Feuillets retrouvés.
Aline vit depuis plus de 20 ans dans un appartement situé au 3e étage d’une maison ancienne, sans ascenseur, au centre de Bruxelles. Elle voudrait un peu plus de confort, de contacts sociaux et de nature ; elle a décidé de rejoindre des amis dans un habitat groupé situé à Watermael-Boitsfort ; j’ai été sa voisine et son amie durant toutes ces années ; en vue de son déménagement, je l’aide à trier sa vaisselle, ses vêtements, ses papiers, ses albums de photos, ses bouquins…
Entre deux albums, j’ai trouvé ces feuillets écrits au crayon gris :
Arrivée dans le quartier de l’école n°7 où je suis engagée, je suis impressionnée par le bruit et l’agitation urbaine. Je ne connais pas cette partie sud de Tinogrée mais j’y suis passée, il y a 2 jours, pour rencontrer le directeur et repérer les lieux. Un peu nerveuse, je descends du bus 46, et remonte la rue des Perdrix où passe le tram 21. Sur la place des Courlis, j’observe des cabines téléphoniques, un stationnement pour taxis, une aubette de trams ; autour de la place il y a des restaurants, divers commerces, un grand garage, un salon-lavoir et, à chaque coin, un café.
L’école est située un peu plus loin, dans la rue.
C’est un bâtiment en briques qui abrite 6 classes primaires, 2 classes maternelles, et une classe de préapprentissage; le directeur m’a montré la salle de gymnastique et le réfectoire, au sous-sol. Des barrières métalliques entourent la cour couverte de dalles grises.
La rencontre avec le directeur a été assez conventionnelle et impersonnelle ; c’est un homme grand de taille, d’une quarantaine d’années, réservé, peu bavard lors de ce premier contact .
– Vous aurez une 3e année ; ils sont 21, m’ a -t-il dit.
Le local situé au premier étage n’est pas très grand.
Ce matin, 1er septembre 1968, me voici responsable de 21 enfants d’environ 8 ans !
Un curieux mélange de sentiments sont présents en moi : la joie d’être ici, et l’appréhension de cette situation nouvelle ; mais ce qui domine, c’est l’énergie et le calme dont je fais preuve devant ses nouveaux élèves. Le premier échange avec mon groupe réuni près de moi me révèle quelques facettes des caractères, des goûts, des particularités de chacun. La première chose qui me frappe, c’est l’attitude de Jules. Comme je lui demande de rapprocher sa chaise, il me répond « pouette ». Plus tard, je lui demande de se moucher – deux grosses chandelles pendent à ses narines – sa réponse est de nouveau « pouette ».
– Ce gamin ne va pas être facile ! Me dis-je.
Josette pourrait aussi me donner du fil à retordre ; tandis qu’Alexandre explique avec précision les étapes de son voyage en train de Tinogrée à la côte, elle entonne d’une voix forte « Je suis une poupée de cire, une poupée de son… », le tube de l’été. En ce tout début d’année, première situation officielle d’enseignement, je me dis que je vais devoir serrer la vis même si ce n’est pas ce que je préfère.
D’une voix ferme et sérieuse, je les informe que chacun peut parler, à son tour, et devra toujours respecter la parole des autres.
Il y a des récits de vacances à la campagne, à la mer, en Italie, des histoires de chats, de chiens, de chèvres, de bébés…C’est la narration d’un pique-nique au bord d’une rivière qui donne naissance au premier écrit destiné à la lecture et à d’autres multiples travaux.
Le texte est copié au tableau, relu et « toiletté » ; lors de la copie, les enfants semblent concentrés ; deux secondes de respiration pour moi. Je passe regarder les copies, je conseille, je corrige, et j’observe ce nouveau reflet de la personnalité de chacun, l’écriture.
Le tube de l’été retentit de nouveau ; Josette a terminé sa copie, un tas de petits jambages, traits irréguliers, comme des petites fourmis bleues écrasées autour des lignes.
– Commence l’illustration ! lui dis-je, un peu autoritaire.
Ce petit visage rond, parsemé de taches de rousseur, ce petit nez en trompette, ces yeux bleu-gris, ce regard perçant à travers des lunettes rondes m’interpellent.
