Il est entré seul dans le vieux wagon, il n’y a pas foule dans ce train, peu de gens se hasardent vers cette destination maudite. Lui, Mykhailo, s’est avancé vers sa place comme un automate, il a jeté son bagage sur le siège voisin pour aller vite  se pencher à la fenêtre et la voir une dernière fois, une dernière fois s’étreindre les mains, se brûler du regard, puis le sifflet a retenti et le train s’est très lentement mis en mouvement et il a fallu se lâcher, il reste penché jusqu’à qu’à ne plus voir cette lointaine silhouette, debout sur le quai saupoudré de neige, les bras ballants. Elle, Maryia, distingue à peine de ses yeux embués ce point qui s’éloigne, qui emporte sa vie pour peut-être ne jamais la lui rendre.

Le wagon se balance et progresse à travers la campagne blanchie, Mykhailo a la tête appuyée contre la vitre, ses yeux sont ailleurs et ne distinguent ni le reflet de son visage sillonné de larmes, ni le paysage désolé qui défile. Il vient de toucher au paradis et il retourne en enfer. Des pensées qu’il repoussent l’assaillent. Pourquoi est-il remonté dans ce train ? Pourquoi n’a-t-il pas déserté comme certains l’on fait et comme l’a souhaité Maryia pour sauver leur amour, partir loin et oublier. Mais il n’aurait rien oublié, cela ne se peut pas, ce qu’il a déjà vécu est ineffaçable, marqué à jamais au plus profond de son être, seuls ses camarades de combat peuvent le comprendre. D’ailleurs il voit bien que même quand ils jouissent du bonheur d’être ensemble un mur s’élève entre eux, inexorablement. Ce qu’il ressent il le gardera pour lui, ce qu’est devenu son quotidien sur le front est incommunicable, aucun récit ne peut en rendre compte. La boue, le froid, le bruit insupportable des explosions, l’omniprésence de la mort et surtout le plus inavouable de tout, il a appris à haïr, il tue, il tue aveuglément mais avec précision. Un nouveau Mykhailo est né que Maryia ne pourra jamais connaître et qu’il faudra lui cacher. Et malgré le vacarme, la tuerie, il y a ses frères d’armes, avec lesquels il partage tout, à la vie à la mort, et jamais il ne les laissera tomber, et puis en regardant un peu plus haut il y a ce pays qu’il faut bien défendre. Non ! Malgré la tentation, les hésitations parfois, il est remonté dans le train.

Maryia est restée un long moment sur le quai, égarée, ivre de douleur. Puis elle s’est lentement dirigée vers la sortie de la gare. Que va-t-elle faire du reste de sa journée ? Plus rien n’a de sens. Ils ont vécu des heures de grand bonheur pourtant il lui semble que ce bonheur, autrefois éclatant, s’est voilé. Son Mykhailo n’est plus tout à fait le même, il n’est plus ce jeune homme insouciant et plein d’humour qui avait illuminé sa vie.

Des flocons épars viennent mourir sur son manteau, il fait froid, elle attend son bus submergée par une infinie tristesse.