiment kitsch : https://www.youtube.com/watch?v=r_zTEHa0Ikw
Merci beaucoup mes amis.
Le jour où j’ai écrit cette histoire vraie, je n’avais pas la moindre idée que cela éveillerait des réponses aussi passionnées.
Cependant, je me sens maintenant presque obligée de dire quelques mots qui vous décevront probablement dans mes motivations.
Vous voyez, ce paradis des réfugiés fiscaux a toujours existé et sera toujours là, à tous les échelons de la société.
Celui qui a eu l’occasion de passer à travers les dédales des obligations fiscales et ne l’a pas fait peut jeter la première pierre.
Tous ceux qui parviennent à échapper aux prélèvements fiscaux le font au détriment des autres dans la société sans aucun sentiment de culpabilité ni de honte.
À Puerto Jose Banus, je ne me sentais pas comme un cygne noir et je n’avais pas envie de m’enfuir.
Curieusement, je me suis même sentie un peu chez moi en revoyant les palmiers presque aussi beaux que ceux de ma ville natale. Et puis, ces arbustes taillés par les « Abdul »s qui travaillaient dans les jardins de grandes villas sous une chaleur étouffante, jour après jour…
C’était comme ça et je crains que ce soit toujours ainsi.
En fait, c’est la qualité plutôt que la quantité de la richesse qui m’a frappée ; l’uniformité vulgaire de ce que j’ai vu et la dégénérescence d’un monde qui appartenait jadis à ces quelques vrais nobles.
@ Hermano: empruntant tes propres mots, « je l’ai fait exprès ». Tu vois, j’aime écrire les choses du passé comme si elles se passaient en ce moment-ci. Puis, soudain, je recule en me rappelant la « chute » au passé simple. Sourire.
Bonne journée à tous.