La récréation permet aux enfants de s’ébattre un peu ; je bois un café avec quelques collègues, rencontre très succincte dans un coin de classe.
Les élèves terminent les copies et les dessins. Une activité mathématique clôture agréablement la matinée.
Le temps de midi me permet de m’informer un peu des coutumes de l’école, de bavarder, de manger une tartine sur un coin de table, dans la classe voisine. L’après-midi est destinée au rangement du matériel, à l’organisation ; on termine par des chants et par un conte qui apaise tout le monde.
Je retrouve ma demeure, en proie à une intense fatigue ; tout au long de la soirée, en préparant les activités du lendemain, en soupant, en me préparant à dormir, je revois des images de cette première journée.
Depuis mon enfance, je rêvais d’être institutrice ; j’aimais m’occuper des plus jeunes, expliquer des fragments de cours aux copines, aider l’un ou l’autre enfant à lire ou à écrire. J’ai lu avec enthousiasme des comptes-rendus de pédagogie active. Responsable dans le scoutisme, monitrice de centre de vacances, animatrice d’ateliers d’expression libre, je dialoguais volontiers avec les gamins, je les comprenais et me sentais à l’aise auprès d’eux.
J’ai cru qu’ à l’école, ils m’écouteraient avec attention ; cet aspect du métier n’a pas souvent été abordé dans ma formation ; c’est ce que, dans l’enseignement, on appelle « la discipline ».
Diverses expressions circulent à ce propos dans mon entourage professionnel :
« elle a de la discipline »; « il n’a pas de discipline » ; « il faut s’imposer »…
« une main de fer dans un gant de velours » m’ a conseillé le directeur.
Ces propos me laissent songeuse.
Le lendemain et les jours qui suivent, j’apprends à mieux connaître ce monde nouveau, les enfants, les collègues et les lieux.
Un courant de sympathie émane de Ghislaine, un petit peu plus âgée que moi, d’allure calme, modérée, un peu protectrice. Autour du pique – nique de midi, elle parle de sa vie de famille et de ses expériences scolaires.
Décorés de peintures, de dessins, les murs de ma classe respirent de plus en plus la gaieté ; on chante chaque jour ; la bonne humeur trouve une place au fil des jours.
Il y a des moments calmes, des moments intenses après lesquels je sens le bon travail accompli, des moments où je me sens heureuse, et des heures difficiles où j’ai l’impression que rien ne va.
Les jours où les élèves sont nerveux, où je suis fatiguée, où je ressens que je me suis fâchée toute la journée, je rentre à la maison triste et lasse. Je voudrais tant bien faire ; j’aimerais tant rester calme !
A mon arrivée à Tinogrée, je ne connais qu’une personne dans le quartier, c’est Mimi. Nous nous sommes rencontrées à des réunions d’animateurs ; cette dernière anime un atelier d’expression libre ; elle est maman de 4 enfants, active, généreuse et défenseure de la nature. Elle m’accueille avec gentillesse.
Un mois et demi après la rentrée, Mimi déniche pour moi un petit appartement, pas très loin de chez elle. Déménagement, petits travaux, démarches administratives remplissent dès lors mes heures de loisirs.
C’est un grand changement de vie ; je l’ai désiré : début d’une existence indépendante, de gestion du ménage, des courses, de la petite administration, et départ d’une vie professionnelle. Petit à petit, je m’installe, je découvre le quartier, je trouve mes repères.
A l’école, chaque jour amène ses joies, ses peines, ses tracas. Je rends souvent visite à Mimi, je lui confie mes soucis ; cette dernière m’amène à rire de certaines situations et à relativiser.
Un jour d’octobre, en revenant de l’école, je passe devant le grand Garage Novomotor dans l’avenue des Nacres ; une chanson de Christophe me parvient : « J’avais dessiné sur le sable… » Devant la porte de l’atelier, Bob prend l’air ; il vient de recevoir des propos agressifs d’un client en colère ; en mâchonnant un chewing-gum mentholé, le jeune mécanicien essaie de se détendre ; nous nous saluons ; de part et d’autre, nous nous reconnaissons, anciens voisins dans la rue du Guêpier.
Nous échangeons quelques mots ; chacun parle un peu de sa situation ; des odeurs de cambouis, d’essence, de métaux proviennent de l’intérieur et rappellent au mécanicien le boulot qui l’attend.
