Atelier du 31 août 2022 à Villenave d’Ornon : Le parti pris des choses
Texte de Marie-Isabelle et Maryline Sur l’étagère d’un magasin de porcelaine, une théière et un dé à coudre conversent.
- Tu es petit, minus insignifiant ! Je me demande par quel miracle tout le monde te veut ?
- Parce que je suis mignon et délicat, tellement plus que toi avec ta panse boursouflée et ton bec guindé !
- Alors ça c’est la meilleure ! Quand tu penses que mon usage est millénaire et international ! Je ne suis pas boursouflée, disons que j’ai une taille généreuse. Tandis que toi, pff !
- Moi, j’existais déjà au paléolithique ! Comment crois-tu que les hommes auraient survécu si je n’avais pas été là pour les aider à coudre de solides peaux de mammouth ?
- Je vois que Môssieur se pousse du col. Pour ta gouverne, mon p’tit, sache que grâce à moi, les hommes ont cessé d’attraper des maladies. Eh oui, c’est de l’eau bouillante que je reçois. Et c’est de l’eau bouillie et donc plus saine que les hommes buvaient.
- Je t’accorde que tu es une bonne infirmière. Je comprends mieux pourquoi tu portes cet uniforme blanc si strict. Moi, vois-tu je suis créatif, indispensable à la mode. Voilà pourquoi tout le monde me veut.
- Disons que nous avons l’un comme l’autre des domaines de compétences différents. Je ne suis peut-être pas une créative au sens où tu l’entends. Non, moi je suis une constante, une régulière. Je dure dans le temps, on ne m’égare pas, moi !
- Évidemment, grosse comme tu es ! Humpf… Excuse-moi, je n’aurais jamais dû dire ça. Nous avons en commun un délicat teint de porcelaine, nous plaisons aux dames et nous avons de la distinction. Qu’est-ce que tu penses par contre de la cuvette sur l’étagère en face ?
- Petit mais amusant ! Elle est moche et en plus elle ne reçoit que de l’eau et du savon. C’est d’un ordinaire ! Toi et moi nous avons un rang à tenir, alors qu’elle !
- Tu as raison ! Et regarde là-bas l’urinoir qui se prend pour une œuvre d’art ! Nous, nous sommes la classe personnifiée, n’est-ce pas ma chère ?
J’aime les nouvelles dans lesquelles dialoguent des objets, des animaux ou des plantes.
C’est la raison pour laquelle j’apprécie celui-ci, avec une restriction. Je ne suis pas sûr que la théière et le dé à coudre existaient déjà au paléolithique !
Je ne résiste pas au plaisir de publier, ci-dessous, une nouvelle tirée d’un livre de Gabriel Faure * édité en 1926, exemplaire en ce domaine.
* rien à voir avec le musicien
DIALOGUE DANS LE VENT
Chaque soir, quand, le soleil disparu, on n’est plus aveuglé par la poussière des innombrables autos qui gagnent les Alpes ou en reviennent, j’aime à marcher sur la grande route ; son clair ruban se déroule entre les champs où s’achèvent en hâte les travaux de la journée.
Une légère brise agite les feuillages qu’avait engourdis la chaleur.
Peupliers et noyers sont la dominante de la campagne. Les mûriers, très nombreux autrefois au milieu des cultures, ont en partie disparu, à mesure que diminuait en nos régions l’élevage des vers à soie. Chaque année, les paysans en arrachent encore quelques-uns, parce qu’ils gênent la manœuvre des nouvelles machines agricoles. Petits, lourdauds, sans finesse et sans grâce, je ne les regrette guère ; ceux qui restent ne comptent pour ainsi dire plus dans le paysage.
Entre les sapins du Vercors, les oliviers du Nyonsais et les châtaigniers vivarois, les noyers donnent à cette vallée de la Drôme son aspect sérieux et un peu fruste; elle n’a ni la richesse des vergers rhodaniens, ni l’aridité de certains pays alpins ; c’est une nature modérée, dans un décor sévère, mais sans tristesse, qui ne conviendrait pas plus aux horreurs d’un drame qu’aux fadaises d’un opéra-comique. Les fuseaux des hauts peupliers y mettent une note d’élégance et de poésie ; ils dessinent les sinuosités de la route, que leur ombre, tournant avec le soleil, coupe de traits parallèles.
Ce voisinage des noyers et des peupliers évoque toujours à mon esprit Don Quichotte et Sancho Pança. Les uns ont le réalisme puissant et un peu terre à terre d’arbres qui font la fortune du pays ; les autres, fièrement dressés, jettent comme un cri d’aspiration vers l’idéal : ce sont les lyriques de la vallée.
Je m’amuse parfois à les écouter dialoguer dans le vent.
LE NOYER
Que tu me sembles ridicule, élevant tes longs bras et tes lances inutiles dans l’air pacifique!
LE PEUPLIER
Raille autant que tu voudras mes élans désintéressés ; je n’envie point tes gestes retors de paysan trop rusé.
LE NOYER
À quoi bon chercher toujours l’aventure ? De vouloir te hausser ainsi, tu ne recueilles que la foudre.
LE PEUPLIER
Qu’importe, si je reçois plus vite la lumière ! Aux premiers souffles du printemps, alors que ton bois mort et ton squelette décharné mettent un air de deuil sur la campagne, tout mon être tressaille, mes bourgeons pointent, mes feuilles à peine nées ondulent et chantent la joie de l’éveil. Toi, insensible à la beauté, sourd à l’appel du renouveau, tu restes encore peureusement à l’abri.
