Un alignement de verdure qui évoque le soin attentionné et l’application méthodique du cultivateur de ce champ qui s’étale en épousant parfaitement la colline.
Ou bien aussi la carapace d’écailles vertes d’un animal étrange et fabuleux.
Ou encore une légion romaine qui avance, à l’abri de tous ces boucliers végétalisés, excellente tenue de camouflage !
Et, au bout du champ, cet arbre pyramidal, planté là il y a presque un siècle par Tou-Yan, l’ancêtre que tout le monde vénère aujourd’hui et qui fut le premier à installer cette plantation de thé sur ces douces collines de la Chine du nord, entre le fleuve et la montagne.
Je sais qu’il accueille depuis lors les travailleurs fatigués venus prendre une sieste réparatrice dans le chaud silence des après-midis de juillet, avant le temps des moussons. Van Gogh, dans sa période japonisante, n’aurait sûrement pas dédaigné croquer quelques-uns de ces cueilleurs, plongés dans le sommeil d’une après-midi torride.
Il pourrait en raconter, cet arbre, il en a tant vu : des jeux, des amours, des respirations sous son ombre rafraichissante. Depuis tant et tant d’années, il continue de trôner là, au bout du champ. En pleine sérénité dans les parfums du thé.
- Le Tigre : Eh bien, il y a du boulot à ramasser tout ça !
- Le Dragon : Je te crois ! On n’en voit pas le bout ! Mais je me demande : « Qui sont les meilleurs cueilleurs de thé : les tigres ou les dragons ? »
- Le tigre : Oh toi ! fais gaffe avec ta gueule de feu à ne pas me brûler toutes ces belles feuilles, retiens-toi !
- Le dragon : Oh, ça va, ça va ! et toi tâche de ne pas lever la patte pour pisser dessus !
- Le tigre : Mais, tu me prends pour qui ?! … … Bon, vivement qu’on arrive au bout du champ pour se reposer un peu là-bas sous cet arbre !
- Le dragon : Ouais, on n’y est pas encore ! Mais, heureusement, il y a un arbre ! L’an dernier, les Chinois m’avaient mis chez un viticulteur dans les Corbières pour les vendanges et là-bas, pas un seul arbre à l’horizon… le cagnard toute la journée !
- Le tigre : Ah ! Eh bien moi, ils m’avaient mis en Colombie à ramasser la coca… Avec l’altitude, c’était supportable.
- Le dragon : Eh ! bientôt une petite sieste tous les deux là-bas sous l’arbre, je bénis celui qui l’a planté !
- Le tigre : Tu serais pas en train de me proposer une sieste crapuleuse, toi, au moins !?
- Le dragon : Tu parles ! un dragon comme moi avec un tigre ! Un dragon de bois, qui plus est, cette année ! Mais jamais de la life !
- Le tigre : C’est dans les Corbières que t’as appris l’anglais comme ça, toi ?
Dis-moi, qu’est-ce que tu comptes faire, après la récolte ? - Le dragon : J’ai un petit rôle dans un film de Michael Cimino : « L’année du Dragon« , et puis je vais aussi écrire un livre autobiographique, mais je n’ai pas encore la moindre idée du titre.
- Le tigre : Pourquoi pas « Le péteur de feu » !?
- Le dragon : Mais, Monsieur, je ne pète jamais, moi, je crache !
Et toi, tu vas faire quoi ? - Le tigre : Je vais revenir en Colombie pour affaires… tu me comprends ?
Et puis après, j’aurai fait fortune et j’irai ronronner sur la plage, à Acapulco ou à Copacabana ! C’est plein de tigresses là-bas, à ce qu’on m’a dit! Je suis très vieux maintenant et j’ai bien droit à une petite retraite paisible ! Allez, avance, on n’est pas payés à rien faire !
Plus tard…
- Le dragon : Ah ! On est bien tout de même sous cet arbre, j’y resterais bien… Tu crois que si on traîne un peu on sera payés pareil ?
- Le tigre : Non, ça c’est dans la parabole des ouvriers de la vigne. Mais tu n’es pas en train de m’inviter à la paresse, toi ?
- Le dragon : Tu sais, c’est l’année du dragon, cette année, on ne peut rien me refuser ! Surtout pas une petite sieste à l’ombre. Et au diable la croissance et le PIB de la Chine !
- Le tigre : Hé bé – comme ils disent dans tes Corbières -, avec ces jeunes, on est mal barrés !
Atelier d’écriture « Le nouvel an chinois » à Villenave d’Ornon : https://oasisdepoesie.org/forums/topic/le-nouvel-an-chinois/
Décidément le thé et la Chine sont à l’honneur dans cet atelier !
J’espère que chaque participant avait le droit à se tasse de thé noir du yunnan.
Quoi qu’il en soit il en sort un conte chinois revisité à la mode des Corbières plaisant à lire !
Merci, Loki, pour avoir lu et commenté. Je reste encore surpris d’un des textes « associés » ci-dessus : « L’évasion jaune » !
Un arbre, témoin intemporel de la culture du thé. Longue tradition qui se rassemble à son ombre rafraîchissante. Un style bucolique.
Rien ne laisse présumer de l’arrivée soudaine de deux cueilleurs à la fois mythiques et pataugeant dans le réel : Un dragon exilé dans les Corbières et un tigre narcotrafiquant.
Je suis un adepte des contrastes et des ruptures. Bravo Hermano, tu nous surprends encore.
Quel bonheur de lire ce texte que j’avais entendu en atelier d’écriture, en création « live ». Couché sur le papier, ou plutôt affiché à l’écran, je le redécouvre et le déguste comme une bonne tasse de thé (je suis plus thé que Corbières).
J’ai aimé la bucolique première partie. Quelle imagination fertile pour dénicher d’agrestes boucliers romains !
Le dialogue plein d’humour m’a réjouie, les personnages sont bien campés : vieux tigre travailleur, bon vivant et pas très à cheval sur les principes, jeune dragon hédoniste qui se prend pour une star. Comme Chamans, j’adore le décalage ! Et je vois en filigrane, l’étendue de l’empire économique chinois qui va de nos vignobles aux trafics les plus stupéfiants !
Oui, je dois dire que c’est assez jouissif pour moi d’écrire des choses comme celle-là.
Comme vous, j’aime bien quand on passe d’un registre à l’autre. Cela est favorisé par « l’urgence » de l’atelier d’écriture où l’on n’a pas vraiment le temps de réfléchir à toutes les cohérences et à toutes les harmonies.
Voilà ce que ça donne, et j’adore ces détours dans le burlesque !
Merci pour vos passages dans ce champ de thé, et très touché par vos commentaires.