– A un de ces jours ! lance Bob, je dois continuer mon travail.
Le jeune homme reprend courage et réattaque le polissage d’une fourgonnette Renault verte , en chantonnant « J’avais dessiné sur le sable son doux visage qui me souriait… » Moi je reprends ma route, pensive ; je l’ai toujours trouvé sympa ; quelque chose en lui m’attire ; je ne sais pas bien quoi ; j’aimerais mieux le connaître…De son côté, Bob est touché. Pour tous les deux, c’est comme si une petite onde de connivence était passée.
Ce soir-là, après mes diverses tâches, je me sens un peu plus légère. En m’endormant, je revois des souvenirs d’enfance, mes vacances près du lac de Loubet avec mes cousins et mes cousines ; les courses dans les prés et dans les bois, les constructions de cabanes, les goûters, les plongeons dans le lac, et les histoires que nous nous racontions…
A l’école, une matinée particulière est organisée ce jeudi ; tous les enfants et tous les instits sont réunis dans la salle de gymnastique pour observer de gigantesques serpents. Trois hommes les présentent et les enroulent sur leur corps ; ils tentent de démontrer qu’il ne faut pas craindre ces reptiles ; un des collègues s’entoure d’un gros boa gris, noir et ocre. Les élèves de ma classe ne semblent pas effrayés; impressionnés, curieux, ils observent calmement.
Parmi les plus jeunes de l’école, certains sont terrorisés ; au début, j’ai eu très peur ; je frissonnais ; je suis arrivée à dominer mes émotions. De retour en classe, les enfants commentent longuement l’événement et expriment leurs impressions ; des recherches sont entreprises ; cela donnera lieu à de nombreuses activités. Beaucoup se demanderont si les serpents n’étaient pas drogués. Je dirige les travaux avec beaucoup d’enthousiasme.
Avant le congé de Toussaint, toutes les classes de l’école collaborent pour monter une exposition sur le thème des reptiles ; c’est l’occasion d’échanger des documents, des commentaires avec les collègues, d’apprendre à mieux connaître ces derniers ; malgré mes frayeurs du début, je m’implique à fond dans le projet. Lors des visites, je rencontre de nombreux parents d’élèves ; cela m’aide à mieux comprendre les enfants ; c’est aussi un moment propice pour recevoir des paroles critiques bienveillantes, reconnaissantes ou, au contraire, acides, voire blessantes.
Le dernier jour avant le congé se passe en remises en ordre, et en au-revoir. En fin de matinée, le directeur, monsieur Barry, passe dans ma classe ; il s’assied sur le bord d’une table, observe un enfant occupé à terminer un dessin, puis s’adresse à moi :
– Bonjour ! Comment vous sentez-vous, mademoiselle ?
– Pour être sincère, en ce moment, je me sens très fatiguée !
– Que pensez-vous de vos premiers mois d’enseignement ?
– Ce boulot me passionne !
-De mon côté, dit l’homme, j’ai observé votre travail ; j’apprécie votre dynamisme, vos talents d’organisatrice et vos qualités artistiques.
Je lui parle des difficultés avec Jules et Josette.
– Ce sont des enfants en souffrance. On en reparlera. Je viendrai parler avec eux et avec vous ; il faudra beaucoup de temps et de patience pour les aider.
– Deux mères m’ont critiquée avec une forte agressivité, disant que je n’aimais pas leurs enfants.
– Vous savez, la relation avec les parents n’est pas simple ; certains ont de grosses difficultés avec eux-mêmes et avec leurs enfants ; ils rejettent parfois la faute sur l’instit. J’organiserai de petites entrevues avec vous pour dénouer tout ça ; dorénavant n’hésitez pas à me soumettre vos soucis et vos questions !
Bon congé, reposez-vous, détendez-vous !
L’attitude de monsieur Barry me surprend ; réservé, discret, il m’a observée, semble-t-il ; aujourd’hui il me parle avec beaucoup de bienveillance. Après cet échange, je rentre chez moi assez tranquille.
Une tambouille vite préparée, dévorée avec appétit, une douche agréable, une douce musique de guitare mettent un terme à cette journée.
Les jours suivants se passent en rangement, en nettoyage et en moments de repos. Un après-midi, je fais une courte visite à ma famille.