LE NOYER
Que te sert de verdir ? Ton ombre est si rare et si grêle que nul ne songe à s’arrêter près de toi.
LE PEUPLIER
Elle n’est point en tout cas, comme la tienne, traîtresse et dangereuse. Je l’offre généreusement. Dès que le jour tombe, devançant les autres, elle s’allonge dans les champs et rafraîchit le travailleur. Mon rôle est d’être tout à tous. Je ne me réserve pas, comme toi, au seul maître qui me soigne et me nourrit. L’hiver, quand tu dors béatement, je me dresse dans la tourmente et le brouillard, au-dessus des plus hautes neiges, et montre la route au voyageur.
LE NOYER
Pauvre fou qui n’est qu’un paresseux, que parles-tu d’utilité, à moi qui suis l’image et le symbole de la sagesse ? Tandis que tu balances à tous les vents tes rameaux stériles, je concentre ma force pour donner à l’homme une abondante récolte. Même après ma mort, je suis source de richesse, car mon bois dur se vend cher.
LE PEUPLIER
Bourgeois, en effet, tous les bourgeois te recherchent. Ils tirent de toi des meubles épais et des crosses de fusil. Bel idéal ! Tandis que tu t’engraisses pour engraisser les autres, je ne songe qu’à contempler, par-dessus l’opaque écran de tes ombrages, la douceur des matins et la splendeur cuivrée des soirs.
LE NOYER
Cervelle creuse et fragile comme ton bois ! Tu te flattes de ta taille et prends pour de l’élégance une maigreur qui n’est qu’indice de misère. Tu essaies vainement de cacher ta jalousie sous tes railleries et tes sarcasmes. Tu n’es qu’un vulgaire envieux.
LE PEUPLIER
Ah! non, je n’envie point ton sinistre feuillage, qui s’agite parfois, mais ne vibre jamais! Moi — et c’est mon seul orgueil — je n’existe que pour chanter. Toutes tes années de vie avare et sage, je les donnerais pour une seule de ces journées où soufflent les grands vents d’automne, où je suis comme une harpe frémissante dans la lumière. Rien ne vaut l’ivresse de semer autour de soi la beauté et la joie.
LE NOYER
Illusion de poète ! Tu ne sèmes que de misérables feuilles, dont on ne fait même pas du fumier, car on dédaigne de les ramasser. Regarde, au contraire, avec quel empressement le paysan recueille mes belles noix recherchées jusque de l’autre côté de l’océan. Les plus laids de mes fruits font encore une huile précieuse. Tandis que tu divagues inutilement pour des auditeurs absents ou indifférents, l’homme me comble de soins, panse mes blessures, pioche la terre tout autour de mon tronc et me nourrit d’engrais.
LE PEUPLIER
Près de toi, en effet, je n’aperçois que têtes baissées et mains avides, occupées à des besognes rémunératrices. Rares, peut-être, sont ceux qui écoutent mon chant. Mais, près de moi, nul ne se courbe, toutes les têtes se lèvent. Pareil aux flèches des cathédrales, je monte vers l’azur. Qui me regarde se rapproche de Dieu!
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Gabriel Faure est mort à Paris le 5 août 1962. Il était né à Tournon le 15 mai 1877 où son père était avocat et maire de la ville.
Très tôt il s’est pris d’une profonde affection pour le Vivarais et restera toute sa vie attaché à son lycée de Tournon qui porte son nom depuis 1967
Comme il l’écrivait lui-même : ” je ne renie pas une cité natale dont je suis fier. Mais la Drôme se pare, pour moi d’une auréole. C’était le pays des vacances. C’est en effet, au Seillon, commune de Montmaur-en-Diois, face à la montagne de Glandaz, qu’il venait chaque année se replonger dans les souvenirs familiers de son enfance, au confluent du Bez et de la Drôme, dans la propriété de son grand-père, le bon docteur Faure, qui exerça la médecine à Die jusqu’à sa mort en 1898.
Merci Loki pour ce joli dialogue fort bien écrit qui témoigne d’une culture forestière largement répandue dans la France rurale, savoir devenu rare aujourd’hui.
Dans le thé et la théière c’est le seul dé à coudre qui se vante de remonter au paléolithique. Et on a bel et bien retrouvé des aiguilles de cette époque, comme en témoigne cet article du Museum de Toulouse :
https://www.museum.toulouse.fr/-/aux-origines-de-la-couture-les-aiguilles-a-chas-du-paleolithique
On peut subodorer qu’il existait des dés à coudre dès cette époque comme le suggère ce même article vers la fin (paragraphe “Pas le seul élément de la trousse à couture”) en mentionnant un galet portant des traces de piquetage. Notre dé à coudre ne s’est donc pas vanté, et la théière peut aller se rhabiller ! 😉
Un dialogue délicieux pour une rencontre improbable !
Ah ! Ce que se disent entre elles les choses !
Oui, l’urinoir est le plus souvent en faïence alors que le dé et la théière ne jouent pas dans le même cour, ils s’autorisent quelquefois la porcelaine ! 🙂
Merci pour ce partage !
J’ai bien aimé le style délicat, vivant de ce texte-dialogue, très agréable à lire.