Le mercredi soir, Ghislaine propose à quelques collègues d’aller casser la graine dans un restaurant du nord de la ville ; je pars avec elle ; on se retrouve à six ; le repas est très bon, le vin délicieux, l’ambiance joyeuse ; je suis ravie de retrouver mes coéquipiers en dehors de l’école. Chacun raconte des anecdotes ; certains se connaissent un peu ; Yvon, l’instit de sixième, est passionné de photographie ; il me décrit ses activités, les étapes du développement de photos en chambre noire, diverses techniques. J’aime les photos, je m’y intéresse mais je ne connais pas les aspects techniques.
– J’ai une préférence, lui dis-je, pour le noir et blanc, pour les prises de vue à caractère social, humain. J’ai adoré l’exposition des œuvres de Robert Doisneau ; j’ai beaucoup apprécié les œuvres de « Family of man ».
Je lui parle de mes activités artistiques à l’atelier d’expression libre que je fréquente.
– En ce moment je travaille la terre glaise ; j’ai réalisé un cheval et un petit chat endormi ; j’aime beaucoup cette matière et les sensations éprouvées en pétrissant la terre ; construire un animal qui tient en équilibre ce n’est pas facile ; j’aime aussi faire des dessins à la plume, à l’encre noire. Je dessine aussi chez moi, au bic ou avec des mèches ; je peins à l’aquarelle.
Il y a une salle de danse, dans la cave du restaurant ; quatre d’entre nous décident d’y aller ; en entrant nous nous joignons à une grande et joyeuse farandole ; suit une bamba animée, puis une « danse des canards » ; quelques slows créent une ambiance sentimentale ; invitée par Gil, un autre
collègue, je danse avec plaisir sur « Tombe la neige… », une chanson d’Adamo. Je découvre un très bon danseur, sensible et mélomane.
La soirée se termine tard avec la promesse des quatre compères de recommencer bientôt.
Le lendemain, après une grasse matinée et un copieux « brunch », je me rends chez la coiffeuse avec qui j’ai fait connaissance sur la place des Courlis. J’ai des cheveux châtain clair lisses que je porte mi-longs. Un abondant bavardage accompagne le travail de l’artisane :
– Avant, j’exerçais chez un patron, au centre ; je suis installée ici depuis 2 ans ; j’adore la coiffure et le contact avec mes clients.
Elle parle de son cousin qui voudrait tant « trouver l’âme sœur » ; au cours de la conversation, je reconnais le portrait de Bob, le mécanicien du garage Novomotor ; je repense à lui.
J’ai connu des liens avec de jeunes hommes, des amitiés, des amitiés amoureuses, des flirts et une liaison qui a laissé des traces dans mon cœur ; à l’école de formation à l’enseignement, je me suis liée à un jeune d’un autre groupe ; nous nous sommes beaucoup vus, nous sommes sortis ensemble, nous sommes partis plusieurs fois en vacances à deux ; je l’aimais de tout mon cœur ; je pensais que ça durerait.
Un jour, je l’ai attendu durant des heures ; il n’est pas venu au rendez-vous. J’ai appris qu’il avait une autre copine ; j’ai essayé de lui parler, je lui ai écrit, mais il a refusé de reparler de notre relation. Depuis, je garde une blessure et je crains de m’attacher. Prise par mes études, mes loisirs, puis par mon nouveau boulot, je ne suis pas pressée de trouver un amoureux ; j’y songe de temps en temps, vaguement, comme dans un rêve.
Autour de moi plusieurs copines sont mariées ou liées à un copain ; je connais des couples qui vivent dans les disputes ; peu me semblent épanouis ; je tiens à ma liberté. Néanmoins la brève rencontre avec Bob me revient à l’esprit comme un moment souriant.
– Mais comment organiser mon boulot, mon ménage, mes loisirs, et mes amours ? Pense-t-elle.
En sortant du salon de coiffure, je regarde ma silhouette dans une vitrine :
De taille moyenne, plutôt mince ; mes joues sont roses, mes yeux brun-vert, je ne me trouve pas trop moche.
Quand je me fâche, les traits de mon visage se durcissent et mes yeux semblent plus foncés, me dit-on.
Cet après-midi, j’achète des courgettes, des aubergines, des tomates, et des oignons pour préparer une grande ratatouille dont je ferai de petits plats surgelés. J’aime ces moments de préparation durant lesquels j’admire la beauté des légumes ; je rêve, je chantonne ; mon esprit vagabonde tout le temps ; je m’intéresse à tout ce qui vit ; j’aime les personnes ; j’aime la vie.
Mimi m’emmène en promenade dans la forêt de Vidarois. Elle m’apprend à reconnaître quelques plantes, l’usage des orties, des pissenlits, du plantain, de l’oseille sauvage, de l’ail des ours. Des groupes de lapins traversent le chemin ; deux écureuils roux font des provisions ; Mimi connaît bien les habitants des bois et aime transmettre ce précieux savoir ; elle se tait ou chuchote pour ne pas effrayer les animaux ; nous observons le pic vert, le geai, les pies, les mésanges, les sittelles ; Mimi les identifie par leur forme, leur plumage et par leur chant.
Il y a un mois, sa fille aînée a recueilli un choucas blessé à l’aile ; elle l’a soigné ; l’oiseau a repris son vol…
Après ce congé bienfaisant, je reprends mon job, reposée, plus légère ; je croise de temps à autre mes compagnons de fête ; la classe reprend avec ses bons côtés et ses difficultés ; je prends les choses avec plus de recul, j’accepte mieux les imperfections. Grâce aux entretiens avec monsieur Barry et un psychologue, je comprends un peu mieux le comportement de Jules, de Josette et d’autres élèves. Le psy installe le dialogue avec quelques enfants et reçoit parfois les parents. Il discute régulièrement avec moi, il écoute mes problèmes, me donne quelques conseils. Parmi les causes des difficultés scolaires, la connaissance insuffisante du français est importante ; Le directeur propose de faire appel à des bénévoles pour aider ces enfants.
L’équipe médicale constate que Josette a des problèmes de vue importants ; l’instit va procéder à l’agrandissement de tous les documents et veiller à ce que la petite fille soit bien placée par rapport au tableau.
Le psy pense que Jules, dont les parents gèrent un café proche de l’école, est trop souvent livré à lui-même.
Je consacre beaucoup de temps à chercher des stratégies pour aider les enfants dans leurs apprentissages ; monsieur Barry propose aux parents de Jules de l’inscrire à des activités de groupe à l’extérieur ; il suggère aussi de lui permettre d’adopter un animal de compagnie.
Un après-midi de décembre, en sortant de l’école, j’aperçois un jeune homme debout derrière les barrières ; il observe la porte ; il fait froid, humide et un peu sombre. En m’approchant, je reconnais Bob, le garagiste ; surprise, je le salue. Un peu intimidé, il dit :
– Je passais par ici voir un client. C’est ici que tu bosses ?
– Oui.
– Que dirais-tu d’aller boire un pot quelque part ?
– D’accord !
Bob me guide dans les rues ; nous marchons vite jusqu’à une pâtisserie-salon de thé ; nous nous installons et nous débarrassons de nos anoraks, de nos écharpes, de nos gants et de nos bonnets ; lui opte pour un café noir bien sucré et moi pour un chocolat chaud. La chaleur du lieu et les boissons créent une agréable détente ; Bob raconte un peu sa journée ; il est assez bavard aujourd’hui ; ses mains robustes sont abîmées par le travail ; il parle de son métier avec enthousiasme tout en évoquant les difficultés. Il apprécie mon écoute attentive ; il vit seul ; il a quelques copains ; il s’exprime rarement d’une manière personnelle.
Il me questionne. Je lui raconte quelques moments de ma vie d’instit ; je parle un peu de mes loisirs ; chacun aborde un domaine qu’il ne connaît pas. Je découvre un homme jeune, curieux, adroit ; je le trouve beau ; il a l’air attentionné.
Nous parlons un peu de l’actualité ; puis de musique : nous sommes tous les deux fans des Beattles, de Léonard Cohen, de Brassens, de Brel ; nous aimons Ferrat et Moustaki. Je raffole de musique ancienne ; lui aime certains opéras et quelques compositeurs classiques ; la conversation se poursuit simple, aisée. Nous échangeons nos numéros de téléphone et envisageons de nous revoir. Bob me fait un brin de conduite ; nous nous séparons après un bisou sur la joue, un peu timide.
Le mois de décembre, à l’école, n’est pas le plus favorable aux apprentissages ; la fête de saint Nicolas amène joie et excitation ; des histoires de cadeaux, de friandises circulent.
A l’école, chacun reçoit une mandarine et des chocolats. Dans ma classe, beaucoup de discussions tournent autour du « grand Saint » :
– Il n’existe pas, saint Nicolas ; c’est les parents…
– Il vient par la cheminée, la nuit !
C’est aussi une période durant laquelle l’inégalité sociale est plus perceptible ; pas facile de gérer un groupe d’enfants en cette période !
J’ai une vie privée bien remplie et une vie intérieure active ; dès lors, je n’attache pas trop d’importance aux difficultés de la classe ; je prends les choses avec détachement et je me dis que ça ira mieux après les fêtes. Heureuse des contacts avec mes collègues, de mes sorties, l’esprit occupé par la soirée avec Bob, je me demande comment organiser mes vacances de Noël. Je rêve de nature, de balades, d’arbres, d’oiseaux…
Un matin de la mi-décembre, je me réveille avec un très gros rhume et de violents maux de tête. Mon médecin me prescrit une semaine de congé ; les premiers jours se passent en repos ; puis je reprends doucement des activités, je me remets à lire, à dessiner.
Le samedi, je rends visite à mes parents ; ils m’apprennent le décès d’Adrienne, une cousine qui avait un an de moins que moi ; nous passions souvent les vacances d’été ensemble.
Mariée avec Sven, depuis un an, elle vivait dans une jolie maison, dans un village proche de Bruges ; ils étaient allés à une soirée chez des amis, à Ostende ; sur la route du retour, une voiture a débouché d’une route latérale à une vitesse folle ; elle a heurté une plus petite auto et provoqué une collision en chaîne effroyable ; plusieurs personnes sont mortes sur le coup ; 15 sont blessées ; Adrienne est décédée dans l’ambulance qui l’emmenait à l’hôpital.
Sven a été légèrement blessé à l’épaule ; courbé, abattu, il marche comme un homme très âgé, il a l’air égaré.
En entendant cette nouvelle, j’ai eu l’impression de tomber dans un trou ; je me suis sentie faible ; cachée dans un coin de la cuisine, j’ai sangloté, puis je me suis calmée et j’ai revu des scènes de vacances avec mes cousins mes cousines. Plus tard j’ai écrit un petit mot à Sven et aux parents d’Adrienne.
Dans ma famille, on parle très peu ; on a coutume d’échanger quelques informations sur la météo, l’actualité locale et mondiale ; l’expression de sentiments, de goûts, d’idées personnelles est absente ; je connais ce climat depuis ma petite enfance ; pas de confidences, pas d’épanchements. L’après-midi se termine tristement pour moi.
Le soir, dans mon appartement, je regarde des photos de vacances ; j’ écoute des mélodies de Peer Gynt puis je songe à mon retour à l’école et je prépare quelques activités pour les derniers jours de cette période.
Les derniers jours de décembre à l’école se passent bien ; les activités se concentrent autour de Noël et de Nouvel An.
Le samedi soir, avant les fêtes, les membres de l’équipe se réunissent dans un restaurant asiatique ; l’ambiance est chaleureuse ; chacun parle de ses soucis, de ses projets ; Ghislaine parle de son fils aîné âgé de 16 ans ; il préfère les sports aux études ; il aime les sorties ; il n’aime pas l’école.
La période a été difficile ; Ghislaine est inquiète ; elle aimerait trouver une école où il pourrait pratiquer plus d’activités physiques.
Sa fille de 8 ans est bonne élève mais s’ennuie en classe.
Son mari est fort pris par son boulot d’homme politique ; il est conseiller du ministre des finances de la région ; c’est donc elle qui doit gérer le ménage et l’éducation des enfants.
Yvon, l’instituteur de sixième, passionné de photographie, part à Madère avec son épouse.
Certains évoquent l’organisation et les préparatifs de réveillons.
Viki, la fille aînée de Mimi, un peu plus jeune que moi, aimerait rendre visite à une amie qui habite un village près de Lutterbeek ; elle me propose de l’accompagner pour quelques jours. Mercredi matin, nous nous retrouvons à la gare de Tinogrée. Le trajet jusqu’à Lutterbeek est agréable. Installées sur des banquettes, nos sacs à dos calés au-dessus de nous, nous nous sentons dégagées du quotidien et des obligations. Les paysages de campagne, le défilé des prairies, des petits villages me plaît. Le mouvement du train nous berce ; il n’y a pas foule. Un bus nous amène au village de la copine, Rieldem, au nord de Lutterbeek. Viki y est déjà allée ; elle connaît un peu les lieux. Joke habite un petit appartement au premier étage d’une maison campagnarde. Elle y vit seule ; elle nous accueille avec gentillesse et nous montre notre chambre. Elle nous prépare une omelette, du pain et du thé. Nous avons très faim ; nous dévorons le pain et les œufs, malgré un petit goût de brûlé dans la préparation.
Joke nous emmène dans les sentiers, le long des prés et dans les aulnaies. Il fait assez froid et humide ; des saules têtards bordent les chemins ; quelques pies, des moineaux et des merles piaillent mais beaucoup d’oiseaux sont partis vers des pays plus chauds.
Nous pénétrons dans un bois.
– As-tu vu l’écureuil roux, Aline ? me demande Viki.
Le petit animal agile grimpe dans un bouleau ; son pelage est magnifique ; un autre le rejoint.
Plus loin passent un cerf, une biche et un faon ;
– C’est la famille de Bambi ! dit Viki.
Au retour, nous observons l’épicerie, la boucherie, la boulangerie et quelques habitations de Rielgem éparpillées le long d’un ruisseau.
La soirée est courte ; nous sommes fatiguées de notre journée.
Jeudi matin, nous nous rendons au marché du village. En plus des fruits, des légumes, des poissons, des crustacés, il y a des vêtements folkloriques, des bijoux, des souvenirs, des babioles et des friandises différentes de chez nous : petits grains d’anis, granulés de chocolat, beurre de cacahuètes.
Le soir, nous chantons ensemble de vieux chants de tous pays ; Viki nous accompagne à la guitare.
Vendredi, après un petit déjeuner consistant et les adieux à Joke, nous reprenons le bus jusqu’à Lutterbeek. Nous visitons le port en bateau-mouche et nous baladons dans le centre de la ville splendidement reconstruit après la deuxième guerre mondiale.
Dans le train qui nous ramène dans notre ville, nous bavardons, enthousiastes puis nous nous endormons, fatiguées.
Ces quelques jours en dehors de ma ville, de mon quotidien, des contraintes, du boulot m’ont fait du bien ; je retrouve mon petit nid avec plaisir, la tête remplie de souvenirs.
Le quotidien d’une instit débutante, ses loisirs, ses amitiés, ses tentations amoureuses. Le journal simple de la vie d’une jeune femme confrontée à sa nouvelle profession, sa nouvelle vie. Ce texte semble avoir une valeur documentaire. Est-ce vécu, n’est-ce pas vécu ? Qu’importe mais on dirait bien que oui, qu’il y a le désir de faire partager l’enthousiasme pour ce si beau métier, cet intérêt pour les enfants, cette envie d’être à leurs côtés, de leur apporter ce que leur famille est dans l’incapacité de leur donner.
Merci Nima, ce texte m’a beaucoup intéressé, ému même.
Bonjour Chamans,
Grand merci pour ton commentaire ; une grande partie de mon récit est du vécu ; une partie est de la fiction. La bienveillance du directeur, l’aide de bénévoles, la disponibilité du psy, par exemple, sont imaginés.
La réalité c’est une jeune femme, instit souvent démunie.
J’ai commencé à écrire des souvenirs, puis, sans le vouloir consciemment, je les ai arrangés en comblant les manques constatés par des solutions rêvées.
Ce texte n’a donc pas de valeur documentaire. Comme tu le résumes très bien, c’est un ” journal simple d’une jeune femme confrontée à sa nouvelle profession, sa nouvelle vie.”
@ Line – Encore merci pour tes conseils ; j’ai remanié mon texte en tenant compte de tes remarques ; j’ai malheureusement perdu les commentaires ; je m’en excuse.
Mes excuses aussi, Purana et Loki : en supprimant mon texte, j’ai perdu vos commentaires.